03.06.21 L’école aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation 1816-1940, un livre de Carole Reynaud-Paligot

L’historienne Carole Reynaud-Paligot est familière des études sur la « pensée raciale » en France, travaillées dans des publications passées telles que La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930). À la croisée de l’histoire de l’éducation et de l’histoire politique, elle propose dans ce nouvel ouvrage d’aborder les politiques scolaires menées dans l’Empire français au prisme de la racialisation, ou plus précisément des fondements racistes, différencialistes de la « mission civilisatrice », dont elle rappelle à juste titre qu’elle a été encore récemment utilisée pour défendre le rôle positif de la colonisation. Qu’entendait-on exactement par « civiliser », et selon quel projet éducatif ? L’ouvrage veut s’atteler, dans le temps du politique, à exposer ce projet dans ses nuances et dans la diversité des positions des acteurs, tout en affirmant la singularité transversale du contexte colonial dans lequel ne s’opposent pas seulement l’école du peuple et celle des notables, mais aussi et surtout une « différenciation ‘raciale’ » (p. 8).

Le regard ne privilégie pas uniquement les décideurs de ces politiques entre 1816 et 1940 : il veut faire de la place aux diverses formes de résistance dans la diversité des chemins empruntés.

Carole Reynaud-Paligot, L’Ecole aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation. 1816-1940, Champ Vallon, 2021.


Dans cet ouvrage organisé en sept chapitres, chaque partie met en évidence les débats et questionnements qui président aux politiques éducatives conduites dans des contextes variés, et met par ailleurs en évidence les circulations d’acteurs et de pratiques. Le cadre chronologique, rythmé par les changements de régime politique, organise le plan général. Les questions de la séparation scolaire déjà abordées dans une approche comparatiste par Antoine Léon ou plus spécifiquement pour l’Algérie par Kamel Kateb, sont pensées ici en termes de différenciation voire de ségrégation scolaire en contexte colonial, éclairées par des exemples choisis dans divers lieux de l’empire français et faisant la part belle au cas algérien.

Antoine Léon, Colonisation, enseignement et éducation, étude historique et comparative, Paris, L’Harmattan, 1991, Kamel Kateb, « Les séparations scolaires dans l’Algérie coloniale », Insaniyat, 2004, p. 65-100.

L’école au cœur du projet colonial

Le premier chapitre s’attache à montrer comment, pendant les régimes de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, la question éducative, préoccupation précoce, prend sa place dans des sociétés récemment conquises et comment ses contours se définissent au service du projet colonial. Dès l’ouverture d’une première école à Saint-Louis (Sénégal), l’instruction vise à accompagner les objectifs économiques de la colonisation, à contribuer à y associer la population locale, en souhaitant transformer profondément la société et en favorisant l’accès à une petite élite. Au Sénégal comme en Algérie, la « fusion des races » (p. 17) et l’éloignement des élèves de leur langue et culture d’origine sont le corollaire indispensable à la réussite économique. Quelques enfants de notables côtoient les fils de colons au collège d’Alger ou au collège de Saint Louis, à moins qu’ils ne séjournent en France, à Paris, Toulouse ou Lorient. L’apprentissage de la langue française est au cœur des préoccupations pédagogiques. L’accès à l’école est envisagé dès ces « premiers pas » selon le sous-titre du chapitre, en fonction de l’appartenance à une catégorie, plutôt sociale que raciale avant la Seconde République.

Expression fréquemment utilisée sous la IIIe République pour désigner le rapprochement des populations indispensable à la réalisation du projet colonial.

Le deuxième chapitre montre les continuités de cette politique scolaire durant la IIe République puis le régime de Napoléon III. L’auteure poursuit la réflexion sur le cas algérien, le Sénégal, et l’étend à l’Indochine : partout, l’objectif d’une « fusion des races » anime les décideurs en métropole autant que les gouverneurs généraux. Cela explique la multiplication des écoles arabes-françaises ou la création d’écoles pour les Annamites, toutes privilégiant l’accueil des enfants de notables que les autorités veulent attacher à la domination française et à l’apprentissage de sa langue. Le développement de ces structures s’accompagne d’une mise sous contrôle des établissements traditionnels, notamment en Algérie ou au Sénégal où l’islam inquiète. Les Gouverneurs Pelissier, puis Mac Mahon, soutenant les colons réticents à la « fusion », contribuèrent ensuite au déclin des écoles primaires arabes-françaises en confiant notamment leur financement aux communes réticentes à subventionner locaux et enseignants.

L’Algérie – laboratoire de l’école coloniale

C’est aux trente premières années de la IIIe République, marquée par une « régression du réseau scolaire » que le troisième chapitre est dévolu. L’auteure consacre près de la moitié de cette longue partie au cas algérien, considéré pour la politique scolaire coloniale comme une matrice, un véritable « laboratoire ». L’analyse fine met en évidence la pluralité des acteurs qui ont travaillé aux côtés de Jules Ferry et les orientations prises fondées sur la critique des écoles arabes-françaises jugées trop ambitieuses et exigeantes, à rebours des rapports élogieux des inspecteurs chargés de mission sur le terrain. Le motif racial vient justifier la préférence à l’instruction primaire pour des élèves algériens naturellement « indolents », au cerveau « non dégrossi » (p. 68), la Kabylie faisant exception. À l’inverse, les enfants de colons français mais aussi les étrangers d’origine européenne appartenant aux « races sœurs » (p.75), doivent avoir accès à une instruction similaire à celle pratiquée en métropole, respectueuse des lois Ferry, afin de « fondre dans la nationalité française l’élément étranger qui forme aujourd’hui la moitié de la population coloniale » (décret du 13 février 1883, p.75). La différenciation scolaire est en marche : inégalité devant la loi (l’obligation scolaire serait très assouplie pour les Algériens, le gouverneur général ayant la possibilité de sélectionner des communes où elles pourraient s’appliquer aux populations locales), projet de programmes spécifiques, certificat d’études spécial. On retrouve la même application de programmes spécifiques en Tunisie dans l’enseignement primaire et secondaire. Au Congo comme à Madagascar, un enseignement pratique et professionnel est favorisé.

De la différentiation raciale dans le système scolaire colonial

Le chapitre suivant couvre sensiblement le même cadre chronologique et replace la question scolaire dans les débats plus larges de l’assimilation et de l’accès aux droits, montrant ainsi que la scolarisation contribue à fabriquer et à distinguer au sein du territoire français et de la République, des citoyens et des sujets. La différenciation raciale fait consensus parmi les Ferrystes, comme chez les conservateurs. Ce qui les sépare semble relever du pouvoir accordé à l’école pour transformer des individus jugés inférieurs. Tandis que Paul Leroy Beaulieu ou Marcellin Berthelot défendent une possible assimilation dans la longue durée, Maurice Wahl et Gustave le Bon considèrent qu’elle est impossible. C’est finalement ce second courant qui domine, tenant à l’écart l’assimilation pour lui préférer l’association afin de « les porter [les indigènes] non pas dans notre civilisation mais dans la leur » (Waldeck-Roussau, p.147).

Le long chapitre 5 propose une approche territoriale des « oppositions entre colons et populations colonisées entre 1900 et 1918 ». Le cas algérien, premier dans cette analyse, met en évidence la pression exercée par les colons au sein des Délégations financières, véritable Parlement colonial, dans cette partie de l’empire ayant accédé à l’autonomie avec la fin du régime des rattachements en 1898. Les débats entre cette assemblée et les forces politiques métropolitaines portent invariablement sur l’accès à l’école pour les élèves dits indigènes et le budget à allouer à la construction de structures, à la formation des enseignants et à leur rémunération. Le bras de fer qui oppose les arguments de Charles Jeanmaire, recteur de l’académie d’Alger de 1884 à 1908, à la « vision algérienne » proposée par le projet du gouverneur général Charles Jonnart, donne à voir, dans le détail, les éléments de la discorde. Plus surprenant peut-être est le regard porté sur la scolarisation des enfants de colons naturalisés avec la loi de 1889, d’origine italienne ou encore espagnole, dont les besoins augmentent du fait du croît démographique et de la suppression des écoles congrégationnistes. « Francisation » nécessaire au fonctionnement de la colonie, réticences à l’accès à l’enseignement secondaire, les ressorts de la mission civilisatrice et de ses limites sont comparables à ceux qui concernent les enfants des populations colonisées même si, dans les faits, ces derniers ne seront pas ou très peu intégrés dans les classes des Français de plein droit. La différenciation joue aussi à plein sur l’accès à l’enseignement professionnel, mais aussi à l’enseignement supérieur.

Racialisme et résistances

Dans le chapitre six, les résistances aux différentes formes de différenciation scolaire sont abordées, dans les différents territoires de l’empire concernés. Dans les années 1920, l’approche différenciée de l’éducation domine toujours parmi les gouverneurs généraux et les cadres de l’éducation. La conception racialiste de la scolarisation s’enrichit dans cette partie de l’ouvrage du concept « d’hérédité raciale », défendu par George Hardy comme par Albert Sarraut, pour qui l’ « âme nationale a été lentement façonnée, modelée, pétrie », empreinte d’une « hérédité de lumière qui, aux colonies, se porte précisément au secours d’une hérédité de stagnation et de ténèbres » (p. 262). Cette représentation justifie la poursuite de scolarisations à plusieurs vitesses mais elle se heurte à la demande d’école exprimée par les familles autochtones et rencontre l’opposition de plus en plus affirmée des enseignants et des étudiants, organisés en associations, via le recours à la presse, à des mouvements de grève. Dans les années 1920, en AOF comme au Maroc, ils revendiquent la fin de la politique d’adaptation et d’une scolarisation inégalitaire en réclamant notamment l’équivalence des diplômes et particulièrement du baccalauréat, l’accès aux études secondaires et supérieures pour les garçons et pour les filles. Non satisfaites, elles nourrissent une émigration scolaire en direction des universités de la métropole.

L’ultime chapitre de l’ouvrage poursuit la réflexion amorcée dans le précédent sur le maintien d’un enseignement adapté, selon une idéologie nourrie par les études croissantes sur la psychologie des populations et la construction de savoirs ethnographiques sur l’enfant noir ou indochinois. La politique menée par le Front populaire n’introduit pas de changement remarquable, malgré le faible taux de scolarisation dénoncé en Algérie par Maurice Viollette, gouverneur général de l’Algérie de 1925 à 1927. Tandis que la majorité de la population scolarisable est partiellement prise en charge dans des écoles au rabais (écoles rurales, écoles à mi-temps), la surveillance policière suspecte les jeunes diplômés qui font entendre leurs souhaits de réformes et rejoignent parfois les mouvements nationalistes qui se développent à Madagascar comme en Tunisie dès la fin des années 1920.

L’auteure mène cette étude avec une grande minutie, proposant au lecteur de multiples exemples exposés avec un grand souci du détail et de la contextualisation. Le texte est émaillé de portraits de gouverneurs, de recteurs, de personnalités politiques, engagés dans des débats restitués avec précision, à l’appui de sources nombreuses qui laissent entrevoir la connaissance de multiples fonds d’archives. L’ouvrage place dans un panorama impérial décideurs et détracteurs, espaces scolaires et programmes d’enseignement, faisant émerger des constantes, des caractères majeurs qui constitueraient la grammaire d’une politique scolaire impériale. Des idées fortes, transversales, apparaissent en effet au fil de cette approche chronologique et constituent, par leur approche multi-située, des éléments structurants.

La catégorisation des élèves selon leur origine apparaît ainsi comme une pratique transversale qui conduit à nuancer la segmentation traditionnelle des formes de domination coloniale. Dans les colonies de peuplement comme dans les protectorats, le droit différencié à l’éducation est une constante. Au Sénégal comme en Indochine, la question de l’accès à l’école conduit à fractionner les élèves en sous-groupes définis selon l’origine, la religion, le statut social, selon une discrimination que l’on pourrait qualifier d’intersectionnelle.

Par-delà les territoires, le différencialisme fait consensus, isolant les quelques voix opposantes et mettant en lumière la part du terrain et de l’expérimentation, dans une histoire qui contribue, comme annoncé en introduction, à aborder l’État colonial « autrement que par les pouvoirs disciplinaires de contrôle, de répression et de violence » (p. 8). La limitation de l’instruction au niveau primaire, le choix pour le plus grand nombre d’un enseignement professionnel précoce ou encore l’usage de manuels scolaires aux contenus appauvris constituent les caractères essentiels d’une scolarisation de seconde catégorie pour une population qu’il faut instruire, mais pas trop, destinée à « transformer les barbares d’hier en disciples et en auxiliaires » (W. Merleau-Ponty p. 206)

La circulation des acteurs au sein de l’empire, maintes fois évoquée et incarnée par les trajectoires professionnelles des administrateurs et gouverneurs, explique en partie cette préoccupation permanente, par-delà les changements de régime et les appartenances politiques.
L’exposé des débats met également en évidence le lien étroit entre le développement de structures scolaires et les choix budgétaires : l’ouverture des écoles et des classes pour les populations colonisées n’est pas une priorité pour les élus colons des délégations financières comme pour les défenseurs du développement des écoles rurales. L’octroi au compte-goutte des bourses malgré les revendications croissantes des familles est un autre moyen d’empêcher l’accès à la scolarisation.

Quelques réserves viennent néanmoins nuancer la portée de cet ouvrage. La description fine alternant les exemples variés en divers lieux de l’Empire selon une chronologie serrée nécessite de la part du lecteur attention et vigilance, au risque parfois d’une forme de lassitude face à l’accumulation de faits dont certains se répètent dans les différents chapitres. On souhaiterait ainsi mettre à distance le récit des débats et des stratégies envisagées pour voir émerger quelques traits saillants de l’analyse, quelque peu dilués dans l’exposé des multiples projets qui ont ponctué les politiques éducatives, et ce malgré les conclusions intermédiaires. Par ailleurs, les résistances à cette approche racialisée de la scolarisation occupent une place réduite dans l’étude. Si les sources manquent incontestablement pour donner de la voix aux étudiants ou aux parents d’élèves, l’exploitation de la presse ou de bulletins d’associations étudiantes aurait permis d’envisager ces acteurs au plus près. La présence d’une bibliographie et d’un état des sources mobilisées aurait été par ailleurs d’une grande utilité pour le lecteur.

L’ouvrage de Carole Reynaud-Paligot n’en demeure pas moins un ouvrage important dans le champ de l’histoire de l’éducation. En éclairant finement les circulations des acteurs et des pratiques, il propose ainsi une lecture impériale de la question scolaire. La fabrique des politiques scolaires y apparaît comme un observatoire privilégié des rapports de force entre État métropolitain et État colonial, vecteurs des perceptions de l’éducation et de l’altérité.

Cette expression très utilisée dans le discours républicain distingue les étrangers européens – espagnols, italiens, maltais – considérés comme assimilables, des « indigènes » qui ne le seraient pas.

Pour citer cet article

Christine Mussard, « L’école aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation 1816-1940, un livre de Carole Reynaud-Paligot », RevueAlarmer, mis en ligne le 3 juin 2021, https://revue.alarmer.org/lecole-aux-colonies-entre-mission-civilisatrice-et-racialisation-1816-1940-un-livre-de-carole-reynaud-paligot/

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