11.01.21 Bernard Lazare, critique de la servitude volontaire

Je suis juif…
Il y a d’ailleurs, en ce moment
trop d’ignominies et trop d’outrages
à recueillir sous ce nom,
pour que je ne réclame point publiquement
ma part de cet héritage.

Bernard Lazare, Le fumier de Job, Edition Circé, 1996, p. 23

Le vandalisme (des tombes) prouve que nous les Juifs, même lorsque nous sommes morts depuis longtemps, nous pouvons être vus par certains contemporains comme des êtres dont l’existence est une insulte.

Gunther Anders, Ma judéité, tr. fr., 1974, p. 12

Bernard Lazare, Juif assimilé né à Nîmes en 1865 , partageait avec Pierre-Joseph Proudhon et une partie des anarchistes et du mouvement ouvrier son hostilité à l’égard des capitalistes juifs . Il combattait aussi à sa manière l’antisémitisme de son temps, comme le montrent ses premiers articles dans la presse, et surtout son livre L’antisémitisme, son histoire et ses causes, publié en réaction à La France Juive d’Edouard Drumont (1886) et au lancement, par ce dernier, en 1892, du journal La libre Parole, dont le sous-titre était « la France aux Français » : Lazare y dénonçait l’antijudaïsme des temps anciens, fondé sur une législation répressive, et l’antisémitisme de son époque, mais il accusait aussi « les Juifs » d’en être en partie responsables, soit en raison de leur exclusivisme politique et religieux (d’où son propre athéisme et sa foi en l’assimilation), soit en raison de leur part active dans le développement du capitalisme, source d’injustice sociale. Plaidant, selon ses termes, pour une transformation du Juif en israélite, il s’en prenait, avec une violence qui rappelle le Marx de la Question juive, aux Juifs riches, mais aussi aux pauvres immigrants, qui lui semblaient menacer l’assimilation.

Portrait de Bernard Lazare, Collection du MAHJ.

Après des études d’histoire sous la direction de l’abbé Louis Duchêne, Bernard Lazare devint critique littéraire et journaliste, et soutint la cause anarchiste sans toutefois légitimer l’action directe et la violence prônées par le mouvement : lui-même se définissait plutôt comme révolutionnaire et internationaliste.

Sur cet antisémitisme, voir l’analyse de Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche : histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, édition revue et augmentée, 2011.

Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, Paris, Léon Chailley, 1894 (= Paris, La Différence, 1982). Rappelons qu’en 1898, Drumont fut élu député d’Alger, dirigea à la Chambre le « groupe antisémite » et milita pour l’abolition du décret Crémieux qui avait donné la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie.

Une idée partagée par de nombreux assimilationnistes comme le rappelle Zygmunt Bauman, « Visas de sortie et billets d’entrée », dans TumultesLe paria, une figure de la modernité, sous la direction de M. Leibovici et E. Varikas,  n.21-22, novembre 2003, p. 275-317:  p.290. 

Ce langage de l’époque, auxquels bien d’autres membres de l’intelligentsia juive adhérèrent par désir de se fondre dans la société environnante, explique en partie la récupération et l’instrumentalisation du livre de Lazare par les antisémites et l’extrême-droite, jusqu’à nos jours . Il importe donc de rappeler encore aujourd’hui que Lazare revint très vite sur ses formules et ses idées , et même révisa très radicalement ses positions à partir de l’affaire Dreyfus. Devant le déchaînement des antisémites, il s’engagea de toutes ses forces dans la bataille en tant que Juif, mettant en jeu sa carrière et sa réputation. Il fut le premier, et au début le seul, à comprendre et à dénoncer, dès juin 1895, avec une rare lucidité l’antisémitisme à l’œuvre dans la dégradation de Dreyfus. Puis, fin 1896, le premier à « accuser », quinze mois avant Zola, les ministères, la presse et l’État-major :

Quant à moi, j’accuse le général Mercier, ancien ministre de la guerre d’avoir manqué à tous ses devoirs, je l’accuse d’avoir égaré l’opinion publique, je l’accuse d’avoir fait mener dans la presse une campagne de calomnies inexplicables contre le capitaine Dreyfus, je l’accuse d’avoir menti. J’accuse les collègues du général Mercier, de ne pas avoir empêché cette iniquité, je les accuse d’avoir aidé le ministre de la Guerre à entraver la défense, je les accuse de n’avoir rien fait pour sauver un homme qu’ils savaient innocent.


En témoigne l’intérêt d’Alain Soral pour cet ouvrage de Lazare, republié par sa maison d’édition Kontre Kulture en 2011. La « récupération » de Lazare a commencé dès la publication de son livre L’antisémitisme, par ses adversaires, Drumont en tête.

Contre l’antisémitisme, articles parus dans Le Voltaire en 1896 (notamment Réponse à M. Drumont, dans La question juive, Paris, Allia, 2012, p. 105).

 Fonds Lazare de l’Alliance Israélite Universelle (Ms 522), feuillet 22, intitulé Conclusion. Voir le texte de Philippe Oriol ici.

À partir de cette époque, Lazare ne cessa jamais son combat pour la liberté, et prenant conscience de l’échec massif de l’assimilation, cette stratégie « d’adaptation individuelle à l’ordre social » , il élabora une réflexion absolument révolutionnaire sur la question juive, à travers les trois termes qui la résument au XIXe siècle et dont il proposa une analyse critique : émancipation, antisémitisme, sionisme.

L’émancipation définit l’égalité civile accordée aux Juifs en tant qu’individus par la plupart des nations européennes, par la France d’abord sous la Révolution, puis ailleurs tout au long du XIXe siècle, et en 1917 par la Russie, et après le traité de Versailles par l’empire des Habsbourg. Pour Lazare, cette émancipation n’avait pas tenu ses promesses puisque les assimilés restaient maintenus dans un nouveau ghetto. L’antisémitisme est la haine sociale, économique ou religieuse des Juifs, mais Lazare comprit que cette haine de l’autre concernait l’humanité tout entière. Le sionisme, enfin, version séculière d’un messianisme plus ancien, traduisait l’aspiration de Juifs à former un État séparé, avec son territoire et son peuple, pour intégrer le réseau des États-nations : pour Lazare, cette idée ne pouvait être mise en œuvre sans un préalable indispensable, à savoir l’auto-émancipation des peuples.

La réflexion de Lazare tournait ainsi autour de trois grandes questions : pourquoi l’émancipation n’a-t-elle pas freiné l’antisémitisme ? Quelles réponses politiques autres que territoriales peuvent être élaborées pour sortir les Juifs de l’aliénation et de la discrimination dont ils font l’objet ? Et finalement, qu’est-ce qu’être juif ? Ses réponses sont encore aujourd’hui d’une grande actualité aussi bien pour dénoncer l’antisémitisme et le racisme, que pour réfléchir aux moyens de l’émancipation politique, question qui est au cœur des mouvements sociaux de notre temps.  

La révision des analyses : le second Lazare

À partir de l’affaire Dreyfus qui éclata à l’automne 1894, juste après la publication de son livre, Lazare plaça l’antisémitisme au cœur de la lutte politique, comme dans cet article de 1895 où il s’en prit à l’une des thèses de Drumont, selon laquelle la question sociale ne pouvait être réglée que par l’anéantissement de la « puissance juive » (il ne précisait pas ce que ces mots signifiaient) . Le texte se présentait comme une lettre dans laquelle « Jacques » expliquait à son ami « Jean Mouton », qui portait bien son nom, en quoi l’argument était fallacieux :

À côté des antisémites catholiques et protestants qui te disent que le Juif est dangereux parce qu’il est antichrétien, il y a les antisémites patriotes. Ceux-là t’annoncent gravement que la France est la reine des nations, que tous les autres peuples lui sont inférieurs, que de cette divinité nationale il ne peut rien sortir de mauvais. Si donc le mal existe en France, la faute en est aux étrangers qui corrompent les nobles Gaulois (?), et naturellement aux Juifs. C’est une conception de vaniteux bébête, que le chauvin français partage avec le chauvin allemand, avec le chauvin italien, avec tous les chauvins […] Méfie-toi de cet égoïsme patriotique, de ce protectionnisme national, il te coûtera cher un jour, c’est avec ça qu’on te tirera le meilleur de ton sang. Méfie-toi des pseudo-socialistes qui te déclarent que si tes salaires sont bas, la faute en est aux ouvriers étrangers et aux Juifs et que tu seras plus heureux quand tu auras chassé les uns et les autres. Comme le bourgeois rirait s’il pouvait te pousser contre tes frères de misère, contre tes compagnons de chaîne et préserver ainsi sa peau. » et plus loin : « L’antisémitisme, crois-moi, c’est le paratonnerre de la bourgeoisie capitaliste. (…)»

« Antisémitisme et révolution », Les lettres prolétariennes, 1, 1895 (p. 85-86) ; voir aussi « Juifs et antisémites », L’Événement, 23 décembre 1892 (p.56).

Zygmunt Bauman, Op. cit., p.301.

Bernard Lazare,« Antisémitisme et révolution », Les lettres prolétariennes, 1, 1895 (p. 85-86 ; p.87). Le texte de Bernard Lazare, qui démontait tous les stéréotypes négatifs sur les Juifs fut le premier et seul numéro de cette revue. Voir aussi « Juifs et antisémites », L’Événement, 23 décembre 1892 (p.56).

Gallica/BNF

L’antisémitisme est analysé comme l’instrument de domination des temps modernes : les antisémites, y compris socialistes, trompent le peuple en désignant les Juifs comme de grands bourgeois responsables de sa misère, ils en font des boucs émissaires pour le détourner de la révolte, alors que, parmi les Juifs d’Europe, les riches ne forment qu’une minorité, la majorité étant constituée d’un « immense prolétariat » : tel était le cas par exemple en Galicie, en Russie, à Londres,

aux États Unis où deux cent mille Juifs croupissent à New York dans une indescriptible misère ; en Algérie , en Roumanie, où les Juifs sont soumis au régime que vous connaissez, régime exclusif de toute liberté. Partout les Juifs sont divisés en une minorité bourgeoise possédante et une majorité prolétarienne.

« Le nationalisme juif », publication du Kadimah, no 1, Paris, Stock, 1898 (p. 143).

Sur la situation des Juifs en Algérie, et plus généralement en Afrique du Nord à cette époque, voir André Chouraqui, Histoire des Juifs en Afrique du Nord, tome II, Paris, Editions du Rocher, 1998, chapitre 14.

Une double conclusion s’imposa vite : ce prolétariat juif devait s’unir aux autres prolétaires car — c’était là l’un des points essentiels de sa révision révision la question juive n’était qu’une partie de la question sociale. Quant à la grande bourgeoisie juive, c’est en tant que bourgeoisie qu’elle devait être l’objet de toutes les luttes : comme le dira plus tard Gunther Anders, les révolutionnaires juifs voyaient en effet « dans le monde capitaliste un second ghetto, un terrible et vaste ghetto d’injustices dont il fallait s’émanciper » .

Gunther Anders, Ma Judéité (tr. fr. 1974), Paris, Editions Fario, 2016, p. 22.

Or cette bourgeoisie juive était constituée de Juifs assimilés :  ce fut donc aussi sur la question de l’émancipation, que Lazare fit porter sa réflexion à partir de l’Affaire.

L’émancipation juridique, une promesse non tenue

Le terme émancipation, qui renvoie à l’idée romaine d’affranchissement par un maître de son esclave ou de libération par un père de sa tutelle sur son enfant, n’apparut qu’au milieu du XIXe s. Sous la Révolution, on parlait plutôt de « régénération », et ce projet concernait les Juifs en tant qu’individus selon la fameuse déclaration du comte de Clermont-Tonnerre.

Avant la Révolution française, selon une logique de l’Ancien régime, ce mouvement vers l’égalité civile, qui concernait à l’origine protestants et juifs, ne visait pas à la suppression des structures communautaires : les Juifs étaient en effet organisés en nations, et tous ne bénéficiaient pas de la même condition. Les deux décrets révolutionnaires reflètent de leur côté deux logiques : l’un, du 28 janvier 1790, concernait les seuls Juifs du midi et maintenaient leur statut de nation ; l’autre, du 27 septembre 1791, concernaient tous les Juifs de France, mais en tant qu’individus. Voir Jean-Marc Chouraqui, « Les communautés juives face au processus de l’Émancipation », Rives nord-méditerranéennes, 14 | 2003, 39-48.

Discours à l’Assemblée le 23 décembre 1789 : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus […]. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » La Révolution refusa en effet de donner un statut civil particulier aux Juifs, comme il y en eut ensuite pour les musulmans, alors que les Juifs d’Algérie étaient à leur tour émancipés par le décret Crémieux en 1870.

Dans ce moment, plusieurs logiques furent à l’œuvre : pour certains, tel l’Abbé Grégoire, la dégénérescence des Juifs relevant à la fois de leur faute et de celle des chrétiens, ils pouvaient être régénérés, c’est-à-dire réformés – position qui en soi était très radicale car nombreux pensaient que les Juifs ne pouvaient l’être ; pour d’autres (ce fut le point de vue des Juifs assimilés), l’égalité juridique et politique devait leur laisser la possibilité de pratiquer leur culte tout en les libérant des structures communautaires et du pouvoir des rabbins locaux. Tel fut aussi le projet de Napoléon en 1806 avec la création du Consistoire, qui rattachait les Juifs à une institution plus vaste que la synagogue locale et supprimait leur statut corporatif. C’était ainsi une définition religieuse du judaïsme qui l’emportait, avec cette idée nouvelle que l’État ne devait pas s’occuper de la religion de ses citoyens (comme l’affirmait encore Clermont-Tonnerre) mais devait être garant d’un système moral autonome – ce qui est la source de la laïcité à la française.

Proposition faite dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, réponse à un concours lancé en 1785 par la Société royale des Sciences et des Arts de l’Académie Metz : Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France ? Voir désormais Rita Hermon-Belot, L’Abbé Grégoire : la politique et la vérité. Préface de M. Ozouf, Paris, 2000.

Sur la notion de régénération, voir Alyssa Goldstein Sepinwall, « Les paradoxes de la régénération révolutionnaire : le cas de l’Abbé Grégoire », Annales d’histoire de la Révolution française, 321, juil-sept. 2000, p. 69-90.

Shmuel Sandler, « De l’émancipation à l’indépendance : stratégies juives internationales à l’heure de l’État-nation », dans Shmuel Trigano éd., La société juive à travers l’histoire, Paris, Fayard, 1992, volume III, p.463-480 : p. 465. Sur l’ensemble des décrets de Napoléon 1er et sur celui de 1808 créant des discriminations à l’égard notamment des Juifs d’Alsace (d’où son nom de « décret infâme »), voir Simon Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 161-164.

Paul Thibaud, « La question juive et la crise française », Le Débat, 131, 2004/4, p.35-53 : p. 37.

Pour Lazare, cette émancipation juridique fut un triple piège. Tout d’abord, la promesse de l’égalité juridique était un don fallacieux car ce n’était qu’une restitution de ce que les Juifs devaient posséder en tant qu’hommes. Robespierre aussi avait dénoncé « l’hypocrisie » de ces décrets d’émancipation qui ne faisaient que rendre aux Juifs « les droits imprescriptibles de l’homme dont aucune puissance humaine ne pouvait les dépouiller ».

Discours à l’Assemblée, le 23 décembre 1789.

Plus important encore, dans les faits, l’émancipation n’avait ni créé l’égalité (la loi civile restait injuste) ni fait disparaître l’antisémitisme.

Les Juifs étaient donc restés, selon ses termes, des « parias », c’est-à-dire des opprimés, des exclus, dans tous les milieux, l’université, le monde du travail, la vie intellectuelle, etc. : les Juifs, écrit Lazare en 1899, « furent dans la civilisation chrétienne les parias par excellence» ; puis en 1901 : « émancipé ou non, [le Juif] servira toujours de bouc émissaire aux nations chrétiennes » . Aux yeux des antisémites, les Juifs apparaissaient ainsi comme des éléments irréductibles à l’unité de l’humanité, ou de la société – un reste en quelque sorte « intraitable ».

Le terme paria, introduit en Occident par les Portugais pour désigner l’une des castes en Inde, avait été utilisé de manière critique dès la fin du XVIIIe siècle, par exemple dans la nouvelle La chaumière indienne de Bernardin de Saint Pierre, parue en 1791 qui exaltait la bonté du paria indien . Mais, lorsqu’avec la Révolution, triompha l’idée d’une unité de l’humanité et de l’universalité des droits, le terme se répandit dans la littérature et l’opéra européens pour désigner toutes sortes d’exclus (femmes, Juifs, Noirs) . Ce furent en revanche principalement les intellectuels juifs de l’époque de l’émancipation en Allemagne qui appliquèrent la notion de « peuple paria » aux Juifs . Lazare reprit donc à son tour ce thème du peuple exclu, rendu responsable de tous les maux, persécuté, mis à l’écart de l’humanité — un thème qui le tourmentait et auquel il revint constamment dans ses écrits d’après l’Affaire, jusqu’à son dernier texte, Le fumier de Job : « Je suis Juif ; qu’est-ce donc ? Je ne suis plus homme parce que je suis Juif ? »

Selon Martine Leibovici, c’est la conscience de cette injustice qui explique l’anarchisme de Lazare, et c’est cet anarchisme qui explique son revirement (« Critique de l’Émancipation. Pour une judéité hétérodoxe (Bernard Lazare et Hannah Arendt », in Le Cahier (Collège international de Philosophie), n 6, 1988, p. 193-196). Mais son engagement dans l’anarchisme est antérieur à l’affaire Dreyfus, qui, selon moi, reste déterminante dans son évolution.

« Le prolétariat juif devant l’antisémitisme », Le Flambeau, janvier 1899 (p.126).

« Le Nationalisme et l’émancipation juive », L’écho sioniste, no. 9-10, mars-avril-mai, 1901 (p.158).

« Tant qu’ils subsisteront, il faut qu’ils se résignent à être considérés par les indulgents comme des hôtes, et par les patriotes farouches comme des ennemis » (« La nationalité française et les Juifs », Le Figaro, 27 décembre 1893 [p.69]).

Pour l’histoire du mot, voir Eleni Varikas, « La figure du paria, une exception qui confirme la règle », Tumultes. Le paria, une figure de la modernité, sous la direction de M. Leibovici et E. Varikas, n.21-22,  novembre 2003, p. 87-105.

Ibid., p.90-93.

Freddy Raphaël, « Peuples et communautés de parias, chez Max Weber et Norbert Elias », dans Tumultes, n. 21-22. Le paria, une figure de la modernité, sous la direction de M. Leibovici et E. Varikas, Paris, 2003, p. 35-56 : p. 43 n.15 ; E. Varikas, art.cit., p. 93.

Le fumier de Job fut publié longtemps après sa mort, en 1928. La référence est donnée ici dans l’édition Circé, Paris, 1996, p. 23.

De ces parias, pauvres Juifs de la tradition, Lazare distinguait désormais les « parvenus » . Le mot était d’un usage ancien pour désigner de manière péjorative celui qui entrait dans une condition sociale supérieure, et donc s’enrichissait par des moyens autres que l’honneur (tel était le cas de Jacob dans Le paysan parvenu chez Marivaux, ou de Rastignac chez Balzac). « Il est rare qu’on parvienne par des voies honnêtes ; il est plus rare encore qu’un parvenu soit un homme traitable », lit-on dans l’Enclyclopédie de Diderot et D’Alembert. Mais Lazare fut, semble-t-il, le premier à l’appliquer aux riches Juifs assimilés d’Europe, qui cherchaient en vain, sans y parvenir pourrait-on dire, à se fondre dans la société française, à faire oublier leurs ancêtres — comme l’avaient tenté également les « affranchis », ces émancipés de l’antiquité, et comme il l’avait tenté lui-même.

« Le nationalisme juif », cité note 12 (p.139).

Tome XII, p. 108, sv. parvenir.

Refusant l’alternative « paria ou parvenu », qui représentaient finalement deux formes de soumission volontaire, Lazare appelait ses contemporains juifs à devenir au contraire des « parias conscients » : cela signifiait assumer de manière critique leur passé d’exclus, mais refuser la « double servitude » à l’égard des non-Juifs et à l’égard des Juifs riches et assimilés. Une proposition qui explique sa position originale dans le mouvement sioniste. 

L’auto-émancipation et le sionisme

Sioniste, Lazare l’était mais pas comme son ami Herzl. Le sionisme ne pouvait se réaliser, selon lui, que si les Juifs se libéraient d’abord de toute aliénation. Dans une lettre de 1901 à Chaïm Weizman, qui sera le premier président d’Israël, il écrit : 

Je suis convaincu que la tâche essentielle est avant tout de libérer le peuple juif, mais surtout de le libérer des entraves intérieures. Avant de donner un sol à un peuple, il faut faire de ce peuple un peuple libre. Le jour où j’ai vu au congrès de Bâle le troupeau des rabbins galiciens, j’ai compris que le sionisme herzliste ne donnerait pas encore aux Juifs l’essentielle liberté. Conduire un troupeau d’esclaves en Palestine n’est pas une solution de la question. La seule façon dont ce troupeau accepte dès aujourd’hui de se laisser guider par un état-major gouvernemental qui use de toutes les tromperies des gouvernements et des états-majors prouve que l’œuvre à faire est une œuvre d’éducation. Il faut apprendre aux Juifs à penser, il faut les arracher aux superstitions ritualistes et talmudiques, il faut renouer pour eux la chaîne des penseurs rationalistes que le judaïsme a produits, il faut leur montrer que le fond même du judaïsme est la pensée rationnelle. Il faut extirper de leur cerveau toute la fausse croyance juive plus les préjugés chrétiens dont se sont encombrés ceux d’entre eux qui ont échappé au rabbinisme déprimant. Pour faire une tâche pareille point n’est besoin de Congrès. Ce ne sont plus des réunions où l’on parle qui sont nécessaires mais des groupements où l’on agira et c’est dans les centres juifs, en Galicie et en Russie que ces groupements doivent se former et ce n’est surtout pas un étroit sentiment nationaliste qui doit les guider. Israël cosmopolite a souffert en tout temps de l’exclusivisme, du protectionnisme et du nationalisme ; il doit s’en garder et aider s’il le peut le monde à se débarrasser de ce fléau. Culture juive ne doit donc pas signifier culture propre à développer ou à exaspérer des sentiments de chauvinisme, bien au contraire, cela doit signifier culture propre à développer des tendances juives qui sont des tendances humaines dans le plus haut sens de ce mot. Que partout donc où je le dis, de pareils groupes s’organisent et que partout où il existe soit organisé le prolétariat juif en tant que prolétariat autonome. C’est là me semble-t-il bien imparfaitement indiquée l’œuvre que les « jeunes sionistes » devraient entreprendre. Ils ne l’entreprendront utilement qu’en rompant avec le sionisme politico-diplomatique, capitaliste et bourgeois qui occupe la scène et fera des Juifs la risée de tous s’il ne les conduit pas à la catastrophe.

Lettre du 24 juin 1901.

La libération des Juifs en effet ne pouvait passer ni par l’émancipation juridique, par laquelle les parvenus devenaient tels que les antisémites le voulaient ; ni par l’acquisition d’un territoire sur lequel l’oppression capitaliste se reproduirait, mais par la révolution au sein même du peuple juif. L’auto-émancipation devait s’accomplir à la fois contre les antisémites, le pouvoir rabbinique et les Juifs parvenus. Tout paria qui refusait de se rebeller, qui mendiait, par exemple, ou acceptait la philanthropie des parvenus, perdait sa liberté et sa dignité. Tel était le projet politique du « paria conscient » : réactiver le germe révolutionnaire de l’histoire juive, reprendre en main son destin, seule condition pour constituer un peuple libre.

Ibid.

Les antisémites reprochent aux Juifs d’être des révolutionnaires. Travaillons à mériter ce reproche. Soyons parmi les premiers de ceux qui revendiquent les libertés humaines, parmi les premiers d’entre ceux qui demandent le règne de la justice et de l’égalité.
Nous sommes les plus vieux des persécutés, ne l’oublions pas. Depuis dix-neuf cents ans le vent des haines et des colères nous a roulés de l’Orient à l’Occident, et il semble qu’aujourd’hui encore il nous veuille entraîner de l’Occident à l’Orient. Dans nos longs voyages, Ahasvérus [le Juif errant] courbé sus les coups, sous les insultes, sous les crachats, nous avons perdu nos vertus premières. Nous étions un peuple de révoltés, la nation à la nuque dure, celle qui se pliait à peine sous la colère de son Dieu. Nous sommes devenus un troupeau de résignés. Il nous faut retrouver notre énergie d’antan. Il faut travailler à nous libérer nous-mêmes et ainsi nous aiderons à libérer les autres. Il nous faut revivre comme peuple, c’est-à-dire comme collectivité libre, mais à la condition que cette collectivité ne représente pas l’image des États capitalistes et oppresseurs au milieu desquels nous vivons.

« Le prolétariat juif », Le Flambeau, janvier 1899 (p. 137).

L’émancipation politique ne pouvait donc être que collective; et surtout elle ne pouvait être imposée d’en haut, à la différence de l’émancipation juridique concédée par les autorités politiques, du sionisme religieux qui attendait l’arrivée d’un Messie, ou du sionisme séculier et bourgeois promu par la seule élite.

Cette expérience de l’autonomie nécessitait aussi toute une éducation, pour développer une conscience critique des discriminations subies au cours de l’histoire, pour apprendre aux Juifs à penser hors du rabbinisme, et pour mettre en valeur leur universalisme. De même que la figure du paria permettait en effet de penser la condition de tout homme opprimé et exclu — tels les Arméniens de l’Empire ottoman —, de même celle du paria conscient représentait la condition de tout homme capable de se rebeller et de se libérer lui-même. Etre Juif ne se définissait pas par la religion, comme le pensaient les assimilés ; cela n’avait rien avoir avec la race, comme le soutenaient les antisémites : c’était reconnaître une communauté d’expériences historiques, ancrée dans le passé le plus lointain, mais à vocation universelle.

Bernard Lazare consacra toute sa vie une énergie infatigable à défendre ces idées, il y voua une passion continue, épuisante aussi, à la hauteur de l’enjeu (le combat contre l’injustice mais aussi sa position de Juif dans une République antisémite), mais sans commune mesure avec la solitude et le silence dans lequel il finit sa vie, en 1903, écarté de la scène politique par ses anciens amis, ni avec l’oubli dans lequel sombrèrent ensuite son nom et son œuvre.

A une grande exception près, Hannah Arendt qui reprit ses catégories d’analyse, les développant, les intégrant dans sa propre réflexion sur les origines du totalitarisme et sur le destin juif pendant la guerre.
La notion de « peuple paria », que Max Weber avait aussi appliquée au peuple juif pour désigner un peuple rituellement séparé et dépourvu d’autonomie politique , Hannah Arendt en fait à son tour un concept central, distinguant, dans un texte écrit en 1941, les parias juridiques, statut du peuple juif avant les lois et décrets d’émancipation, et les parias sociaux du XIXe siècle, « les Juifs qui n’appartenaient à aucune classe et qui n’avaient été prévus dans aucune couche de la société, qui se trouvaient, à titre individuel, extérieurs à la société » malgré la reconnaissance théorique de l’égalité politique .

Pour sortir de cette condition de paria social, écrivait-elle, «il y avait une échappatoire individuelle dont on a beaucoup parlé : on pouvait devenir un parvenu. » Une figure d’exception, qui, selon elle, avait marqué l’histoire juive de manière décisive. Tel avait été le cas du Juif de cour, dans la Prusse et l’Autriche des XVIIe et XVIIIe s., qui vivait « pour lui-même dans le monde irréel des transactions financières et de l’étroitesse de l’esprit de caste » , tel avait été aussi celui des intellectuels allemands, qui, à la même époque, avaient abandonné le judaïsme, ou encore celui des assimilés après l’émancipation, laquelle réduisit la condition juive à sa dimension religieuse et conduisit même parfois au baptême, « ce billet d’entrée dans la culture européenne » . En réalité, montrait-elle comme Lazare, les parvenus, qui avaient tenté d’imposer leur idéal à tout le peuple, avaient perdu sur tous les tableaux : ils étaient restés « différents des autres hommes au-dehors parce que Juifs, et différents des autres Juifs chez eux, en ce qu’ils étaient supérieurs aux ‘Juifs ordinaires’ » par leur réussite sociale et par le pouvoir qu’ils exerçaient sur eux à travers leur philanthropie.

On retrouve chez Hannah Arendt les mêmes mots, la même dénonciation, le même constat d’échec de l’assimilation. Et la même proposition selon laquelle seule la troisième voie, politique, des « parias conscients » pouvait servir de modèle. Par cette expression, empruntée explicitement à Lazare , elle désignait ces Juifs, peu nombreux, « qui ont essayé de s’en sortir sans toutes ces combines et astuces d’adaptation et d’assimilation », « mais seulement par l’engagement politique et la lutte pour l’honneur du peuple tout entier » . Assumer leur statut de paria tout en se rebellant contre l’injustice sociale et en luttant pour la liberté avait été leur manière à eux de prendre place comme membres du peuple juif et de l’humanité à la fois. Tel avait été, selon elle, le cas de Heinrich Heine, de Rahel Varnhagen, de Charlie Chaplin, de Franz Kafka, et de Bernard Lazare .

« Le nationalisme juif », cité note 12 (p.149).

Une position similaire chez Gershom Scholem : voir l’entretien paru dans les Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1980,35, p. 3-19 ; et surtout « Qui est Juif ? », Central Conference of American Rabbis Yearbook, 80 (1970), p. 134-139 = http://www.lyber-eclat.net/lyber/Scholem/scholem13.html

Voir Economie et société (1909), I, 1971, p.513 ; mais surtout Le judaïsme antique (Etudes de sociologie religieuse, t. III) (1917-18), tr. fr. Paris, Flammarion (Champs Classique 867), 2010. Hannah Arendt s’y réfère explicitement dans « La tradition cachée », publiée en 1948, et repris dans La tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Editions Christian Bourgois, 1993, p. 180.

La tradition cachée, op. cit., p.52-53.

Idem, p. 52. C’est moi qui souligne.

Heinrich Heine, cité par Hannah Arendt, idem, p.154.

Idem, p. 53.

Idem, p.53 et p.129.

Idem, p. 74, p. 182.

Idem, p.95.

Voir Martine Leibovici et Eleni Varikas, « Le paria, une figure de la modernité », Tumultes, n° 21-22, novembre 2003 ; et surtout Hannah Arendt, La tradition cachée. Le Juif comme paria (tr. fr. de textes écrits entre 1932 et 1948), Paris, Christian Bourgois, 1987.

La notion de paria conscient permettait à Hannah Arendt (comme à Lazare) « d’articuler l’existence juive et l’existence non juive, de les mettre en relation, alors même que leur histoire millénaire était celle d’une exclusion mutuelle ». Quant à Lazare, il n’était plus le combattant isolé qu’il avait été : il prenait place enfin dans une « tradition », que l’on pouvait dire « cachée » parce qu’elle n’était constituée que d’individus uniques dont les deux points communs avaient été leur rébellion, en tant que Juifs, contre toute forme de soumission, et leur insertion, poétique ou politique, en tant que Juifs, dans les sociétés européennes.

Martine Leibovici, « Le paria chez Hannah Arendt », in Ontologie et politique, Paris, 1989, p. 203.

Pour en savoir plus

  • BIRNBAUM, Pierre, « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? »Le concours de l’Académie de Metz, 1787, Seuil, Paris, 2017.
  • BREDIN Jean-Denis, Bernard Lazare, de l’anarchiste au prophète, Paris, De Fallois, 1992
  • DREYFUS Michel, L’antisémitisme à gauche : histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, édition revue et augmentée, 2011
  • JOLY Laurent, « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 3, 2007 (n°54-3), p.63-90.
  • LAZARE Bernard, La question juive, Allia, 2012
  • ORIOL Philippe, Bernard Lazare, Paris, Honoré Champion, 2003.
  • WILSON Nelly, Bernard Lazare (Antisemitism and The Problem of Jewish Identity In Late Nineteenth Century France), Cambridge University Press, 1978.

Pour citer cet article

Claudia Moatti, « Bernard Lazare : critique de la servitude volontaire », RevueAlarmer, mis en ligne le 11 janvier 2021, https://revue.alarmer.org/bernard-lazare-critique-de-la-servitude-volontaire/

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