22.04.24 De Rosa Parks au Black Power : Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, un livre d’Olivier Mahéo

Le 28 août 1963, 250 000 personnes venues protester contre la ségrégation raciale se réunissaient autour de la figure du révérend Martin Luther King Jr. Six décennies plus tard, la commémoration de cette marche rassemblait plusieurs dizaines de milliers de personnes au même endroit pour célébrer ce moment de l’histoire des mobilisations en faveur des droits civiques. Deux personnalités politiques noires importantes, la vice-présidente des États-Unis Kamala Harris et l’ancien président Barack Obama sont, à cette occasion, intervenues publiquement rappelant l’importance qu’avait eu cette journée et notamment le fameux discours du Dr King « I have a dream » dans les luttes qui ont mené à la reconnaissance des droits civiques de 1964 et 1965. Deux lois successivement adoptées ont permis de mettre un terme à la ségrégation dans le Sud puis de garantir le droit de vote des électeurs et des électrices noires.

À rebours du récit dominant

C’est dans ce contexte qu’est publié l’ouvrage de l’historien Oliver Mahéo De Rosa Parks au Black Power, Une histoire populaire des mouvements noirs. 1945-1970. L’auteur entend, dans son livre, battre en brèche plusieurs idées reçues. D’une part, il remet en cause l’image d’un mouvement des droits civiques uni autour de la stratégie de la non-violence et de l’autre celle d’une mobilisation pour les droits civiques qui démarrerait avec l’arrêt de la Cour Suprême Brown v. Board en 1954 et se terminerait, onze ans plus tard, par l’adoption des lois citées précédemment. Il s’oppose à une vision consensuelle et censément pacifiée du mouvement qui « confort[e] un récit national apaisé » (p. 23) où les luttes noires sont réduites à un combat pour l’obtention des droits civiques prenant place exclusivement dans le Sud et aboutissant à une victoire législative par la seule force de quelques figures charismatiques capables d’entraîner les foules noires, et une partie des Blancs derrière elles.

En réalité, loin d’être monolithique, la mobilisation fut traversée par des tensions et des conflits. L’ignorer reviendrait, nous montre Olivier Mahéo, à occulter des éléments pourtant cruciaux dans l’histoire des luttes africaines-américaines dans la seconde moitié du XXe siècle, soit : le ralliement de militantes et militants noirs à la gauche américaine, le rôle des femmes au sein des mobilisations (préfigurant la naissance formelle du féminisme noir dans les années 1970) et enfin les interactions entre les courants politiques qui ont façonné les mouvements noirs, souvent réduits à une opposition entre réformistes gradualistes (tels que la National Association for the Advancement of Colored People – NAACP) et nationalistes révolutionnaires (à l’instar des Black Panthers). L’auteur propose une histoire par le bas à partir « [d]es récits vaincus, les voix discordantes » (p. 24) dont l’exploration donne à voir à la fois divisions et luttes internes, mais aussi les processus de production du consensus, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement, qui ont in fine contribué à masquer les dissensions et les courants marginaux en son sein.

L’entreprise d’Olivier Mahéo a nécessité une prise de distance par rapport aux récits historiques dominants tels qu’ils sont mis en avant dans la trilogie de Taylor Branch ou le documentaire Eyes On the Prize avec surtout quelques figures de prou du mouvement. Pour ce faire, l’historien se focalise sur les écrits des militants et militantes de cette mobilisation : il analyse leurs autobiographies, des témoignages oraux provenus de fonds d’archives, des lettres et journaux intimes. Ce travail de recherche s’inscrit aussi dans le tournant biographique initié en France par les sciences sociales depuis les travaux de Daniel Bertaux dans les années 1970. Il s’agit de faire déborder la dimension individuelle de la biographie en la replaçant dans son contexte historique et en analysant les liens entre histoire et parcours de vie. Ces sources permettent à l’auteur de montrer l’agentivité des acteurs et actrices (p. 35) et de révéler des paroles minorées comme celles des femmes ou de la classe ouvrière. À cela s’ajoute l’analyse de nombreuses photographies qui ont été un vecteur essentiel de représentation et de mise en mémoire du mouvement des droits civiques.

L’ouvrage d’Olivier Mahéo s’inscrit dans la lignée des travaux cherchant à étudier le mouvement de libération noire américain dans le temps long : plutôt que de prendre pour point de départ l’année 1954, l’historien choisit de faire démarrer son récit en 1945. La période d’après-guerre est présentée comme centrale dans la constitution de ce qu’allait devenir le mouvement des droits civiques : une lutte pour les droits individuels des personnes noires aux États-Unis. Dans le contexte de la guerre froide, la répression que subissent les institutions de gauche (syndicats, groupes et partis politiques) de la part des autorités gouvernementales (et notamment du House Committee on Un-American Activity ou HUAC) fait disparaitre au sein des organisations politiques la question de la lutte des classes – alors même que de nombreux militants et militantes noires s’en étaient emparés dans les années 1930 (chapitre 1). C’est une période où Africains-Américains et Africaines-Américaines rejoignent le parti communiste (CPUSA) et militent dans des groupes noirs qui en sont issus ou au sein d’organisations syndicales.

Il est appréciable que cette évolution depuis les revendications de la gauche radicale vers le consensus libéral d’après-guerre soit illustrée par la trajectoire de différents militants et militantes : Hosea Hudson, Harry Haywood (chapitre 2) et Esther Cooper (chapitre 3). Toute affiliation au parti communiste devenant suspecte, ces individus voient leur militantisme transformé : refusant de renier son appartenance au parti, Hudson est contraint de quitter son syndicat et Haywood est, quant à lui, contraint de quitter le parti puis de s’exiler au Mexique. Cooper œuvrait, quant à elle, au sein du Southern Negro Youth Congress (SNYC) pour éveiller les consciences politiques dans le Sud et mener différentes actions militantes (inscriptions sur listes électorales, lutte contre la ségrégation), mais l’organisation perd ses soutiens à partir de 1947 et ne peut plus fonctionner. En outre, son mari est recherché par le FBI et elle est elle-même obligée de modérer son discours pour protéger sa famille. L’analyse de genre montre ainsi que les femmes sont contraintes à l’autocensure, à une époque où se renforcent les normes de genre à travers lesquelles le féminin se doit d’être modéré et respectable. Le consensus d’après-guerre est ainsi produit par le contexte politique extérieur au mouvement (l’anticommunisme) et intérieur (l’autocensure des militants et militantes inquiètes des représailles de la part des autorités).

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au rôle et à la place des femmes, largement passées au second plan au sein du « mouvement ». Comme le montre Olivier Mahéo, les grandes organisations telles que la NAACP et la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) notamment, ont un fonctionnement sexiste : les femmes y sont reléguées à des tâches administratives jamais valorisées alors qu’elles sont fondamentales. On leur laisse volontiers les activités liées à l’éducation et la formation tout en leur demandant de jouer le rôle de militantes relais entre les organisations nationales et leurs branches locales. Pourtant, elles n’ont pas accès aux postes de leadership, la parole ne leur est pas donnée en public et elles ne parlent quasiment pas aux médias. Le parcours d’Ella Baker (chapitre 4) illustre parfaitement ces dynamiques : bien que centrale dans la transformation de la NAACP en organisation de masse et responsable de la fondation de la SCLC, elle claque la porte des deux organisations à cause du traitement fait aux femmes. Elle rejette, en outre, les deux institutions organisées autour de leaders masculins charismatiques, et préfère former des militants sur le terrain et au niveau local, dans le Sud notamment. La trajectoire d’Ella Baker permet à Olivier Mahéo de montrer ainsi une autre stratégie d’organisation qui valorise le travail des femmes et nous pousse à remettre en question la manière dont les leaders sont perçus comme les moteurs principaux du mouvement.

Au-delà des images iconiques

L’analyse des photographies du mouvement (chapitre 5) révèle un même effacement du rôle et de la fonction des femmes noires dans les luttes. L’image iconique de Rosa Parks dans le bus de Montgomery ou celle d’Elizabeth Eckford se rendant au lycée de Little Rock en 1957 placent les femmes noires dans le rôle de martyres. Une partie de la stratégie de mouvements militant dans le Sud consiste, en effet, à mettre en scène la violence des Blancs envers les Africains-Américains et les Africaines-Américaines : des femmes respectables comme Rosa Parks ou Elizabeth Eckford sont ainsi montrées comme subissant dignement la colère engendrée par les tentatives d’intégration. Si la représentation de ces violences pousse efficacement le gouvernement fédéral à intervenir dans les années qui suivent, l’agentivité de ces femmes disparait, d’autant que, par la suite, ces dernières n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer publiquement. La question du militantisme de Rosa Parks et de son rapprochement dans les années 1960 de Malcom X est le signe de la dépolitisation de ces figures féminines. Pourtant, les archives photographiques attestent bien de la présence militante de femmes qui ne sont pas pour autant devenues des symboles: les militantes de la Georgia League of Negro expliquant comment fonctionne une machine à voter en 1959 (p. 125) ou des femmes de Memphis soutenant la grève des employés de la voirie en 1968 (p. 149).

Les autobiographies de Rosa Parks et d’Anne Moody (chapitre 6) donnent également l’occasion à Olivier Mahéo de revenir d’une part sur le portrait d’une icône mal connue et d’autre part sur le parcours d’une militante noire radicale. Anne Moody est particulièrement intéressante en ce que sa trajectoire reflète l’évolution des luttes noires au cours des années 1960 : travaillant d’abord à la NAACP elle se radicalise progressivement à mesure qu’elle constate les violences à l’encontre de la population africaine-américaine dans le Mississippi où elle est installée. La non-violence lui semble alors une méthode inefficace qui ne correspond pas à la réalité de ce qui se passe localement dans le Sud.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage est précisément consacrée à la transition de certains militants noirs vers le Black Power au tournant des années 1960-1970. C’est à travers le témoignage de John Lewis qu’est présenté lele Student Non-violent Coordinating Committee (SNNC), de sa création à son évolution entre 1960 et 1965 (chapitre 7). Grâce à Ella Baker, le SNCC est fondé en 1960 : elle convie les étudiants et étudiantes organisant des sit-ins dans le Sud à une conférence, et les convainc de former leur propre organisation plutôt que de rejoindre le SCLC ou la NAACP qui les courtisent. Sous l’influence d’Ella Baker, le SNCC va se démarquer des deux autres institutions en développant un « leadership fondé sur le groupe » (p. 184) et en regroupant des militantes et militants plus jeunes. Les membres de SNCC se méfient de l’élite noire issue de la classe moyenne modérée du SCLC et de la NAACP et divergent également sur les stratégies à adopter et les buts mêmes de leur combat : l’inscription sur les listes électorales n’est pas nécessairement la priorité du SNCC et ses membres préfèrent souvent l’action directe des sit-in et des Freedom Rides à partir de 1961. Leur travail de terrain dans le Sud les radicalise par ailleurs : selon eux, la déségrégation est trop lente et les personnes noires doivent pouvoir se défendre. À terme, il s’agit moins de mettre fin à la ségrégation que de changer en profondeur la société. En cela, un clivage générationnel important se creuse avec les représentants des autres institutions, à commencer par Martin Luther King Jr. Si la structure décentralisée du SNCC permet dans un premier temps, aux militantes de trouver leur place, la transition que l’organisation effectue vers le Black Power à partir de 1966 semble la faire régresser sur la question de l’égalité homme-femme.

L’ultime chapitre de l’ouvrage aborde la radicalisation du SNCC à partir de 1965, ce qui permet à l’auteur de montrer qu’il n’est pas pertinent de séparer le mouvement des droits civiques d’une part et d’autre part les mouvements s’apparentant au Black Power : le SNCC est passé de l’un à l’autre à mesure que la situation politique changeait et que militantes et militants y réagissaient. Le refus du Parti Démocrate, en 1964, d’une part, d’accepter les soixante-huit délégués du Mississippi Democratic Freedom Party (MDFP) créé par des militantes et militants noirs du Sud pour présenter une alternative au Parti Démocrate du Sud, férocement ségrégationniste et d’autre part, la violence de la répression à Selma en 1965, participent d’une radicalisation d’organisations comme le SNCC. Déjà bien implanté dans le Sud où ses militants et militantes constatent la nécessité de porter des armes pour la population noire du Sud, le SNCC infléchit son positionnement à partir de 1966 : Stokely Carmichael, défenseur du Black Power est plébiscité au détriment du plus modéré John Lewis. Le groupe met l’accent sur la fierté d’être noir, décide d’exclure les personnes blanches de ses rangs et adopte un programme cherchant davantage à mettre fin aux inégalités économiques qui continuent de ravager les quartiers noirs du pays. Selon Oliver Mahéo, ce glissement du SNCC vers la politique du Black Power explique son relatif oubli au sein du mouvement des droits civiques au profit de figures plus consensuelles comme Martin Luther King Jr. – en oubliant parfois que ce dernier vers la fin de sa vie critiquait lui aussi le capitalisme et faisait de la pauvreté son nouveau combat.

L’autobiographie dans les études historiques

Peu d’ouvrages en France présentent une histoire du mouvement des luttes noires par le bas , et ceux qui le font aux États-Unis doivent encore être traduits. Le livre d’Olivier Mahéo est donc une contribution francophone bienvenue dans le paysage universitaire français pour nuancer le portrait du mouvement des droits civiques et défaire « la construction d’une mémoire collective apaisée » (p. 225). Son travail a, en outre, le mérite de traiter ensemble des questions que chercheuses et chercheurs ont souvent considérées séparément : Olivier Mahéo tisse ainsi des liens entre le rôle de la gauche noire, celui des femmes et la radicalisation des mouvements noirs à travers le prisme de l’effacement de la mémoire collective. Enfin, le travail de l’historien se distingue par l’utilisation de sources originales que sont les autobiographies militantes et des photographies rares trouvées dans des fonds d’archives.

Face à l’étendue des bornes chronologiques au foisonnement de voix qui se font entendre dans l’ouvrage, il est dommage que le titre ne reflète pas le projet de raconter une histoire populaire des mouvements noirs. « De Rosa Parks au Black Power » laisse penser qu’il s’agit d’un ouvrage de plus abordant à grands traits les figures mythiques du mouvement tout en réifiant l’opposition entre les modérés (le boycott pacifique dans le Sud) et les radicaux (les tenants du Black Power comme les Black Panthers). Le titre de la thèse d’Olivier Mahéo « Divided We Stand » offrait une meilleure idée de ce que le chercheur tente de faire en explorant les divisions qui ont façonné les mouvements noirs.

On peut sans doute également regretter que, malgré la volonté de donner la voix à des militants et surtout des militantes oubliées de la mémoire collective, certains chapitres soient consacrés à des figures particulièrement connues comme John Lewis ou Stokely Carmichael. Un détour par leurs autobiographies est sans aucun doute important pour comprendre l’évolution du SNCC dans les années 1960 et il n’y a peut-être pas de documents d’archives alternatifs, mais l’analyse de leur parcours tend à réitérer ce qu’Olivier Mahéo tente de remettre en question : la focalisation historique et historiographique sur les grands leaders masculins. Ceci étant dit, on ne peut qu’apprécier les extraits issus d’autobiographies, et notamment les moins connues : il s’agit de passages importants faisant entendre la voix d’acteurs et d’actrices politiques qui ont grandement œuvré dans les luttes noires. Ce choix méthodologique ouvre la voie à de passionnantes recherches pour la suite, pourvu que chercheuses et chercheurs s’emparent de ces sources. Ces enquêtes minutieuses au plus près des individus, replaçant leur parcours de vie au sein de contextes historiques plus larges, offrent de précieux éclairages sur cette histoire.

Ce livre est tiré d’une thèse : Olivier Mahéo, « Divided we stand » ˸ tensions et clivages au sein des mouvements de libération noire, du New Deal au Black Power , Thèse de doctorat, Sorbonne Paris Cité, 2018.

Taylor Branch, Parting the Waters: America in the King Years 1954-63, Simon and Schuster, 2007 ; Taylor Branch, Pillar of Fire: America in the King Years 1963-65, Simon and Schuster, 2007; Taylor Branch, At Canaan’s Edge: America in the King Years, 1965-68, Simon and Schuster, 2007.

Eyes on the Prize: America’s Civil Rights Movement, Documentaire, PBS, 1987.

Daniel Bertaux, « Histoires de vie, histoire d’une vie », dans Parler de soi: méthodes biographiques en sciences sociales, Paris, Éditions EHESS, En temps & lieux, 2020, 67‑78.

Jacquelyn Dowd Hall, « The Long Civil Rights Movement and the Political Uses of the Past », The Journal of American History 91, no 4, 2005, 1233‑63 ; Tomiko Brown-Nagin, Courage to Dissent: Atlanta and the Long History of the Civil Rights Movement, New York: Oxford University Press, 2011 ; Caroline Rolland-Diamond, Black America: Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016).

On peut citer : Rolland-Diamond, Black America., op. cit.

Herbert H. Haines, Black Radicals & Civil Rights Mainstream (Univ. of Tennessee Press, 1995); Jeanne Theoharis et Komozi Woodard, Groundwork: Local Black Freedom Movements in America (NYU Press, 2005); Dayo F. Gore, Jeanne Theoharis, et Komozi Woodard, Want to Start a Revolution?: Radical Women in the Black Freedom Struggle (NYU Press, 2009); Emilye Crosby, Civil Rights History from the Ground Up: Local Struggles, a National Movement (University of Georgia Press, 2011).

Pour citer cet article

Nicolas Raulin, « De Rosa Parks au Black Power : Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, un livre d’Olivier Mahéo », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 avril 2024, www.revue.alarmer.org/de-rosa-parks-au-black-power-une-histoire-populaire-des-mouvements-noirs-1945-1970-un-livre-dolivier-maheo/

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