09.11.21 «Et le nègre continue». Rire de connivence et race au premier XXe siècle

L’expression « Et le nègre continue » avec ses variantes autour du verbe « continuer » relève d’un procédé rhétorique régulièrement utilisé au cours du premier XXe siècle pour provoquer un rire de connivence raciste dont les ressorts échappent au lecteur d’aujourd’hui. Ce procédé associe toujours l’idée d’un homme noir avec le verbe « continuer ». Or, rires et codes de connivence oubliés sont d’autant plus difficiles à décrypter que l’expression en question mêle aussi aux représentations raciales une tradition humoristique républicaine de phrases apocryphes concernant le maréchal Mac Mahon, président (monarchiste) de la Troisième République en 1873-1879.

Il faut, pour introduire le sujet, remonter à une scène de la vie parlementaire rapportée par l’Officiel et par la presse. Gratien Candace, un Guadeloupéen noir élu député depuis une partielle en février 1912, est intervenu pour la première fois devant la Chambre le 26 juin 1912 pour réclamer l’application des lois de conscription aux habitants des vieilles colonies qui sont citoyens de la République. La précocité de son intervention après seulement quatre mois à la Chambre nourrit l’image du débutant impatient. Malgré cela, il intervient de nouveau le 8 juillet dans une discussion concernant la déchéance du député Hégésippe Légitimus. Probablement par tactique, Candace provoque les premiers rires de l’hémicycle en dévoilant à la tribune le surnom que lui donnent ses adversaires guadeloupéens (« Gros doudou »). Du perchoir et au milieu des rires, Paul Deschanel, président de la Chambre, invite alors le député guadeloupéen à poursuivre : « Et bien continuez ! ». Anodine vue du XXIe siècle, la phrase de Paul Deschanel, relance pourtant l’hilarité générale et le chahut. Candace prononce alors une réponse qui peut irriter un lecteur contemporain ayant connaissance de son origine sociale de petit-fils d’esclave. Si le compte rendu du Journal officiel demeure sobre, la presse se délecte autant de la gaîté soulevée par Deschanel que de la répartie du député :

Les vieilles colonies sont la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion dont les natifs sont citoyens depuis 1848 avec une interruption sous le Second empire. Leurs représentants siègent au parlement et votent les lois qui ne s’appliquent aux colonies qu’à la condition d’une clause spéciale ou d’un décret ministériel auquel s’ajoute localement un arrêté gubernatorial. C’est un décret Poincaré qui applique en 1913 les lois de conscription de 1913, 1905 et 1889. Elles sont devenues les DOM en 1946 et DROM (départements et régions d’Outre-mer) en 2003. Il faut y ajouter le statut spécial des originaires des Quatre communes de plein exercice du Sénégal (Dakar, Gorée, Saint-Louis et Rufisque) qui élisent un député à la Chambre.

Voir Dominique Chathuant, « Une élite politique noire dans la France du premier 20e siècle ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°101, janvier-mars 2009, p. 133-148 url : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2009-1-page-133.htm.

Pour les lecteurs peu familiers du système parlementaire français : le perchoir est le surnom de la plate-forme où s’installe le président ou un vice-président de la Chambre chargé de présider les débats face aux députés et en surplombant la tribune qui accueille l’orateur. Il s’agit avant 1940 de la Chambre et non de l’Assemblée nationale, qui est alors une institution distincte regroupant Chambre et Sénat pour l’élection présidentielle ou lors de circonstances spéciales.

Sur Candace : Dominique Chathuant, « Gratien Candace, 1873-1953: In the Name of the Empire », in Josep M. Fradera, José M. Portillo, Teresa Segura-Garcia (dir.), Unexpected Voices in Imperial Parliaments, Londres, Bloomsbury, 2021.

Messieurs, il m’est d’autant plus facile de déférer à l’invitation de notre aimable président, que je suis nègre.

JORF, Débats, Chambre, 9 juillet 1912, p. 2106 ; L’Excelsior, 9 juillet 1912 ; « Journée parlementaire – La Chambre – Le cas Légitimus », Le Temps, 10 juillet 1912.

Cette phrase, qui semble a priori exprimer une pénible affirmation de servilité et de soumission, conforte une certaine mémoire guadeloupéenne, hostile à la mémoire de Candace. Le lecteur peut pourtant douter d’en avoir saisi tout le sens, faute d’en posséder la nécessaire clef de décryptage.

Candace est volontiers (mais pas unanimement) rejeté par la mémoire guadeloupéenne, surtout à gauche, pour des fraudes dont il n’eut pas l’exclusivité et pour son vote à Vichy le 10 juillet 1940, qui conduit la mémoire à l’associer sans nuance à la politique de Vichy en Guadeloupe, voire au nazisme. Sa façon de louer en permanence la France et son œuvre coloniale lui vaut aussi une image de servilité qui cadre mal avec les sensibilités politiques développées après la Seconde Guerre mondiale.

Un second exemple renvoie au même type de rire. Il s’agit de l’ouvrage Cartel et Cie, un album de caricatures de Jean Sennep consacré aux personnalités du Cartel des gauches et publié en 1926. Dans un fantaisiste avant-propos, l’auteur invente des plaisanteries et questions qu’il aurait reçues des personnalités visées. Dans le cas de Blaise Diagne, député du Sénégal depuis 1914, la question imaginée par Sennep est simplement « … Est-ce que vous allez continuer ? », sans aucune autre suite. Si nos contemporains comprennent aisément qu’il y a là un probable comique de mots, ils sont là encore privés de la clef de décryptage. Une fois de plus, on comprend seulement qu’une forme de connivence s’établit autour du verbe « continuer » associé à une situation impliquant un homme noir.

Jean Sennep, Cartel et Cie, Bossard, 1926, p. 5.

Cartel et Cie, 1926, p. 5.

Ces exemples invitent à explorer davantage les comptes rendus de séances parlementaires et les faits rapportés dans la presse. Ceux-ci permettent en effet de mesurer la fréquence du procédé comique et de mieux le comprendre. Ils éclairent en même temps le climat de chahut qui semble avoir environné avant-guerre chaque prise de parole par un député noir… quand celui-ci ne rencontrait pas une totale indifférence à ses propos.

Rire de la race

Les rires de connivence de Sennep ou de la Chambre s’insèrent dans un contexte plus large qui englobe entre autres un rire devant l’image. Au premier XXe siècle, les dessinateurs de presse sont amenés à dessiner des personnalités noires. Caricatures ou simples illustrations, une partie de ces dessins fonde des procédés comiques sur la race, incarnée par la couleur de peau. C’est le cas en particulier pour les caricatures d’hommes politiques.

En 1909, Léal da Camara dessine le député guadeloupéen Hégésippe Légitimus pour L’Assiette au Beurre. Il se dispense alors de rechercher une ressemblance : la couleur de la peau et les traits outranciers suffisent à renvoyer un homme à tous les autres hommes noirs. Il existe aussi à la même époque des dessins de presse d’hommes noirs cherchant la ressemblance et apparemment dépourvus de stéréotype racialisé. C’est le cas en 1911 pour Gratien Candace, alors professeur à l’École primaire supérieure Somasco de Creil. Après la Grande Guerre, les caricatures de Candace, « Boisneuf », Diagne ou Monnerville par Sennep ou Bib deviennent plus réalistes. On est même surpris de la banalité des représentations de Monnerville et Candace en 1942 dans le journal collaborationniste Au pilori qui proclame pourtant régulièrement sa haine de tout ce qui est juif ou nègre. La caricature dans Au Pilori du député sénégalais Galandou Diouf paraît plus conforme à ce discours raciste. Elle associe une espèce de totem à un tablier maçonnique, amalgamant ainsi franc-maçonnerie et sorcellerie. Dès 1926, dans Cartel et Cie, Sennep avait représenté Diagne en pagne en associant semi-nudité, instincts cannibales et sorcellerie :

« L’imbroglio Valensi, Clementi & Co. Témoins et plaignants compliquent le scandale des décorations », L’Excelsior, 25 avril 1911.

Achille René-Boisneuf, député guadeloupéen (1914-1924).

Jean Théroigne, « Nous clouons au pilori… Galandou Diouf le brave député », Au pilori, 25 décembre 1941 ; id., « Nous clouons au pilori… Monnerville, parlementaire et courtier en viande », id., 29 janvier 1942 ; id., « Nous clouons au pilori…

 M. C., « Mort au juif », Au pilori, 14 mars 1941.

Diagne F∴, député du Sénégal, fondateur et grand sorcier du groupe parlementaire maçonnique. Justement redouté de ses adversaires : son père en effet mangeait du blanc.

Jean Sennep, Cartel et Cie, Bossard, 1926, p. 34.

Cannibalisme, (semi-)nudité, sorcellerie et bananes forment ainsi le corpus, assez restreint, des stéréotypes caractéristiques des images racialisées d’hommes politiques noirs. Ces formes graphiques sont à mettre en parallèle avec des phrases entendues dans l’hémicycle de la Chambre des députés. Élu « national » dans la Chambre de 1919-1924, Léon Daudet ne se lasse pas de reprendre dans plusieurs ouvrages une phrase sans doute lancée en 1922 en plein hémicycle à Candace, dont la stature physique imposante contraste avec le corps assis de Paul Painlevé vers qui le Guadeloupéen se penchait pour discuter. La version jamais datée varie selon les textes et les humeurs de Daudet mais l’hilarité homérique (sic) provoquée ne paraît pas avoir été rapportée dans la presse.

Sans doute lors de la confuse et houleuse séance du 24 février cf. L’Action française, 25 février 1922, p. 2 qui ne mentionne pas cette interruption également absente du JORF, Chambre, Débats, 24 février 1922, p. 540 ; Le mathématicien Paul Painlevé est alors ancien président du Conseil et député, étiqueté républicain socialiste (centre gauche) comme Briand, Viollette et Candace.

Je vois encore Painlevé accusé par moi […], cherchant fébrilement, dans l’Officiel […] Le bon Candace, qui est noir comme l’Érèbe, mais peu cannibale, se penchant sur lui pour lui venir en aide, je lui criai : « Ne le mangez pas ! », ce qui souleva une hilarité homérique chez mes collègues, chez les huissiers et dans les tribunes […] Candace s’était rassis, boule noire à l’examen parlementaire […]

Léon Daudet, Paris Vécu, Gallimard-NRF, 1930, rééd. : Souvenirs et polémiques, Recueil commenté par Bernard Oudin, Robert Laffont, 1992, p. 1137. « Ne le mange pas » selon d’autres versions de Daudet.

Candace apparaît lui aussi en pagne dans une caricature de Bib en 1934 pour Le Charivari où on le fait chanter « We have no bananas ». Cet air de music-hall mondialement connu renvoie au pagne de bananes de Joséphine Baker, à la semi-nudité sauvage et à un fruit colonial – ou « exotique (sic) »- alors en pleine ascension. Même lorsque Sennep habille Blaise Diagne pour illustrer un ouvrage de Daudet , il s’agit en réalité d’un procédé juxtaposant deux éléments perçus comme paradoxaux : l’élégance et le stéréotype du sauvage noir. C’est dans un tel contexte qu’il faut comprendre d’autres formes de stéréotypes et de connivences raciales passant par des procédés comiques de situation ou de mots aujourd’hui oubliés.

Le Charivari, n° 378, 27 décembre 1933, voir la couverture de Dominique Chathuant, Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race, Histoire(s) d’un siècle de doute sur le racisme en France, Paris, Le Félin, 2021, couverture et p. 167.

 Léon Daudet, La Chambre nationale du 16 novembre, Nouvelle librairie nationale, 1923, p. 181-183.

Autre exemple dans Sofiane Taouchichet, La presse satirique illustrée française et la colonisation (1829-1990), thèse, Paris X Nanterre / Université de Montréal, 2016, p. 13 
url : https://www.academia.edu/34634054/Taouchichet_Sofiane_2015_these_compressed_pdf

Blaise Diagne par Sennep.
Léon Daudet, La Chambre nationale du 16 novembre, Nouvelle librairie nationale, 1923.

« Le nègre continue » : un leitmotiv du premier XXe siècle

Une exploration de la presse de la Troisième République montre la popularité des procédés comiques fondés sur une situation associant un homme noir au terme « nègre » et au verbe « continuer ».

En 1898, lorsque le nationaliste Paul Déroulède adresse une lettre à tous les maires de France, L’Aurore soutient qu’il l’a faite écrire par un « nègre », synonyme courant de prête plume. Cela fournit prétexte pour intituler l’article du quotidien « Le nègre continue ». En 1901, après qu’un homme noir, James « Big Jim » Parker, est parvenu à saisir l’assassin du président américain MacKinley, Le Progrès de Mascara trouve le moyen de réitérer la blague . Les boxeurs Charles Williams ou Jack Johnson y ont droit aussi en 1908 et 1914 lorsqu’ils prolongent leurs titres de champions. Le même procédé est employé entre autres en 1928 dans un courrier littéraire publié par L’Homme libre.

« Un nègre célèbre », Le Progrès (Mascara, Alg.), 6 novembre 1901.

Les grandes épreuves de boxe – Nègre contre blanc », L’Auto, 21 décembre 1907 ; « Jack Johnson reste champion du monde de boxe », L’Excelsior, 28 juin 1914.

« Le nègre continue », L’Aurore, c. avril 1898, reprise par La Charente, 11 avril 1898 ; Lucien Peyrin, « Courrier littéraire », L’Homme libre, 1er novembre 1928.

En 1909, le numéro spécial de L’Assiette au beurre uniquement consacré à des caricatures de Légitimus s’achève sur une question factice adressée au député sur ce qu’il compte faire une fois de retour à la Guadeloupe. Le dessinateur lui fait dire sur un ton surpris qu’il va évidemment continuer. Le procédé comique peut simplement se contenter de reprendre le bon mot sans même s’évertuer à chercher un scénario. C’est le cas en 1908, dans un quotidien cannois qui rend compte des poursuites touchant Légitimus. En 1916, à peine trois ans après que les parlementaires des vieilles colonies ont obtenu l’application de la loi de conscription réclamée depuis 1889, Achille René-Boisneuf (Guadeloupe) et Joseph Lagrosillière (Martinique) interpellent le cabinet Briand. Ils dénoncent le fait qu’à la Martinique et à la Réunion, les grandes familles insulaires ont stipendié, hébergé et transporté les médecins militaires afin d’obtenir l’exemption d’une partie de la main d’œuvre et de quelques fils de familles employés dans l’encadrement. Gaston Doumergue, ministre des Colonies, est embarrassé par une affaire dont il se passerait volontiers. Ceux qui, comme le Martiniquais Henry Lémery, s’opposent aux propos de « Bois-neuf » et Lagrosillière, ne daignent même pas nier les faits. Rendant compte de cette discussion parlementaire, Le Gaulois s’intéresse très peu au fond. Il ne nomme jamais les deux interpellateurs, lesquels demeurent « deux députés nègres », « un Martiniquais et un Guadeloupéen », à qui on reproche de « pousser au noir » leur tableau des colonies. La parole nègre semble superflue au journaliste qui juge les deux députés trop bavards et écrit que l’un d’eux continue de parler au lieu de céder aux sages conseils d’autres députés. En réalité, ces derniers sont très embarrassés par des révélations que le biais du journaliste réduit à des ragots. Une configuration identique s’observe en mars 1924 dans le compte rendu parlementaire de L’Ouest-Éclair, à l’occasion d’un vif échange à la Chambre entre Candace et Diagne à propos des fraudes électorales en Guadeloupe. Cette brouille est décisive entre les deux hommes jusque-là amis et qui demeurent conscients du spectacle que constitue pour l’hémicycle un « combat de nègres ». C’est ce qu’en retient une partie de la presse pour qui cet échange n’est que prétexte aux commentaires stéréotypés sur ce qui demeure beaucoup une incompréhensible et puérile chamaillerie de nègres. Le compte rendu parlementaire de L’Ouest-Éclair emploie sous-titres et chapeaux annonçant « Deux noirs aux prises » ou « Le nègre continue », après que Candace a continué de parler contre l’avis de Daladier ministre des Colonies. À l’instar, du Gaulois rendant compte du scandale des médecins-militaires en 1916, le quotidien clérical de l’Ouest passe à côté de la fraude éhontée et des violences de la campagne législative guadeloupéenne de 1924 pour tout réduire à un échange entre nègres. On constate ici que la simple prise de parole d’un député noir provoque volontiers une forme de sourde irritation chez des témoins qui ressentent le fait comme intolérable.

 L’Assiette au beurre, n° 414, 6 mars 1909.

Rubrique « Petites histoires :  » Et le nègre … continue  » », Le Littoral, 18 novembre 1908.

Interpellation du cabinet Briand par Joseph Lagrosillière et Achille René-Boisneuf », JORF, débats parlementaires, Chambre, 23 mars 1916, p. 662-673.

« Chambre des députés – Où l’on pourra juger de l’utilité des séances », Le Gaulois, 24 mars 1924.

JORF, Débats, Chambre, 22 décembre 1924, p. 4737 : « Puisque mon honorable collègue M. Diagne m’y convie […] Mais […] je n’emploierai aucune arme agressive contre lui […] Nous sommes deux noirs siégeant dans cette assemblée. Ne nous battons pas devant nos collègues avec des armes empoisonnées. Si nous croisons le fer, que nos épées soient mouchetées. » Cette phrase est devenue « Nous sommes deux nègres à la Chambre. Mouchetons nos fleurets » dans la tradition orale rapportée en 2002 lors d’un entretien de l’auteur avec l’érudit guadeloupéen Albert Larochelle. L’originale et la version déformée renvoient toutes deux ce qu’on appelle « double conscience », dans l’esprit du sociologue W. E. B. Du Bois.

Le Gaulois, 24 mars 1916

L’Ouest-Éclair comme Le Gaulois remettent en cause cette légitimité de la parole parlementaire noire en la jugeant inutile, incongrue, grotesque ou déplacée. Malgré tout, en décembre 1924, c’est apparemment sans provoquer le chahut que, du perchoir, Fernand Bouisson invite Diagne à continuer son intervention. Bakary Diallo, combattant de la Grande Guerre et écrivain sénégalais, fait quant à lui les frais de cette rhétorique du « nègre qui continue » lorsqu’un journal clérical découvre que, malgré son amour pour la France, il persévère dans « l’erreur » religieuse et continue à être musulman. Encore en 1942, Léo Gerville-Réache, d’apparence blanche et dont le métissage est fort peu détectable, s’attire la haine gratuite d’Au pilori dans un article immanquablement intitulé « Le nègre continue. »

« Un interminable débat sur le sujet des colonies. Les députés nègres ne prennent pas souvent la parole mais quand ils l’ont, ils la gardent », L’Ouest-Éclair, 23 décembre 1924.

JORF, Débats, Chambre, 22 décembre 1924, p. 4716.

« Les romans », Revue des lectures, 15 janvier 1926, p. 879.

Neveu de Gaston Gerville-Réache qui fut vice-président de la Chambre en 1904-1906, étiqueté mulâtre en Guadeloupe mais dont les ascendances africaines étaient peu visibles dans l’hexagone.

 « Et le nègre continue », Au pilori, 30 juillet 1942.

On aura ainsi compris que le thème du « nègre qui continue » déclenche des rires nerveux ou un chahut général, selon l’atmosphère, selon l’époque et selon l’ambiance de l’hémicycle. Quel que soit, le sujet du jour, le procédé ne manque jamais d’être repris dans la presse écrite par des plumes cédant à la facilité à établir une connivence avec leur lecteur. Récurrente sous la Troisième République, cette formule comique sert de titre ou de conclusion à toutes sortes de commentaires dès lors qu’il y a un homme noir ou l’occasion d’en évoquer un.

Aux origines d’une formule comique

Les parlementaires noirs font donc les frais d’une forme de rire qui, lancée au moment opportun avec un air entendu, vise la connivence avec l’auditoire et déclenche l’hilarité générale ou le sourire du lecteur. Il semble qu’on a usé de ce procédé comique jusqu’au début des années 1960, alors même que les origines exactes du « bon mot » se perdaient depuis longtemps dans la confusion des souvenirs.

On peut formuler deux hypothèses quant à l’origine de l’expression « et le nègre continue ». La première envisageable pourrait être celle d’une pièce de théâtre fondée sur un comique répétitif où la phrase « le nègre continue » finit par se suffire à elle-même pour provoquer le rire, sans même que la présence d’un homme noir soit nécessaire. Le comique s’insinue ici dans une phrase indépendante . Une piécette intitulée Le nègre continue est ainsi jouée en 1903 dans un hôtel de la place de la République à Paris pour la fête d’une chambre syndicale. Elle provoque aux dires de la presse les fous rires de l’assistance. Ce rire tient à la fois du comique de mots et du comique de situation. La date de 1903 est cependant trop tardive pour fournir l’explication.

De nombreuses sources approximatives proposent souvent l’hypothèse d’une phrase malheureuse que Patrick Mac Mahon, président de la République (1873-1879), aurait adressée à un élève noir lors de la visite d’une grande école. Selon que la tradition orale est guadeloupéenne ou guyanaise, elle désigne l’élève comme étant le polytechnicien guadeloupéen Camille Mortenol ou le Saint-Cyrien guyanais Maximilien Liontel. Mac Mahon, alors en visite présidentielle dans l’une des deux grandes écoles aurait prononcé la phrase « C’est vous le nègre ? Et bien, continuez ! ». Il n’est pas certain que « le nègre » ait désigné le major de promotion dans le jargon d’une des écoles et aucun des deux hommes ne le fut. On ne sait si la phrase était destinée à un élève noir de l’école ou au major de promotion.

Liontel n’était pas major à Saint-Cyr. Né en 1851, il était regardé comme noir en Guyane. Il fut réformé de Saint-Cyr en janvier 1873 et entama alors une carrière de magistrat. Or, Mac Mahon ne fut élu président de la République que cinq mois après le départ du jeune Guyanais. Malgré cette incompatibilité chronologique, près de trente ans après la démission de Mac Mahon (1879), Liontel était toujours sollicité ou cité dans la presse comme le personnage concerné par le « bon mot ». Il semblait s’en agacer mais maîtrisait le talent et l’humour nécessaires pour répondre à ceux qui faisaient encore de lui en 1906 le « nègre de Mac Mahon. » La tradition guadeloupéenne attribue ce rôle à Camille Mortenol. Polytechnicien et officier supérieur de marine, ce Guadeloupéen noir fut chargé de la défense antiaérienne de Paris en 1914. Or, il ne fut reçu bachelier qu’en 1877, alors que Mac Mahon présidait depuis quatre ans et que le camp républicain le pressait de se démettre. Ce fut chose faite en 1879, quelques mois avant l’entrée de Mortenol à 21 ans à l’École polytechnique (1880) où il aurait été précédé par deux autres élèves noirs. On sait que lors du bahutage qui faisait passer les nouveaux élèves du statut de « conscrards » à celui de conscrits de 1ère année, les anciens (ans) de 2e année, déterminaient des catégories spéciales, les « cotes », où ils classaient les conscrards. Une cote « nègre » fut créée pour Mortenol qui en entendit le texte lors de son bahutage :

 Henri Bergson, Le Rire, 23e édition, 1924, version électronique http://www.ebooksgratuits.com, 2005, p. 76.

 « La maroquinerie-gainerie – À l’Hôtel Moderne – Le bal d’hier soir », Le Rappel, 20 avril 1903.

« Le nègre, la légende et le maréchal », Le Casoar, n°189, avril 2008 ; Jean Boÿ, Historique de la 56e promotion de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (1872-1873), promotion d’Alsace-Lorraine url : https://www.saint-cyr.org/medias/editor/files/1872-1873-56e-promotion-d-alsace-lorraine.pdf

Alain Mothu, Étonnants francs-maçons, Monaco, CRS, Liber Faber, 2016.

Ah ! c’est toi le nègre. C’est bien, conscrard, continue ! Je t’ai reconnu à ta face luisante, aux reflets brillants, sur laquelle se détachent deux yeux blancs comme deux rostos de sapin dans les ténèbres de la nuit. Si tu es nègre, nous sommes blancs ; à chacun sa couleur et qui pourrait dire quelle est la meilleure ? Si même la tienne valait moins, tu n’en aurais que plus de mérite à entrer dans la première École du monde, à ce qu’on dit. Tu peux être assuré d’avoir toutes les sympathies de tes ans. Nous t’avons coté parce que l’admission d’un noir à l’X ne s’était jamais vue ; mais nous ne songeons pas à te tourner en ridicule ; nous ne voyons en toi qu’un bon camarade auquel nous sommes heureux de serrer la main.

Albert-Lévy et G. Pinet, L’argot de l’X, préf. d’Armand Silvestre, Librairie Émile Testard, 1894, p. 111.

Argot polytechnicien : bec de gaz de l’école dont le premier aurait été installé par le général Rostolan.

On notera l’apparente et relative bienveillance du texte dans le contexte de cette époque mais le fait qu’on aurait repris cette cote pour classer d’autres élèves noirs après Mac Mahon, indique que la couleur de peau a pu être érigée en fonction à part entière. A priori, Mortenol pourrait être l’homme qu’on cherche mais, si la visite a lieu en 1881, Mac Mahon, n’était plus président depuis 1879. Cette visite d’un ancien président demeure après tout concevable bien que surprenante pour un président plus ou moins poussé dehors. Si l’histoire véritable se perd dans une recomposition, elle s’appuie sans doute sur quelques éléments de véracité mêlés de façon inextricable à quelques affabulations. La culture républicaine, hostile à Mac Mahon, lui a souvent attribué la paternité de phrases creuses répétées à l’envi et pendant plusieurs années par la presse républicaine. Il n’est pas exclu que le texte de la cote nègre composé pour Mortenol ait constitué le point de départ d’un procédé comique attribué plus tard à Mac Mahon et imputé au compte des blagues républicaines apocryphes sur le président monarchiste. C’est sans doute l’une des clefs de compréhension d’un ressort comique imputable, outre le préjugé racial, à une tradition dont Mac Mahon fut la cible. On glissa ensuite vers une forme de rire établissant une connivence de groupe appuyée sur tout homme noir aux dépens duquel on pouvait construire un comique de mots et de situation sans recourir à la mémoire de Mac Mahon.

T. Oriol, Les Hommes célèbres de la Guadeloupe, préf. de Charles Moynac, Basse-Terre, imprim. du Tricentenaire des Antilles, 1935, p. 342.

Une forme de résistance et d’adaptation

Le procédé du « nègre qui continue » témoigne à la Chambre de l’arrière-pensée d’entente et de complicité établi entre les rieurs. Cette logique fonctionne aussi pour la presse lorsque le journaliste écrit, en jubilant sans doute à l’avance de l’effet qu’il va produire. L’utilisation de ce procédé à la Chambre ou dans les journaux ne doit pas forcément être comprise comme un rire prélude à la violence, tels ceux décrits par l’écrivain André Schwartz-Bart à propos d’un instituteur nazi s’adressant à des élèves juifs. La première raison en est la spécificité du racisme négrophobe qui, en France, fut d’abord paternaliste et infantilisant, réductible à la symbolique de la tape dans le dos d’Aimé Césaire. Au moment où un député noir s’avance à la tribune, il confronte les autres à leurs propres représentations et à la singularité qu’il y incarne en se plaçant en contrepoint des stéréotypes courants. Leur rire peut aussi être interprété comme posture de défense contre une singularité qui déstabilise les certitudes. Il n’est pas dans la norme de rencontrer des hommes noirs à la Chambre ni même d’en voir en costume quand on fait le compte de l’abondance de représentations dévalorisantes de « sauvages » à demi-nus dans la presse, la réclame publicitaire ou les cartes postales. À cette première raison de rire s’ajoute la volonté – et la facilité tentante – de capter l’attention de son auditoire en employant la formule que tous piaffent d’entendre. On établit d’ailleurs au passage un lien de consensus, dans un hémicycle où, l’instant d’avant, a pu exister une discussion plus clivante et plus tendue. La présence d’un homme noir à la tribune rompt avec une norme du monde autant qu’avec les habitudes parlementaires. Il y aurait d’ailleurs intérêt à comparer cette situation avec celle qui est plus tard faite aux femmes dans un hémicycle majoritairement masculin. Sous la Troisième République, l’entre-soi masculin est une évidence. S’agit-il donc de protéger un entre-soi blanc ? Sans doute, les députés ne le conçoivent-ils pas de cette manière mais l’établissement d’une connivence via le procédé du « nègre qui continue » renvoie sans doute aussi à une façon inconsciente de rassurer le groupe représentatif de la norme et placé devant une présence singulière.

Henri Bergson, op, cit., p. 14.

David Lebreton, Rire. Une anthropologie du rieur, Métailié, 2018, p. 64 ; André Schwartz-Bart, Le Dernier des Justes, Le Seuil, 1959 (Prix Goncourt, 1959), p. 208, cité dans D. Lebreton, op. cit.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, p. 31.

Ces clefs d’explication permettent en tout cas de modifier radicalement la lecture qu’on peut avoir de l’attitude de Candace devant la Chambre en juillet 1912. Objet d’une vague de rires qui secoue l’hémicycle, un député noir arrivé en février à la Chambre et précocement intervenu à la tribune en juin, se lance dès juillet dans sa deuxième prise de parole. Le choc est plus que violent même si Candace, arrivé en métropole dix-sept ans auparavant est fort de mille expériences devant la singularité qu’il incarne et les réactions qu’il provoque malgré lui. On est donc assez loin de la pénible image de servilité que laissait a priori sous-entendre sa réponse à Deschanel qui l’invitait à continuer. En affirmant qu’il lui est facile de déférer à l’invitation du président, c’est-à-dire de continuer parce qu’il est nègre, il montre que comme ses collègues, il est initié au code de connivence. C’est rétablir la situation à son profit alors qu’il est au départ l’objet de la risée de l’hémicycle. Élu en 1914, Diagne affirme dix ans plus tard que ces chahuts étaient mal vécus. En juillet 1912, Candace ne se livre pas genou en terre à une insupportable et servile déclaration, mais trouve une façon plus ou moins habile de résister à l’adversité en désamorçant la plaisanterie. Il a peu de marges de manœuvre. S’irriter nourrirait l’image stéréotypée du nègre énervé et gesticulant voire le soupçon d’un tempérament séparatiste, une accusation régulièrement instrumentalisée dans les campagnes électorales. Candace prend sereinement le contrôle du bâton de l’adversaire, en évitant une colère contre-productive. Il s’adapte en sacrifiant un peu de lui-même pour assurer son intégration au groupe. Compte tenu du caractère prévisible du mot de Deschanel, il n’est pas impossible que Candace et d’autres, avec la double-conscience du regard porté sur eux, se soient préparés à l’avance à réagir à ce type de situations. On affirme volontiers que le rire peut tuer mais les députés noirs comptent apparemment survivre à ce que Léopold Sédar Senghor aurait qualifié ultérieurement de « rires Banania ».

JORF, Débats, Chambre, 22 décembre 1924, p. 4716.

David Lebreton, op. cit., p. 156.

David Lebreton, op. cit., p. 180.

La plaisanterie du « nègre qui continue » ne renvoie pas à la seule situation des députés noirs. Elle interpelle à d’autres époques d’autres individus susceptibles d’être la risée du groupe pour d’autres raisons. Comme pour ces derniers, la difficulté des députés noirs, est de trouver la réponse permettant de rétablir une situation acceptable sans s’aliéner l’ensemble de l’hémicycle. Au passage, ce procédé du « nègre qui continue » montre donc la difficulté à décrypter des procès-verbaux rédigés dans une langue du début du XXe siècle qui nous est proche en apparence mais demeure truffée de pièges comme ce rire de connivence aujourd’hui oublié et incompréhensible. Ainsi, la distance sociale, culturelle ou chronologique empêche parfois de saisir le sens de phrases apparemment anodines ou dont on devine qu’elles véhiculent une connivence oubliée. L’extériorité aux connivences d’un groupe explique ainsi les possibles incompréhensions devant certains procédés comiques. Aujourd’hui, si la région de Cavaillon (Vaucluse) évoque pour beaucoup la culture du melon, il faut connaître le double sens du mot – son acception arabophobe d’origine coloniale – en France depuis un bon demi-siècle pour décrypter le fou rire d’une personnalité d’extrême droite et les rires complices de la salle quand le mot « melon » est prononcé haut et fort par une voix dans le public d’un meeting politique. Si d’aventure, on soupçonne quelque haine sous-entendue, chacun des rieurs protestera qu’il n’y a vu que du fruit, le reste n’étant que pure imagination. La connivence raciste ne se limite d’ailleurs pas au domaine du rire. L’affiche antisémite, interrogeant en lettres rouges « Mais qui ? », brandie dans les rues de Metz en juillet 2021 par une militante d’extrême droite illustre elle aussi la perpétuelle évolution des formes de communication codées visant des connivences dont le sens n’est pas toujours compris de tous. On comprend ainsi que l’historien ne puisse pas toujours aisément décrypter le stéréotype raciste derrière des phrases qui se font de plus en plus incompréhensibles à mesure qu’on avance dans le temps. Les deux exemples de la Troisième République développés ici démontrent la difficulté à décrypter des codes et des connivences dont les règles de fonctionnement sont implicites. Les reconstitutions de ces connivences sont d’autant plus hasardeuses que l’identité de ceux qui font les frais des rires est souvent perçue avec confusion. L’opinion ne distingue pas souvent les Antilles de la Guyane ou du Dahomey. Elle peut attribuer ainsi à un personnage ce qui en concernait un autre, compliquant ainsi toute investigation.

Santé publique, 15-31 mai 1959, cité dans « 1959 : Rien de grave, “je me suis fait un melon” », texte présenté par Dominique Chathuant, Cliotexte, 27 décembre 2018 url : https://clio-texte.clionautes.org/racisme-algerien-je-me-suis-fait-un-melon.html

Sandrine Issartel, « Pancartes antisémites », Le Républicain lorrain, 20 octobre 2021 ; « Cassandre Fristot, la manifestante à la pancarte antisémite  » Mais qui ? « , condamnée à six mois de prison avec sursis », Le Monde/AFP, 20 octobre 2021.

Ce décryptage de rires de l’ère coloniale montre aussi, avec beaucoup d’autres, qu’il faut relativiser les récurrentes accusations contre les députés du Sénégal et des vieilles colonies avant la Seconde Guerre mondiale. Dans un monde où leur citoyenneté – car ils étaient citoyens quoi qu’on puisse lire aujourd’hui à ce sujet – faisait déjà figure de singularité, ils furent des acteurs d’un système mais ne furent pas de simples et serviles exécutants-complices. Les assigner a posteriori à cette fonction au nom d’un anticolonialisme du jour d’après équivaudrait d’ailleurs à leur nier toute compétence et toute autonomie d’action. Le décryptage du rire au sujet du « nègre qui continue » contribue ainsi à la compréhension des efforts que ces hommes ont dû déployer et du climat culturel dans lequel ils ont agi. Cet exemple contribue à témoigner de l’expérience parlementaire noire sous la Troisième République. Il rend également compte de la violence de ce qu’on appelle aujourd’hui l’humour raciste. Paradoxalement, il est nécessaire de souligner que la plupart des utilisateurs de ce procédé comique auraient bien volontiers affirmé, comme il était alors courant de le faire, qu’ils n’avaient pas de préjugé de race.

Dominique Chathuant, Nous qui ne cultivons pas le préjugé de race, op. cit.

Pour citer cet article

Dominique Chathuant, « Et le nègre continue». Rire de connivence et race au premier XXe siècle », RevueAlarmer, mis en ligne le 9 novembre 2021, https://revue.alarmer.org/et-le-negre-continue-rire-de-connivence-et-race-au-premier-xxe-siecle/

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