22.01.21 Libertalia, un roman de Jean-Luc Marcastel

L’intrigue de Libertalia se déroule au XVIIIème siècle dans un haut lieu de la traite négrière française, la ville de Nantes. Mais c’est progressivement que cet arrière-plan historique se met en place dans ce roman d’aventures qui ravira, dès les premières pages, les jeunes lecteurs à partir du CM1-CM2.

Jean-Luc Marcastel, Libertalia, Gulfstream Editeur, collection Etincelles, Nantes, 2020. Illustrations de Cécile et Lionel Marty

Une fiction à l’époque de l’esclavage

La fiction s’attache aux destins de trois jeunes Nantais subitement confrontés au commerce triangulaire dont ils ignoraient la réalité. Le héros de ce trio, Henri, orphelin de mère, est en quête de son père . Celui-ci est parti chercher fortune sur l’île mystérieuse de Libertalia lorsqu’Henri avait cinq ans. Il a été recueilli par la mère de son ami Luigi, une Italienne au grand cœur, prénommée Anna Maria. Cette dernière a également adopté Maugette, petite fille abandonnée. Leur chemin croise la route d’une jeune fille appelée Nyah : d’origine africaine, elle s’est échappée du navire négrier qui l’a conduite à Nantes. Henri tombe immédiatement sous le charme de la jeune fille dont le sort le confronte à la cruauté du destin réservé aux esclaves. Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête : sauver à tout prix la fugitive de la terrible destinée qui l’attend. Aidé par Luigi, Maugette et Anna Maria, il tente tout ce qui est en son pouvoir pour éviter que Nyah ne soit reprise par les négriers. Après de multiples péripéties, non seulement Nyah est sauvée, mais la jeune fille et Henri retrouvent chacun leurs pères respectifs, Diop et Olivier, venus ensemble à Nantes à leur recherche.

Une fois tout danger écarté, confrontés au choix de leur destin, Olivier et son fils Henri, Diop et sa fille Nyah ainsi qu’Anna Maria, son fils Luigi et Maugette décident d’entreprendre un voyage qui doit les mener, espèrent-ils, à Libertalia, le lieu qu’Olivier recherche ardemment depuis des années. Dans cette île, quelque part au Nord de Madagascar, la liberté et l’égalité seraient la règle :

Libertalia, c’est un endroit où tous les hommes et toutes les femmes sont égaux, où chacun est libre, et jugé et respecté selon ses rites, non son rang, sa naissance, sa couleur de peau ou sa richesse, où chacun peut s’exprimer et vivre dans la dignité.

Jean-Luc Marcastel, Libertalia, p. 213-214

Le roman s’achève sur cette note d’espoir.

Un récit entre recherche d’identification et sensibilisation

Ce récit, qui a tout pour séduire de jeunes lecteurs, affiche des ambitions éducatives et civiques. La quatrième de couverture annonce la volonté de donner à découvrir à la jeunesse « une aventure émouvante qui nous rappelle la fragilité des valeurs que nous considérons aujourd’hui comme universelles » : la liberté, l’égalité, la fraternité et le refus de toutes les discriminations.

Proposant un scénario favorisant l’identification des jeunes lecteurs à Henri, héros central du roman, l’auteur entremêle habilement une histoire d’amour naissante et une fiction de nature historique. Ainsi se conjuguent les émois amoureux du jeune héros et sa prise de conscience d’une injustice intolérable à laquelle il était resté, jusque-là, parfaitement indifférent. Il se découvre horrifié par la cruauté des humains en apprenant la participation de sa ville au commerce triangulaire dont est victime la jeune Nyah.

L’auteur réussit à attirer l’attention des jeunes lecteurs par le biais de remarques adroitement glissées dans certaines des péripéties auxquelles est confronté le trio. Jean-Luc Marcastel, ancien enseignant en histoire-géographie, tient en effet compte de manière très originale du débat qui anime l’opinion publique depuis des décennies quant aux termes jugés offensants. Il cherche et parvient à sensibiliser son jeune lectorat à la question épineuse des préjugés racistes. Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de l’histoire de l’esclavage, reconnaît lui-même dans son essai sur les traites négrières la difficulté « de trouver la bonne expression capable de caractériser l’objet de [son] propos » . De fait, nombreux sont ceux qui ont des difficultés à employer le mot « nègre » ou tout terme dérivé, et préfèrent le remplacer par « esclave », en ne se focalisant ainsi que sur les résultats du processus négrier .

PETRE-GRENOUILLEAU, Olivier, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 2004, p. 19-20.

PETRE-GRENOUILLEAU, 2004, p.20 (cf. supra).

Illustration de Cécile et Lionel Marty

Un roman d’éducation au langage

Dans la première partie du roman, l’auteur prête à Henri des pensées et des propos de nature raciste, rendus notamment par l’usage du mot « nègre ». Lorsque Henri constate que ce qu’il prenait pour un animal dangereux n’est autre qu’une jeune fille, il l’identifie à une Africaine en raison de traits phénotypiques distinctifs : un nez épaté, des lèvres charnues, les cheveux, la peau noire (p. 36). Des « nègres », Henri en avait déjà rencontrés à Nantes, écrit Jean-Luc Marcastel, il savait qu’ils venaient d’Afrique et qu’ils étaient peu nombreux dans sa ville, souvent serviteurs de riches Nantais ou affranchis et libres menant leurs propres affaires. Jusqu’à présent, Henri était indifférent à leur sort. Mais lors de sa rencontre avec Nyah, l’auteur le montre touché par la peur qu’il lit dans les yeux de la jeune fille. Et lorsque Luigi la découvre à son tour et la désigne tout naturellement comme une « négresse » (p. 42), Henri s’en offusque. Il comprend du reste, contrarié, que l’expression « bois d’ébène » utilisé par les marins sert à désigner la jeune fille.

La sensibilisation du lecteur aux préjugés racistes est l’une des ambitions du roman. Lors d’un échange avec Maugette qui trouve Nyah très jolie, Luigi s’exclame : « jolie… mais elle est noire » (p. 43). Une discussion s’engage alors : une noire peut-elle être jolie ? Pour Luigi, la réponse est négative, ce que conteste Maugette qui fait observer à son camarade qu’« en plus, elle n’est pas vraiment noire ». De la sorte, l’auteur initie le lecteur au phénomène que l’historien Pap Ndiaye proposait de qualifier, en 2008, de « colorisme » pour désigner les nuances des couleurs de peau quand elles sont référées à des perceptions sociales hiérarchisantes.

NDIAYE Pap, La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2008, p. 82.

Dans le souci d’éveiller le lecteur au rôle de vecteurs des préjugés et de construction des imaginaires que recèlent les mots, le romancier multiplie les scènes qui incitent à interroger le recours aux mots « noire » et « négresse ». Les marins du bateau négrier sur lequel Henri a réussi à embarquer, utilisent sans sourciller ces termes. Dans leur bouche Nyah (p. 161-162) est une « petite négresse » et les Africains des « bons à rien de négros » (p. 180). Pour eux, ce vocabulaire et les jugements de valeurs qu’ils véhiculent sont aussi spontanés que naturels ainsi que le traitement imposé aux captifs africains qu’ils transportent outre-Atlantique : le fait que la jeune Nyah porte un collier de fer relié à une laisse ne les questionne pas. Au vrai, ce questionnement n’est pas d’actualité au XVIIIème siècle au sein de la population nantaise. Mais la révolte d’Henri – entendre le mot « négresse » « lui plante dans la poitrine des échardes de colère » (p. 135) – est une invitation adressée aux jeunes lecteurs à ne pas céder aux préjugés hérités de la tragédie de l’esclavage et de la traite.‌

Ce dispositif, rarement exploité par les écrivains de romans pour la jeunesse, fait l’originalité et l’intérêt de ce roman qui pousse les lecteurs visés à réagir et à prendre conscience de la portée et de la violence des mots.

A ce titre, l’attention de jeunes lecteurs aurait pu être également attirée sur l’emploi du terme « esclave » qui, mal utilisé, peut construire chez le jeune public des savoirs historiques et/ou scolaires erronés. Les Africains enlevés lors de razzias ne sont pas à l’origine, exceptées de rares exceptions, des esclaves ; ce sont des hommes et des femmes libres rendus esclaves par l’acte de vente à un planteur. Or, il est régulièrement écrit dans les manuels scolaires que les esclaves sont enlevés ou achetés en Afrique ce qui instille dans l’esprit des élèves que ces Africains étaient originellement des esclaves et le fait que l’adjectif « noir » soit souvent associé à « esclave » contribue à figer des stéréotypes dans l’esprit des élèves. Ils associent presque systématiquement l’esclavage et la couleur de la peau, et l’esclave reste dans leur discours associé au « Noir ». Aussi peut-on se demander combien de temps faudra-il attendre encore pour que le terme de captif soit employé à la place de celui d’esclave dans l’enseignement de la traite ou dans les débats sociaux.

POUSSE-SEOANE Carine,« Les traites négrières et l’esclavage dans les manuels du primaire et du lycée », dans FALAIZE, Benoît, L’enseignement de l’esclavage, des traites, et de leurs abolitions dans l’espace hexagonal, Rapport INRP, 2011. En ligne : http://www.comite-memoire esclavage.fr/IMG/pdf RAPPORT_ESCLAVAGE_INRP_2011.pdf, p. 20-68.

LEDOUX Sébastien, « L’esclavage à l’école primaire en région parisienne » dans FALAIZE Benoit., 2011, p. 122-137 (cf. supraI). LALAGÜE-DULAC Sylvie, « Histoire enseignée, histoire savante : comment identifier et nommer lors de l’étude de l’histoire de l’esclavage », in LALAGÜE-DULAC Sylvie, LEGRIS Patricia, MERCIER Charles (dir.), Didactique et histoire. Des synergies complexes, Rennes : PUR, 2016, p. 111-123.

Pour citer cet article

Sylvie Lalagüe-Dulac, « Libertalia, un roman de Jean-Luc Marcastel », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 janvier 2021, https://revue.alarmer.org/libertalia-de-jean-luc-marcastel/

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