La persistance des hostilités identitaires de toutes natures à un niveau élevé, la progression des formations politiques d’extrême droite et la (ré)activation dans les espaces public et scolaire d’identités ethno-raciales aux effets assignants interrogent la capacité de l’école à enrayer le racisme et l’antisémitisme. Les points d’entrée dans les programmes ne manquent pourtant pas pour mener un travail utile. Mais les approches privilégiées, dont les limites ont déjà été soulignées par d’autres, comme l’historien Emmanuel Debono et l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci, peinent à faire sens dans le quotidien des élèves et à infléchir les discours et les comportements.
Emmanuel Debono, « Enseignement du racisme vs éducation antiraciste ? », Le Monde, 11 septembre 2014 ; Marie-Anne Matard-Bonucci, « L’histoire devant le racisme et l’antisémitisme », Histoire@Politique, n°31, 2017, pp. 64-74.
Recherche et programmes scolaires : des avancées incontestables
Sensibiliser à la lutte contre les hostilités de nature raciste s’imposa comme une préoccupation essentielle de l’école à partir de la décennie 1980. Sur fond de négationnisme désinhibé, d’une vigueur nouvelle de la judéophobie et d’anamnèse de la complicité de Vichy dans le génocide des Juifs, l’attention se focalisa d’abord sur l’antisémitisme. De la lutte contre l’oubli de ses conséquences les plus tragiques devait résulter un sursaut de vigilance face à tous les racismes. Dès lors, les programmes d’histoire s’étoffèrent de séquences sur l’affaire Dreyfus, la Shoah et le régime de Vichy.
Concernant le racisme phénotypique, une impulsion décisive vint de la loi du 10 mai 2001 qui qualifia de « crime contre l’humanité » la traite et l’esclavage pratiqués par l’Occident entre le XVIe et le XIXe siècle. Les programmes et les professeurs d’histoire n’avaient pas attendu cet acte législatif pour se saisir de ces questions. Mais en posant que les programmes devraient accorder à ces sujets « la place conséquente qu’ils méritent », cette loi constitua le marqueur politique d’une préoccupation grandissante dans de nombreux secteurs de la société.
De son côté, la recherche a produit depuis trente ans une multitude de travaux sur les traites, les esclavages et leurs abolitions, sur la condition des populations noires en France métropolitaine et dans les territoires colonisés, ou sur les processus de racialisation qui conduisirent à la structuration des idéologies racistes et antisémites des XIXe et XXe siècles. Notre compréhension des usages politiques et sociaux de la racialisation des identités en a été profondément renouvelée.
Ces questions figurent désormais en bonne place dans les programmes scolaires : la traite atlantique, l’économie de plantation, l’esclavage et ses abolitions, l’affaire Dreyfus, les génocides et nettoyages ethniques du XXe siècle, les régimes nazi et de Vichy, le procès de Nuremberg, les sociétés coloniales, les décolonisations et la guerre d’Algérie sont autant de points d’appui à l’étude des causes et des effets du racisme et de l’antisémitisme.
Des études segmentées et déliées de toute perspective historique
Cependant, cette énumération révèle un récit kaléidoscopique qui entrave la mise à jour des permanences, des filiations, des continuités, des analogies, des circulations. Ainsi, ouverte avec l’affaire Dreyfus et close avec la défaite du nazisme, l’étude de l’hostilité antijuive est circonscrite à sa configuration racialiste et paroxystique des violences de masse à matrice nationaliste d’extrême droite. Les racines religieuses (chrétienne et musulmane) de la judéophobie sont une « tache aveugle » des programmes. L’hostilité antijuive à caractère raciste – nourrie à partir du XIXe siècle d’anthropologie raciale, de nationalisme xénophobe et d’anticapitalisme – et l’antisionisme contemporain n’ont pourtant bien souvent que reformulé, réactivé et enrichi des croyances et des « antisémythes » naturalisés par des siècles d’un antijudaïsme que le temps a enkysté au plus profond des croyances ordinaires. C’est une clé essentielle de la permanence de la judéophobie.
Expression empruntée à Paul Salmona et Claire Soussen(dir.), Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national, Paris, Albin Michel, 2021.
Marie-Anne Matard-Bonucci, Antisémythes. L’image des juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris, Nouveau monde éditions, 2005.
Exclusivement exposés aux versions maurrassienne, nazie et vichyste de l’antisémitisme, les élèves ne disposent pas de l’outillage intellectuel pour lire et interpréter la rhétorique et les manifestations de la « nouvelle judéophobie », pourtant dorénavant bien présente dans l’espace public, à l’école et sur les réseaux sociaux. Partant, nombre de jeunes réfutent la charge raciste de l’hostilité antijuive à matrice islamiste et antisioniste, arguant de l’absence de référence explicite à la « race » ou à un quelconque projet génocidaire.
Titre d’un livre de Pierre-André Taguieff publié en 2002 (Mille et une nuits).
L’étude des racismes dits « de couleur » pose des difficultés analogues. Rabattus sur des configurations historiques révolues (esclavage, traite atlantique, impérialisme colonial), ils s’incarnent dans des figures absentes de l’environnement des élèves (l’armateur négrier, le planteur esclavagiste, le colon). Passée l’étude des décolonisations, l’évocation des lois de déségrégation aux États-Unis et la fin de l’Apartheid, l’altérité dépréciée, déshumanisée et animalisée projetée sur les corps perçus comme non-blancs n’est plus mentionnée par les programmes d’histoire.
Jalonnés d’angles morts nombreux, n’autorisant que peu l’interpénétration des époques, les programmes d’histoire n’incitent pas les élèves à penser leurs propres discours sur l’Autre comme une composante et une manifestation de la rémanence dans les espaces de notre modernité (enceintes sportives, réseaux sociaux, cours de récréation…) de préjugés et de catégorisations racistes élaborés dans un passé délié de leur présent.
Cette disjonction des temps apparaît clairement dans l’enquête de terrain entreprise par le professeur de philosophie Aurélien Aramini. Si les élèves qu’il a observés et questionnés « condamnent ou disent condamner le racisme dès lors qu’il est présenté comme un système théorique », ils n’en sont pas moins les acteurs d’un espace social structuré par des groupes aux identités ethnoculturelles incompatibles, parfois hostiles et conflictuelles. « Les élèves n’appréhendent pas l’existence de ces groupes comme une croyance ou une construction car ils possèdent, à leurs yeux, une consistance de l’ordre du fait ». Leur vocabulaire, imprégné de formules racialisantes banalisées (les « Blancs », les « Arabes », les « Français » ou les « Noirs »), prend, à cet égard, une dimension performative, par laquelle le langage crée, autant qu’il la décrit, une réalité.
Aurélien Aramini, Du racisme et des jeunes. Témoignages de profs, paroles d’élèves, La Tour-d’Aigues, L’aube, 2022, p. 37.
Ibid., p. 27-31.
Ibid., p. 34.
Involontairement, entretenir ce contre quoi on lutte
Aurélien Aramini pointe les limites des projets pédagogiques de lutte contre le racisme et l’antisémitisme: quand le discours est teinté d’universalisme il se fracasse sur une promesse républicaine d’égalité sans cesse différée et se heurte à une affirmation identitaire d’élèves qui refusent d’être considérés comme des Français; et quand le discours plaide la valorisation des différences culturelles, il court le risque d’encourager le repli sur le groupe ethnoculturel auquel chacun des élèves s’identifie, aggravant d’autant l’archipélisation de la société. La segmentation du récit, à l’école, des histoires traumatiques n’est-elle pas de nature à encourager et à légitimer une projection identitaire et victimaire ?
Ibid., p. 49.
Aurélien Aramini précise que le risque de « dérives identitaires » (p. 83), perceptible surtout « dans un contexte de destin social différencié et de conflictualité forte dans l’espace public » (p. 66), n’est pas généralisable.
L’effet produit par les supports iconographiques sollicités pour sensibiliser les élèves à l’antiracisme mérite aussi d’être interrogé. Car, quelles représentations durables façonne chez les élèves l’exposition répétée au fil de toute une scolarité de corps noirs réduits en esclavage, dépréciés, abîmés, humiliés, infantilisés, animalisés ? Les images (on pourrait aussi évoquer celles qui figurent dans les manuels de géographie ou dans les médias) ne risquent-elle pas de valider ce qu’elles sont censées concourir à déconstruire ?
Trois axes de renouvellement
Ces observations critiques conduisent à suggérer un renouvellement des programmes d’histoire autour de trois axes. Le premier vise à faire saisir pourquoi « la race », catégorie imaginaire aux effets politiques et sociaux bien réels, marque encore si puissamment nos univers mentaux et notre espace social, alors que le racisme est pourtant moralement disqualifié et juridiquement condamné depuis plusieurs décennies. Cet objectif suppose une étude des hostilités identitaires redimensionnée à l’épaisseur du temps long, afin de montrer que l’enracinement et la permanence des imaginaires antisémites et racistes s’indexent à leur force politique d’ordonnancement des sociétés, de verrouillage des positions sociales et de légitimation des hiérarchies.
Le second axe de renouvellement est inspiré des travaux des historiens George Fredrickson, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani. Selon le premier, « à côté d’une histoire des racismes particuliers, une histoire générale du racisme est possible ». Une étude qui combinerait analyses diachroniques et synchroniques pourrait faire émerger les ressorts communs aux différentes hostilités de nature identitaire, ainsi que les spécificités qui singularisent chacune d’entre elles. Cette approche globalisante et comparatiste contribuerait à atténuer l’effet de captation identitaire et victimaire auquel le récit historique éclaté donne prise.
Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales. XVe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2021.
George Fredrickson, Racisme. Une histoire, Paris, Liana Levi, 2003, p. 17.
Le troisième axe suggère d’accorder une place significative à l’histoire et aux figures de l’antiracisme. Montrer que ce combat ne fut pas seulement affaire d’épiderme, c’est rehausser l’analyse historique à la complexité d’une réalité qui dément les catégorisations pigmentaires essentialisantes. La Révolution française est une période idoine pour mettre en lumière ces « causes communes » portées par Louis Delgrès et Toussaint Louverture, Condorcet et l’abbé Grégoire. Les élèves découvriraient des figures « de couleur » francophones, combattantes de la liberté, de l’égalité et de l’universalisme républicain, comme l’anthropologue et diplomate haïtien Anténor Firmin (1850-1911), qui s’attaqua courageusement aux fondements du racisme prétendument scientifique, ou le député Gaston Monnerville (1897-1991), qui s’engagea à part égale au service de la cause des Noirs et de la cause des juifs.
Nicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, Paris, Stock, 2011.
Bastien Craipain, « Anténor Firmin et l’anthropologie fin de siècle. Itinéraire d’un intellectuel antiraciste », RevueAlarmer, 15 février 2022.
Bernard Bruneteau, « Gaston Monnerville. « Le drame juif ». Allocution du 21 juin 1933 au Trocadéro », RevueAlarmer, 10 octobre 2020.
Une approche radicalement repensée
Ces axes devraient être combinés dans une réflexion d’ampleur. Possiblement libellée « De la racialisation des identités au racisme et à l’antisémitisme, du Moyen Âge à nos jours », elle aurait sa place dans l’enseignement de spécialité Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques qui propose aux lycéens des études thématiques (la démocratie, la puissance…) dans un périmètre horaire de 20/25 heures. La focale d’entrée serait déplacée, des conséquences paroxystiques produites par la racialisation des identités (entrée privilégiée par les programmes actuels), vers l’étude des processus de fabrication des imaginaires raciaux et d’élaboration des idéologies racistes comme « ressource politique ». Une telle perspective montrerait à ceux des élèves qui interprètent l’espace social en termes d’identités raciales que celles-ci ne sont pas de « l’ordre du fait », mais qu’elles résultent de « fables savantes », tissées de croyances, de mythes et de préjugés fabriqués.
J.-F. Schaub et S. Sebastiani, op. cit., p. 12.
Maurice Olender, Les langues du paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris Seuil, 1989, p. 48.
Quelle que soit l’ampleur de l’inflexion, les programmes d’histoire ne résoudront pas à eux seuls des problématiques qui sont à la croisée d’une multitude de paramètres ; ils ne suffiront pas à défaire ce que l’environnement (familial, religieux, culturel, médiatique, numérique…) des élèves produit comme discours et représentations antisémites et racistes. Au moins, peut-on espérer que, renouvelés, ils participent d’un réarmement intellectuel salutaire tout en contribuant à une lecture plus juste du projet universaliste.
Pour citer cet article
Benoît Drouot, « Racisme, antisémitisme : repenser les programmes scolaires », RevueAlarmer, mis en ligne le 20 mars 2023, https://revue.alarmer.org/racisme-antisemitisme-repenser-les-programmes-scolaires/