25.09.23 Who’s Black and Why? A Hidden Chapter from the Eighteenth-Century Invention of Race, un livre de Henry Louis Gates Jr. et Andrew S. Curran

En 1739, l’Académie royale de Bordeaux, compagnie composée de savants (médecins, économistes, ingénieurs) et surtout de nombreux magistrats de la noblesse de robe, lance un concours. C’était là une des formes d’interventions régulières des académies au XVIIIe siècle, comme l’avait bien montré Daniel Roche. Cette année-là, le milieu privilégié bordelais, alors déjà très enrichi par le commerce des esclaves et du produit des îles à sucre, invitait à répondre à la question de savoir comment s’expliquait la couleur de peau des Noirs. Les personnes qui enverraient essais et dissertations afin de répondre à cette interrogation entreraient en compétition pour l’attribution d’un prix du meilleur texte. En 1741, seize réponses étaient parvenues aux académiciens girondins qui sont aujourd’hui conservées aux archives municipales de Bordeaux. Ces dissertations n’ont pas fait l’objet d’une publication imprimée en France depuis lors, contrairement au résultat du concours de l’Académie de Metz en 1787 sur la condition des juifs dans le royaume de France. Il a donc fallu que deux chercheurs de grand renom Henry Louis Gates Jr (Université de Harvard) et Andrew Curran (Université Wesleyan) en proposent récemment une édition en langue anglaise.

Pierre Birnbaum, « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux », le concours de l’Académie Royale de Metz de 1787, Paris, Le Seuil, 2017.

Henry Louis Gates et Jr. and Andrew S. Curran, Who’s Black and Why? A Hidden Chapter from the Eighteenth-Century Invention of Race, Cambridge (MA) Londres, Harvard University Press, 2022, 303 pages.

Le volume qu’ils ont publié présente un très grand intérêt pour tout lecteur qu’intéressent à la fois la question de l’importance de la traite atlantique dans l’évolution de la société française au Siècle des Lumières et l’histoire intellectuelle de la race en Occident. Si l’ouvrage fait la part belle au cas particulier de Bordeaux, en première ligne du commerce triangulaire, les réponses au concours sont en majorité françaises, mais certaines viennent des Pays-Bas, de Suède et d’Irlande. Les candidats étaient autorisés à envoyer leur dissertation soit en français (8) soit en latin (8) : excellente piqûre de rappel pour qui croirait que la connaissance du latin n’est indispensable que pour faire l’histoire du Moyen Âge et de la Renaissance ! Ce volume est le fruit d’un travail particulièrement soigné et réfléchi de traduction des deux langues vers l’anglais. 

Ce corpus central est encadré par une très substantielle introduction qui porte sur la place de l’esclavage à Bordeaux, la présence des personnes noires dans la ville, sur la nature de l’Académie royale, sur le rôle intellectuel joué par l’économiste Jean-François Melon et par Montesquieu, et sur le développement d’une approche naturaliste du phénotype africain au XVIIIe siècle. Il est suivi par les trois seules réponses parvenues à la même Académie en 1772 et portant sur la façon d’améliorer le sort des personnes africaines réduites en esclavage dans l’économie atlantique. La  question posée par l’Académie royale de Bordeaux dévoile avec une obscénité propre d’une certaine tartufferie éclairée, ce que dans un tout autre contexte Dostoïevski désignait comme le mélange de cruauté et de sentimentalité. De plus, comme ce livre est conçu en étroite relation avec l’ambitieux programme Image of the Black Archive and Library du Hutchins Center for African and African-American Research de l’université Harvard, il est complété par une très utile chronologie sur la représentation des Noirs et de la race en Europe et dans les colonies conquises par les Européens, de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle.

La partie centrale de l’ouvrage et la plus fournie donne donc à lire les seize réponses reçues entre 1739 et 1741 sur les causes de la couleur de la peau des Noirs. Chacune est précédée d’une brève introduction qui fait connaître l’identité de l’auteur, car selon le règlement du concours les dissertations devaient être anonymes et leurs rédacteurs les ont donc signées par le choix d’un adage ou d’un verset de la Bible. Dans l’édition présente, quelques-uns des textes ont été abrégés, lorsque les deux chercheurs ont estimé que certaines redites n’apportaient rien de significatif à l’ensemble. Les traductions sont accompagnées de notes d’explication. La gamme des réponses est vaste, mais elle peut se décrire en distinguant les textes qui tiennent à puiser dans la tradition biblique tout ou partie de l’argumentation et ceux qui entendent se référer de façon exclusive à des notions tirées de la géographie, de la théorie des climats, de la médecine et de l’optique newtonienne. La malédiction de Cham et Canaan demeure présente dans plusieurs des essais envoyés à Bordeaux. La théorie des climats figure, elle aussi, en bonne place. Le troisième pilier des explications enracinées dans une longue tradition consiste à attribuer la physionomie des enfants à l’imagination et aux désirs de leur mère pendant la gestation. Beaucoup plus modernes sont les réflexions tirées de la dissection de l’épiderme à l’occasion d’autopsies de corps de personnes africaines, qui paraissaient corroborer des observations du médecin italien Marcello Malpighi au XVIIe siècle. Toutefois, il convient de ne pas croire que la rhétorique médicale protège de la tentation de l’élucubration. C’est ainsi qu’est inventé un tissu supplémentaire dans la peau des Noirs qui n’existerait pas chez les Blancs et, mieux encore, l’existence d’une bile noire, d’un sang et d’un sperme plus foncés, d’après le médecin de Cayenne Pierre Barrère. 

Au total, à peu d’exceptions près, ce qui fait la tonalité de ces réponses c’est la confirmation de la propension de nombreux savants et des demi habiles à additionner des causalités de nature incohérente (théologiques, géographiques, physiologiques, morales). Certains des rédacteurs pouvaient même se référer avec révérence à la lettre du récit biblique qui affirme l’unité du genre humain, tout entier issu du premier couple formé par Adam et Ève, et néanmoins donner crédit à l’hypothèse, remontant au milieu du XVIIe siècle, sur l’existence de plusieurs humanités parallèles (le polygénisme). Les auteurs du volume, très attentifs au langage de ces textes, placent surtout l’accent sur le fait que « les Noirs » désignent par métonymie les seuls Africains et par évidence sociale les esclaves noirs ou affranchis.

Cette publication est pertinente et salutaire. Elle devrait inciter une maison d’édition et une fondation à donner accès à ces textes aux lecteurs français. En attendant, cette version américaine demeure très précieuse.

Pour citer cet article

Jean-Frédéric Schaub, « Who’s Black and Why? A Hidden Chapter from the Eighteenth-Century Invention of Race », un livre de Henry Louis Gates Jr. et Andrew S. Curran, RevueAlarmer, mis en ligne le 25 septembre 2023, https://revue.alarmer.org/whos-black-and-why-a-hidden-chapter-from-the-eighteenth-century-invention-of-race-un-livre-de-henry-louis-gates-et-jr-and-andrew-s-curran/

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