Tout Hutu doit savoir que la femme tutsi où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent, est traître tout Hutu
– qui épouse une femme tutsi ;
– qui fait d’une femme tutsi sa concubine ;
– qui fait d’une femme tutsi sa secrétaire ou sa protégée.
Tout Hutu doit savoir que nos filles Hutu sont plus dignes et plus consciencieuses dans leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus honnêtes !
Femmes hutu, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères, et vos fils à la raison.
Tout Hutu doit savoir que tout Tutsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la suprématie de son ethnie.
Par conséquent, est traître tout Hutu
– qui fait alliance avec les Tutsi dans ses affaires ;
– qui investit son argent ou l’argent de l’État dans une entreprise d’un Tutsi ;
– qui prête ou emprunte de l’argent à un Tutsi ;
– qui accorde aux Tutsi des faveurs dans les affaires (l’octroi des licences d’importation, des prêts bancaires, des parcelles de construction, des marchés publics…)
Les postes stratégiques tant politiques, administratifs, économiques, militaires et de sécurité doivent être confiés aux Hutu.
Le secteur de l’Enseignement (élèves, étudiants, enseignants) doit être majoritairement hutu.
Les Forces Armées Rwandaises doivent être exclusivement Hutu. L’expérience de la guerre d’octobre 1990 nous l’enseigne. Aucun militaire ne doit épouser une femme tutsi.
Les Hutu doivent cesser d’avoir pitié des Tutsi.
Les Hutu, où qu’ils soient, doivent être unis, solidaires et préoccupés du sort de leurs frères hutu.
– Les Hutu de l’intérieur et de l’extérieur du Rwanda doivent rechercher constamment des amis et des alliés pour la cause Hutu, à commencer par leurs frères bantous.
– Ils doivent constamment contrecarrer la propagande tutsi.
– Les Hutu doivent être fermes et vigilants contre leur ennemi commun tutsi.
La Révolution Sociale de 1959, le Référendum de 1961, et l’Idéologie hutu doivent être enseignés à tout Hutu et à tous les niveaux. Tout Hutu doit diffuser largement la présente idéologie.
Est traître tout Hutu qui persécutera son frère hutu pour avoir lu, diffusé et enseigné cette idéologie.
Extrait du magazine Kangura n°6, décembre 1990
Les Dix Commandements du Hutu, Kangura n°6, décembre 1990.
Une alerte ignorée
En 1991 j’étais rédacteur-en-chef à L’Événement du jeudi (EdJ), un hebdomadaire français d’actualité générale fondé par Jean-François Kahn qui rivalisait alors avec L’Express, Le Point et Le Nouvel Observateur (devenu L’Obs). Vingt ans plus tôt, j’avais commencé ma carrière comme coopérant au Burundi.
Une découverte de l’Afrique des Grands Lacs plutôt insouciante jusqu’au 12 mai 1972. Ce jour-là, un détachement de militaires burundais investit l’École Nationale d’Administration de Bujumbura et embarqua à coups de crosse ceux de mes élèves catégorisés hutu, qui furent exterminés dans la journée. Observateur impuissant des massacres à caractère génocidaire au Burundi, j’y pris conscience des ravages des manipulations identitaires dans cette région tardivement colonisée par l’Allemagne puis confiée à la tutelle de Bruxelles après la Première Guerre mondiale.
Cf. CHRÉTIEN Jean-Pierre et DUPAQUIER Jean-François, Burundi 1972. Au bord des génocides, Ed. Karthala, Paris, 2007, notamment p. 207 et suivantes.
Cette tragédie d’une raciologie occidentale plaquée sur les crises sociales africaines n’intéressait à peu près personne en France – notamment dans les médias. Je n’en surveillais pas moins du coin de l’œil les soubresauts politiques au Rwanda comme au Burundi. Mon statut à L’Événement du jeudi me permettait de temps en temps de glisser un « papier » sur l’un ou l’autre pays, souvent sous pseudonyme pour ne pas « griller » mes sources. Or ce jour d’avril 1991, une conférence de presse du chef de l’État rwandais à Paris me donnait l’occasion de l’interpeller.
Après des massacres « ethniques » dans les communes de Ntega et de Marangara au Burundi en août 1988, j’écrivis dans L’Évènement du Jeudi sous le pseudonyme d’André Vangen : « Demain, si les fous sanguinaires qui attisent les faux conflits ethniques ne sont pas muselé, on ira vers un génocide à la cambodgienne. » L’EdJ n°200, 1er au 7/9/1988, p. 32-35.
Lorsqu’il séjournait à Paris, Juvénal Habyarimana, président de la République du Rwanda, posait ses valises à l’Hôtel de Crillon, un palace situé place de la Concorde, à deux pas de l’Élysée. Le 23 avril 1991, à l’issue d’un rendez-vous avec François Mitterrand et avant de reprendre l’avion, il y convoqua une conférence de presse. J’eus donc l’opportunité de l’interroger sur un problème qui me préoccupait depuis le mois de décembre précédent. Je levai la main et me présentai : « Monsieur le Président, j’ai ici la photocopie d’un magazine rwandais qui s’appelle Kangura. On y trouve un article titré « Les Dix Commandements du Muhutu« qui semble avoir provoqué un certain émoi dans votre pays. Je vous en lis quelques extraits :
Précision lexicale : en kinyarwanda, la langue rwandaise, le préfixe indique le nombre, unique ou pluriel : Mu ou umu = un Ba = plusieurs Le suffixe –kazi indique le genre uniquement s’il est féminin.
« Tout Hutu devrait savoir que toute femme Tutsi, peu importe qui elle est, travaille dans l’intérêt du groupe ethnique Tutsi. En conséquence, nous devons considérer comme traître chaque Hutu qui : – se marie avec une femme Tutsi – emploie une femme Tutsi comme concubine – emploie une femme Tutsi comme secrétaire, ou la prend sous sa protection. […] Chaque Hutu devrait savoir que tout Tutsi est malhonnête en affaires. Son seul but est la suprématie de son groupe ethnique. Ainsi, chaque Hutu qui fait une des choses suivantes est un traître – fait un partenariat économique avec un Tutsi […] – prête ou emprunte de l’argent à un Tutsi […] Les Hutus doivent être inflexibles et vigilants envers leur ennemi Tutsi commun ». »
Une du n°6 de Kangura.
Le président commençait à manifester son impatience. Je formulai ma question : « Monsieur le Président, savez-vous que si un journaliste français écrivait ça sur les Juifs, il irait en prison ? »
Juvénal Habyarimana répondit avec une concision qui pouvait passer pour courtoise : « Monsieur, dans mon pays, le Rwanda, ça s’appelle la liberté d’expression ».
Bonne connaisseuse de ce pays, Catherine Simon, journaliste au Monde, était là. Elle rendit compte du propos présidentiel : « Il a défendu […] au nom de la « liberté d’expression » les articles pourtant ouvertement racistes de l’hebdomadaire Kangura ». Un titre signifiant« réveille-les », bientôt accompagné du sous-titre « Organe du peuple majoritaire », c’est-à-dire des Hutu.
Ce magazine avait été créé par un groupe d’extrémistes liés à la mouvance présidentielle pour créer la confusion face à un média démocrate quasi éponyme, Kanguka – soit « réveille-toi ! », sous-entendu « toi le peuple rwandais, Hutu et Tutsi confondus » –, qui faisait florès. Dès ce moment, Kangura apparut comme un organe de propagande voué à attiser la haine « raciale » des Hutu vis-à-vis des Tutsi.
Mon ami l’historien Jean-Pierre Chrétien avait également pris connaissance avec effarement des « Dix Commandements ». Il exprima son inquiétude le mois suivant dans la revue Politique Africaine : « Le texte […] apporte un éclairage significatif sur les enjeux actuels de la crise rwandaise. La grande presse y a fait allusion : en janvier dernier, un député libéral belge rapproche son contenu de la « doctrine hitlérienne« ; en avril, un journaliste français interroge le président Habyarimana, de passage à Paris, sur « ces articles ouvertement racistes ». Cependant le silence quasi général des médias et des milieux politiques français sur la situation du Rwanda, étonnant vu l’implication politique, financière et surtout militaire de notre pays dans cette crise, contraste avec la richesse des informations et des débats dans l’opinion publique belge. »
Spécialiste du génocide de l’Afrique des Grands Lacs, Jean-Pierre Chrétien a notamment écrit Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 2000 (1e édition 1995), Le défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Paris, Karthama, 1997, etCombattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2024. Il est co-auteur avec Marcel Kabanda de Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.
La Libre Belgique, 28 janvier 1991. Référence à préciser : article introuvable en l’état.
[1] CHRÉTIEN Jean-Pierre, « « Presse libre » et propagande raciste au Rwanda. Kangura et « Les 10 commandements » », Politique africaine, Paris, Karthala, n°42, 1991, p. 109-115. Cet article est repris intégralement dans CHRÉTIEN Jean-Pierre, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), avant-propos de Vincent Duclert, Thomas Hochmann, Raymond H. Kévorkian, Chantal Morelle, Etienne Rouannet, Françoise Thébaud, Sandrine Weil (Equipe de recherche), Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2024 (et www.editionsbdl.com), p. 14-18.
À cette époque, les journalistes français qui couvraient l’actualité du Rwanda se comptaient sur les doigts d’une seule main. De son côté, Jean-Pierre Chrétien était, parmi les africanistes français, le seul lanceur d’alerte sur la ségrégation d’État visant la « race » tutsi au Pays des Mille collines. Si en Belgique la publication des « Dix commandements » avait suscité un émoi passager, à Paris nous pensions prêcher dans le désert.
Les « Dix Commandements du Hutu », matrice médiatique du génocide
Après le génocide des Tutsi du Rwanda, les travaux de la Commission d’enquête du Sénat belge (1997) puis ceux de la Mission d’information française (1998) révélèrent que, dès leur parution, les « Dix Commandements » avaient attiré l’attention des diplomates belges et français en poste à Kigali. Cependant, les quelques télégrammes diplomatiques qui en rendirent compte furent rapidement noyés sous la masse d’informations et surtout de désinformations émanant du régime Habyarimana.
Son nom complet était « Mission d’information de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées et de la Commission des Affaires étrangères, sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 » (accessible ici : https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp). Présidée par l’ancien ministre socialiste de la Défense Paulo Quilès, cette mission a rendu un volumineux rapport en décembre 1998 escamotant la responsabilité de l’Élysée dans le génocide.
Les « Dix Commandements » constituaient pourtant une extraordinaire transgression, rappelant la fondation brutale de la « république hutu » sous couvert des militaires belges. Au Rwanda, après la « Révolution sociale » de 1959 ayant chassé du pouvoir politique et administratif la « race » tutsi, le président Juvénal Habyarimana, tout comme son prédécesseur Grégoire Kayibanda, veillait à ce que la ségrégation des Tutsi se réduise à une série de consignes implicites. Par exemple, aucun texte officiel ne le stipulait mais en pratique, de fait, dans les entreprises, les administrations ou sur les bancs de l’Université, la proportion de Tutsi ne pouvait atteindre 10 % de l’effectif total. Cette forme hypocrite d’apartheid n’en était pas moins observée avec une vigilance quasi maniaque, soulignant le caractère disruptif des « Dix Commandements ».
À l’instigation de la tutelle belge, de Pères blancs et d’agitateurs hutu, des massacres de Tutsi commencèrent en 1959, trois ans avant l’indépendance. Une partie de la communauté tutsi trouva refuge dans les pays limitrophe, principalement en Ouganda et au Burundi. Après la fuite du roi, un référendum sur la monarchie fut opportunément organisé au Rwanda le 25 septembre 1961, en même temps que les élections législatives. Le référendum portait sur deux questions : devait-on maintenir la monarchie après l’indépendance programmée en 1962, et si oui, le titulaire, Kigeli V, devait-il rester roi ? Le référendum fut appelé « Kamarampaka », c’est-à-dire « le choix crucial » ou « le choix impartial ». À la majorité écrasante de 80% [à peu près le pourcentage de Hutu dans la population selon les recensements belges] les électeurs rejetèrent la monarchie. Le 1er juillet 1962, jour de l’octroi de l’indépendance par la Belgique vit accéder au pouvoir un régime républicain décidé à marginaliser la « race » tutsi. Par la suite, le nom de Kamarampaka vote « racial » fondateur de la « démocratie du peuple majoritaire » devint la référence et une sorte de cri de ralliement des « ethnistes » hutu.
S’y référait-on à un vieux corpus idéologique propre au Rwanda ? Le racialisme s’étalait surtout dans la littérature missionnaire d’avant l’indépendance, empruntant des formulations qui se voulaient évidentes, « scientifiques » et policées. Les considérations genrées n’y trouvaient aucune place. Dans les archives du XXe siècle, nous n’avons pas davantage trouvé trace d’une vindicte particulière envers les femmes tutsi, ni chez les racialistes ou colonialistes, ni chez les missionnaires ni chez d’autres acteurs. L’auteur – alors inconnu – de ce bréviaire de la haine genrée se conformait aux canons d’un racisme façonné dans l’Occident chrétien, liant étroitement stigmatisation des femmes et racisme.
Cf. Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Ed. Belin, Paris, 2013
Les « Dix Commandements » agirent comme une directive idéologique très contagieuse, libérant un lourd non-dit de frustrations sexuelles et de complexes d’infériorité (tel le nez épaté, caractéristique supposée des Hutu). Ils entrainèrent une propagande débridée articulant le genre, la sexualité et la race dans les médias rwandais anti-tutsi. En 1994, femmes, aïeules et fillettes tutsi rwandaises ont souvent été victimes de tortures sexuelles d’une effarante cruauté avant leur mise à mort. Et ce, d’une manière bien plus large que les personnes de sexe féminin exterminées lors des génocides précédents, Arméniennes de Turquie, Juives et « Nomades » d’Europe, victimes de tortures d’une cruauté inouïe avant leur mise à mort. C’est la principale singularité du génocide commis contre les Tutsi du Rwanda, le Tribunal pénal international pour le Rwanda ayant reconnu le viol comme crime de génocide, ce que la recherche a également étayé. Parler de misogynie ferait figure d’euphémisme. La contradiction entre la consigne de séparation absolue entre les hommes hutu et les femmes tutsi – recommandée surtout aux basses classes quoique peu appliquée – et la pratique du viol à grande échelle n’est qu’apparente : arme de guerre classique, le viol était à la fois une forme de « revanche sociale » et la destruction, réelle ou symbolique, de la matrice de l’ennemi.
Femmes appartenant aux communautés Roms, Manouches, Gitans, Sinti, Yéniches et voyageurs.
Godelieve Mukasarasi, fondatrice de l’organisation Solidarité pour l’épanouissement des veuves et des orphelins visant le travail et l’autopromotion (SEVOTA) au lendemain du génocide. L’organisation encourage l’expression et le dialogue entre femmes victimes de viol, en vue de la reconstruction par la parole et des actions en justice. – US Department of State, Wikimedia Commons
Le temps de l’enquête
À la demande de l’Unesco, Jean-Pierre Chrétien constitua une équipe d’experts chargés d’analyser la propagande du génocide dans les médias rwandais. Mon rôle était d’enquêter sur la presse écrite extrémiste. En janvier 1995, je découvris des dossiers de fabrication du magazine Kangura dans un bureau abandonné de la Régie de l’Imprimerie scolaire à Kigali. Parmi ceux-ci, le numéro 6 de décembre 1990 contenait encore l’original des « Dix commandements ». Je reconnus sa typographie particulière correspondant aux polices de caractère de série des premiers ordinateurs Mac, que j’utilisais. J’en discutai avec un officier de police judiciaire belge travaillant sur le génocide sous la conduite du juge d’instruction Damien Vandermeersch. Sur le campus de Butare, la grande ville universitaire du Rwanda, le policier avait recueilli de plusieurs sources une rumeur désignant comme possible auteur des « Dix Commandements » un professeur de physique à l’université de Butare. Connu pour son activisme anti-tutsi, il s’en était vanté. En 1990, date de la parution du texte incendiaire, il était encore étudiant à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Avec la photocopie du document original, le policier remonta à un atelier de reprographie du campus belge. La secrétaire n’eut aucun mal à se remémorer avoir dactylographié le texte. Interrogé, son ancien client, un certain Vincent Ntezimana, nia farouchement en être l’auteur. Il comparut dans le premier procès pour génocide à Bruxelles, dit des « Quatre de Butare », en 2001.
Les jurés entendirent l’enquêteur, la secrétaire et d’autres témoins décrire la genèse des « Dix Commandements ». Cependant, les jurés s’intéressèrent surtout aux crimes qui étaient reprochés à Vincent Ntezimana en 1994, à savoir le meurtre d’un de ses éminents collègues tutsi, le professeur Karenzi, et « d’un nombre indéterminé de personnes dont l’identité n’a pu être établie ». Car l’enquête montrait que Ntezimana avait dressé des listes du personnel tutsi de l’université de Butare et les avait communiquées aux tueurs hutu.
Site du mémorial du génocide des Tutsi à Rusatira, près de Butare – Dave Proffer, Flickr, 2007, Wikimedia Commons
Parmi les « Quatre de Butare », la personnalité de Vincent Ntezimana fut reléguée au second, voire au troisième plan. Les crimes inouïs reprochés aux deux religieuses bénédictines, Consolata Mukangango et Julienne Mukabutera, en faisaient les vedettes des audiences et des médias. De son côté, Alphonse Higaniro, le directeur d’une usine d’allumettes, apparut comme le prototype des Apparatchiks du génocide avec la brillante analyse de sa comptabilité par le sociologue André Guichaoua, témoin de contexte. Dans son verdict, le jury populaire se révéla peu intéressé par l’idéologie du génocide et la démonstration de la paternité des « Dix Commandements ». Cette séquence des débats passa à la trappe. Dans les grands procès d’assises comme ceux pour génocide, il y a souvent des accusations estimées secondaires qui ne sont pas relevées dans le verdict. Vincent Ntezimana s’était habilement fondu dans le décor. Il fut condamné à douze ans de prison pour génocide. Libéré pour bonne conduite avant la fin de sa peine, il s’établit définitivement en Belgique.
Cf. Jean-Pierre Chrétien (dir.) avec Jean-François Dupaquier, Marcel Kabanda et Joseph Ngarambe, Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995.
Quatre Rwandais ayant fui en Belgique après le génocide étaient au banc des accusés : Vincent Ntezimana, professeur à Butare, accusé de participation au génocide, Alphonse Higaniro, directeur d’une usine d’allumettes ayant servi de centre d’entraînement de miliciens Interahamwe, et deux religieuses bénédictines, Consolata Mukangango et Julienne Mukabutera, accusées d’avoir fourni des jerrycans d’essence pour brûler vifs des Tutsi réfugiés dans le garage de leur couvent. Un massacre ayant causé à lui seul environ 600 morts.
Un quart de siècle après le procès des « Quatre de Butare », les « Dix commandements » ont gagné en notoriété, apparaissant comme l’un des textes emblématiques du racisme anti-tutsi, pour une large part à l’origine de la propagande genrée et du martyr de tant de femmes rwandaises tutsi pendant le génocide. Nos enquêtes ont montré que non seulement le numéro 6 du magazine Kangura avait bénéficié en décembre 1990 d’un tirage exceptionnel, mais que les « Dix Commandements » ont fait l’objet jusqu’en 1994 de rediffusions sous forme de tracts, notamment dans les boîtes à lettres du corps professoral à l’université de Butare. Nous avons retrouvé d’autres tracts qui visaient à accroître l’impact des caricatures pornographiques stigmatisant les femmes tutsi parues dans la presse extrémiste.
En octobre 2024, Jean-Marc Lavergne, président de la cour d’assises de Paris appelée à juger Eugène Rwamucyo, un collègue et ami de Vincent Ntezimana, convoqua ce dernier dans l’espoir d’en savoir plus sur le texte litigieux. Rwamucyo ne fut-il pas, comme des témoins le soulignèrent, secrétaire de rédaction de Kangura ? Ntezimana ne répondit pas, ne vint pas. « Comme il réside en Belgique, je n’ai aucun moyen de l’y contraindre », regretta publiquement le président de la cour. Et Rwamucyo, comme Ntezimana, nia toute implication dans le magazine Kangura.
Le docteur Eugène Rwamucyo a refusé de reconnaître un rôle de secrétaire de rédaction du magazine Kangura. Il a été condamné le 30 octobre 2024 par la cour d’assises de Paris à vingt-sept ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Il a fait appel.
Vincent Ntezimana ne s’expliqua jamais sur les « Dix Commandements ».
Pour citer cet article
Jean-François Dupaquier, « Les « Dix Commandements du Hutu » : Les « Dix Commandements du Hutu » : retour sur une enquête autour d’un texte emblématique du racisme genré », Revue Alarmer, mis en ligne le 13 octobre 2025, https://revue.alarmer.org/les-dix-commandements-du-hutu-retour-sur-une-enquete-racisme-genre/