25.10.24 Combattre un génocide : Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), un livre de Jean-Pierre Chrétien

Publié à l’occasion de la trentième commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi, Combattre un génocide rassemble une trentaine de contributions de l’historien Jean-Pierre Chrétien, éminent historien de l’Afrique des Grands Lacs. L’ouvrage se présente comme une « leçon d’histoire » en revenant sur les prises d’écriture et de parole les plus engagées du chercheur entre 1991 et 2023. Cette édition est importante à plusieurs égards. Si Jean-Pierre Chrétien fait figure de plus grand spécialiste de la région autant sur la période coloniale que sur l’histoire du génocide des Tutsi, les textes mis ici à disposition du lecteur forment un corpus moins connu, permettant à la fois de retrouver ses analyses historiques mais aussi de revenir sur les étapes de la controverse franco-rwandaise en lien avec le parcours du chercheur.

Malgré la redondance des thèmes abordés par les différents textes sélectionnés, l’ouvrage a l’intérêt de réunir des communications de nature variée et destinées à des publics divers : articles scientifiques, tribunes, transcriptions de conférences, mais aussi lettres envoyées par un historien devenu lanceur d’alerte. La « leçon d’histoire » se réalise par la qualité – depuis longtemps reconnue – de l’analyse de Jean-Pierre Chrétien sur la société rwandaise et le mythe ethniciste, par sa capacité à questionner l’historiographie africaniste et par la démonstration des formes possibles de l’engagement scientifique.

À l’aide de textes courts retraçant une trentaine d’années de dénonciation de la politique française au Rwanda, l’ouvrage invite à penser la légitimité de la parole du chercheur – ici fondée sur plusieurs décennies de recherches menées dans les archives et sur les collines burundaises et rwandaises – ainsi que sa résonance dans la sphère politique. Jean-Pierre Chrétien, pourtant spécialiste de la période coloniale, rappelle lui-même la manière dont les événements des années 1990 l’ont obligé à sortir de son champ et ont exigé de lui qu’il s’exprime sur les risques de génocide au Rwanda et sur la nature de l’engagement français auprès du régime de Juvénal Habyarimana. Il a ensuite continué à se battre sans relâche pour la reconnaissance de la vérité historique.

Dans l’introduction, Jean-Pierre Chrétien, aujourd’hui directeur de recherches honoraires au CNRS, décrit sa rencontre avec le Burundi comme enseignant en 1964 et les défis concernant l’enseignement de l’histoire de ce pays nouvellement indépendant. Il devient alors chercheur et se demande : comment écrire cette histoire ? Avec quelles sources ? Comment se défaire de la mythologie d’une « invasion tutsi » et de catégories raciales essentialisées, analyses popularisées alors par les Pères Blancs et reprises par les pouvoirs indépendants rwandais et burundais ? Il raconte sa familiarisation avec les sources coloniales mais aussi l’importance du « terrain », de la connaissance de la société burundaise et de sa langue, le kirundi. Déjà, il observe les contradictions entre les discours tenus sur la région depuis la France, tant par le pouvoir politique que par certains « Africanistes » qui, dans plusieurs textes ici rassemblés, sont appelés à résister à la tentation de lectures « ethno-géographiques » des sociétés africaines. Il ne conçoit ainsi pas cette introduction comme un « CV», mais comme le rappel nécessaire que dès le début de sa carrière, l’Afrique était l’un des terrains de ces « combats pour l’histoire » dans la lignée de ceux menés par Lucien Febvre et Marc Bloch.

Vincent Duclert et plusieurs chercheurs ayant participé à la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda, rappellent dans l’avant-propos le contexte politique et « le tournant de connaissance » engendré par leur rapport ainsi que de la prise de parole du président Macron à Kigali en mai 2021. Le parcours de Jean-Pierre Chrétien lui-même témoigne de ce changement de paradigme.

Depuis 1991, Jean-Pierre Chrétien n’a cessé d’alerter les responsables politiques, les journalistes et la communauté scientifique sur les dérives racistes et violentes d’un régime rwandais soutenu par la France, sur la nature génocidaire des massacres, les responsabilités françaises et le déni de vérité et de justice qui s’était installé en Europe pour plusieurs décennies. L’intérêt de l’avant-propos réside ainsi dans le constat par les membres de la Commission des nombreuses traces laissées par Jean-Pierre Chrétien dans les archives françaises, de l’existence d’une information scientifique de première main à destination des responsables politiques de l’époque et du refus de la prendre en considération. On aurait souhaité que certains textes soient davantage contextualisés au fil de l’ouvrage afin de mieux mettre en évidence leur présence dans les archives françaises consultées par l’équipe éditoriale. Si ses appels ont longtemps été ignorés voire dénigrés, cette publication montre que Jean-Pierre Chrétien a fini par être (enfin) « entendu » et reconnu.

L’ouvrage se compose de six parties chrono-thématiques qui retracent les trois grandes évolutions de la relation de la France à l’histoire du génocide des Tutsi. D’abord, des textes scientifiques et des tribunes visent à donner « l’alerte » avant, pendant et dans l’après-coup immédiat du génocide (1991-1994). Le choix de rassembler les lettres adressées par l’historien à des personnalités politiques dans une partie à part, appelée « Des personnalités averties », nous semble moins heureux. Il aurait peut-être mieux valu les éditer de manière chronologique. Envoyées entre 1992-1993, elles sont présentées juste après un article de décembre 1994, le génocide étant alors terminé.

Le livre présente ensuite la période consacrée à la lutte pour la « vérité historique », celle-ci passant alors par un retour scientifique sur les mécanismes génocidaires à l’œuvre au Rwanda, et notamment la pertinence de la comparaison avec la Shoah, initiée par la célèbre tribune de Jean-Pierre Chrétien du 26 avril 1994 dans Libération : « Un nazisme tropical ». On y lit l’engagement de l’historien, sans cesse renouvelé en plus de trente ans, pour avertir les responsables politiques et le public – scientifique et autre – sur la nature du négationnisme perpétré contre les Tutsis et le rôle des Français, « amis du Rwanda », dans la promotion du déni de leur propre rôle et de la réalité des crimes. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage atteste l’entrée dans cette nouvelle étape de la relation France-Rwanda : celle de la reconnaissance publique des responsabilités françaises et de la restauration de la relation diplomatique entre les deux pays. Au prisme de ce changement politique, c’est aussi la reconnaissance, tardive, du rôle de l’historien qui advient.

La postface témoigne de son héritage et des multiples formes de reconnaissance de son engagement. Son ancien collègue Joseph Gahama et ses élèves, Hélène Dumas et Alexandre Hatungimana s’y expriment. Tous deux ont appris de Jean-Pierre Chrétien l’importance du travail des sources au plus près de la langue et la nécessité de lire les pratiques de violence perpétrées à l’encontre des Tutsi au prisme de l’idéologie raciste animant les tueurs. Son engagement total se lit dans des récits de ses camarades de lutte et d’écriture comme Jean-François Dupaquier, mais également dans le récit émouvant d’une membre de sa famille. Enfin, le livre s’achève sur le discours prononcé par Stéphane Audoin-Rouzeau lors de la remise de la légion d’honneur à Jean-Pierre Chrétien, symbole que les temps ont changé.

Il ne fait aucun doute que Combattre un génocide représente un moment éditorial important. Tant par l’hommage rendu au parcours scientifique et engagé de Jean-Pierre Chrétien, mais pour quiconque s’interroge sur la légitimité de la parole du chercheur et sur les manières dont celui peut tenter d’alerter l’opinion. Au sein de cette nouvelle séquence de la relation France-Rwanda, l’ouvrage rappelle ainsi l’aveuglement des dirigeants français pourtant informés par l’historien quant à la possibilité du génocide puis quant à la nature de celui-ci. Enfin, il semble que ces divers textes peuvent constituer des bases essentielles pour les enseignants du secondaire aujourd’hui chargés d’enseigner le génocide des Tutsi. Le texte consacré « aux 10 commandements du Bahutu »peut ainsi être associé à l’étude de l’extrait présenté dans les manuels scolaires du journal extrémiste Kangura. Différentes contributions, courtes et synthétiques, reviennent sur la création des ethnies et leur instrumentalisation par le pouvoir rwandais, sur le contexte de la guerre débutée en octobre 1990 puis sur le génocide lui-même. L’ouvrage à lui seul peut résumer la controverse liée au rôle de la France dans ce dernier génocide du XXe siècle. Surtout, alors que les offensives négationnistes demeurent d’actualité, de nombreux articles concernent les formes spécifiques de ce déni ciblant le génocide des Tutsis et ses différents relais.

Pour citer cet article

Juliette Bour, « Combattre un génocide : Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), un livre de Jean-Pierre Chrétien », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 Octobre 2024. https://revue.alarmer.org/combattre-un-genocide-un-historien-face-a-lextermination-des-tutsi-du-rwanda-1990-2024-un-livre-de-jean-pierre-chretien/

La France alliée de Juvénal Habyarimana a continué, malgré les alertes au sujet des dérives racistes puis des premières violences dirigées contre la population tutsi, à soutenir politiquement et militairement le régime. En juin 1994, l’armée française, avec l’Opération Turquoise, ne vient pas en aide aux Tutsi ciblés par les génocidaires. Au contraire, elle permet aux membres du gouvernement de s’exiler au Zaïre. Par la suite, la responsabilité politique de la France sera niée par l’armée, par les anciens proches de Mitterrand et par ses successeurs. Jusqu’en 2017, les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues. Elles reprennent à la suite de l’ouverture des archives françaises à une commission d’historiens, puis le discours prononcé par Emmanuel Macron à Kigali en mai 2021 qui, s’appuyant sur le rapport de la Commission dite Duclert, reconnaît que : « La France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda », elle est restée « de fait aux côtés d’un régime génocidaire ». Voir : Raphaël Doridant, François Graner, Retour sur le génocide des Tutsis au Rwanda et la responsabilité de l’État français, Paris, Agone, 2020 ; Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, Paris, Tallandier, 2024.

Ensemble de théories diffusées par les missionnaires puis les colons selon lesquelles les Tutsi, les Hutu et les Twa appartiendraient à des groupes ethniques différents. Les trois groupes existaient en effet mais répondaient plutôt à des distinctions sociales fluides et ne définissaient pas les individus qui partageaient tous la même langue, le même territoire et les mêmes croyances. Cependant, les missionnaires confrontés à ces hiérarchies sociales les expliquèrent en les racialisant : les Tutsi seraient une race supérieure de seigneurs, tandis que les Hutu seraient le peuple autochtone, servile. Des caractéristiques physiques associées à chacun des deux groupes : les Tutsi seraient plus grands, plus clair, aux traits plus fins, plus proches des blancs et donc plus intelligents, alors que les Hutu auraient des traits considérés comme « négroïdes ». Voir : Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Belin, Paris, 2016.

L’ethnogéographie ou géographie ethnique est l’étude scientifique de la répartition géographique des groupes ethniques.

Publié dans le journal extrémiste Kangura en décembre 1990, ces « commandements » incitent les Hutu à se méfier de leurs voisins et voisines tutsis et à rompre avec eux tout type de relation, des affaires au mariage : « Est traître tout Hutu qui fait alliance dans ses affaires avec les Tutsis, qui investit son argent ou l’argent de l’État dans une entreprise tutsi… Est traître tout Hutu qui épouse une Tutsi, qui fait d’une Tutsi sa concubine, sa secrétaire ou sa protégée… ».

retour
enregistrer (pdf)

Pour aller plus loin