10.02.23 Décadrage colonial : surréalisme, anticolonialisme, photographie moderne

Le centre Pompidou accueille depuis le 7 novembre 2022 et jusqu’au 27 février 2023 une exposition intitulée « Décadrage colonial ». L’exposition est accompagnée d’un catalogue dirigé par Damarice Amao, historienne de l’art spécialiste du surréalisme en photographie et commissaire de l’exposition.

Décadrage colonial - 1
Décadrage colonial, Editions Textuel, Paris, 2022.

L’objet de l’exposition, comme de son catalogue, est de présenter aux visiteurs la collection du Cabinet de la photographie et des documents de la Bibliothèque Kandinsky à l’aune de la question coloniale. Sélectionnant les clichés réalisés dans les territoires sous domination française – et dans la métropole impériale lorsqu’ils prennent pour objet les corps de colonisés ou de personnes non-blanches – il s’agit de montrer les liens ambivalents, pendant l’entre-deux guerres, de photographes métropolitains avec le monde colonial. Ces collections se composent notamment de l’ensemble de 7 000 clichés légués par l’historien et collectionneur Christian Bouqueret, ainsi que de fonds de photographes majeurs tels ceux de Man Ray ou Dora Maar.

L’exposition et le livre s’ouvrent sur une première partie intitulée « Ne visitez pas l’exposition coloniale ! » – du titre d’un tract des surréalistes diffusé au moment de l’exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931. Dans cette section consacrée à l’opposition que suscita l’événement, les affiches officielles de promotion côtoient les photomontages surréalistes qui dénoncent le colonialisme français. C’est par exemple le cas d’un triptyque de Man Ray, dont l’un des clichés montre une lampe de cinéma au milieu d’aloe vera. Une manière de montrer l’artificialité de l’exposition organisée par le ministère des Colonies.

Artwork by Man Ray, Aloe, Made of Original gelatin-silver print
Man Ray, Aloe, circa 1930

Le 6 mai 1931, le ministre Paul Reynaud inaugure la manifestation censée relégitimer l’empire français. La contestation anticoloniale se fait alors largement entendre, que ce soit en Indochine lors du mouvement des soviets Nghệ Tĩnh ou de l’insurrection de Yên Bái en 1930, ou de la guerre du Rif au Maroc dans laquelle la France intervient de 1925 à 1927. En métropole, les communistes manifestent leur opposition au colonialisme à travers, par exemple, une journée de grève générale contre la guerre du Rif le 12 octobre 1925, ou des campagnes de presse dans l’Humanité. Des artistes adhérents ou sympathisants du Parti communiste contribuent intensément à la critique de la colonisation. Globalement acquis au surréalisme, ils se retrouvent en 1932 au sein de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Parmi eux, se trouvent des photographes comme Éli Lotar et Dora Maar.

L’ambivalence du médium photographique

La commissaire Damarice Amao souligne le caractère ambivalent du médium photographique, utilisé tout à la fois pour justifier et dénoncer la colonisation. Elle insiste également sur le fait que même les montages dénonçant l’entreprise coloniale pouvaient être l’expression d’une fascination pour les productions culturelles des colonisés et pour leurs corps, contribuant ainsi à les exotiser et, partant les essentialiser voire les réifier.

C’est à cette essentialisation dans l’œuvre d’artistes pourtant anticolonialistes qu’est consacrée la deuxième section de l’exposition : « Le spectacle ethnographique ». On y voit les œuvres de photographes réalisées dans le cadre de recherches scientifiques en situation coloniale comme, par exemple, celles de la célèbre mission Dakar-Djibouti entre 1931 et 1933. Cette expédition ethnographique organisée par l’ethnologue Marcel Griaule conduit à de nombreuses spoliations d’objets sacrés. Il est accompagné d’un secrétaire, l’écrivain Michel Leiris, par ailleurs marxiste, lequel tient un journal, publié en 1934. Le 26 janvier 1932, alors que la mission est au Cameroun, il consigne amèrement : une « étude ethnographique [réalisée] dans quel but : être à même de mener une politique plus habile qui sera mieux à même de faire rentrer l’impôt ».

Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1981 (1934), p. 169.

L’innovation formelle est aussi un moyen pour certains photographes de s’extraire des canons ou des stéréotypes qui norment les représentations des corps non blancs. Toutefois, chez eux, cette innovation n’implique pas toujours une subversion politique explicite. Une large place est ainsi laissée au travail du photographe Pierre Verger qui participe, en 1935, à une mission ethnographique en Afrique occidentale française (AOF). Sans être ouvertement critique de sa fonction, il décale progressivement les codes dominants de la photographie ethnographique, adoptant une approche cherchant à saisir les individus et non, à travers eux, des « types » humains forgés par le regard colonial.

À côté des voyages de photographes-ethnographes, des agences de presse telles que Alliance photo recrutent des photographes pour des reportages dans l’empire français. La troisième partie, « vers un nouvel ailleurs photographique », montre que ces expéditions photographiques qui s’accompagnent d’innovations techniques (photographie aérienne, photomontages) tentent de dépasser les clichés orientalistes dominant jusqu’alors. Ces reportages contribuent toutefois, par la médiatisation, au développement d’un « exotisme de papier ». La presse est en effet friande de récits de voyages illustrés par des photographies qui n’évitent pas l’exotisme voire même le sensationnalisme. Ainsi l’hebdomadaire de reportage Voilà publie en 1933 des récits sur des « mangeurs d’hommes » illustrés par la photographie d’un homme introduisant un serpent dans sa bouche.

Voilà. L’hebdomadaire du reportage, 15 juillet 1933.

Cette essentialisation sensationnaliste se repère de façon générale dans le traitement esthétique des corps non-blancs. La section intitulée « corps modèle » montre que ce traitement est contesté par des contemporains, comme Jane Nardal. Femme de lettres martiniquaise animant avec sa sœur, à Paris, un salon culturel, elle liste en 1928 dans un article intitulé « Pantins exotiques » les stéréotypes auxquels elle est assignée.

Jane Nardal, « Pantins exotiques », La dépêche africaine, n°8, 15 octobre 1928.

L’érotisation des corps non blancs tient une place éminente dans leur traitement esthétique. La section « érotisme et imaginaire colonial » montre que la photographie en situation coloniale a contribué à forger le fantasme de la disponibilité sexuelle des femmes non-blanches. Construite sur le temps long, l’érotisation est renouvelée pendant l’entre-deux-guerres par la popularisation d’une presse érotique plus largement distribuée. Ainsi, la revue de charme illustrée Paris magasine, vendue en France et dans les colonies, fait la part belle aux photographies, entre autres, des surréalistes Man Ray ou d’André Steiner dont certains reproduisent les stéréotypes associés aux corps non blancs : « vénus africaines », « harems nord-africains », accessoires sexuels asiatiques. Ces œuvres restent aveugles aux violences sexuelles en situation coloniale et contribuent même, par leur décontextualisation, à reproduire l’image de corps colonisés par nature soumis. Les dessins à l’encre de Fabien Loris illustrant des textes critiques de la violence sexuelle inhérente au système colonial ne parviennent pas à contrebalancer le discours dominant.

 Fabien Loris, Sans titres [Tahiti]. dessins à l’encre, 1932.

La dernière partie, « un empire, un drapeau », explore les rouages esthétiques de la propagande impériale dans les années 1930. Alors que la France est confrontée aux conséquences de la crise économique, la communication politique cherche à montrer à quel point le pays est grand et riche de son empire. Inversement, cette section revient sur la manière dont la présence de colonisés s’ancre alors en métropole. De touchantes et originales scènes de vie quotidienne réalisées par Henri Cartier-Bresson montrent, par exemple, le quotidien des populations noires de Marseille.

Henri Cartier-Bresson, Sans titre [Paris ou Marseille], vers 1933.

Un cadrage décolonial

L’exposition se situe, nous dit l’introduction de l’ouvrage, dans le sillage des « études et pratiques post-coloniales [qui] trouvent progressivement leur place en France dans le champ des études universitaires » (p. 10). L’ambition affichée est de « converti[r] à cette démarche » l’histoire de la photographie. À cet égard, le titre de l’exposition lui-même peut être relu comme ayant une ambition épistémologique et politique certaine. Il s’agit tout d’abord de proposer une étude du « décadrage colonial » de la photographie de l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire de proposer une histoire de la photographie qui intègre sa dimension coloniale sans la considérer comme une périphérie. L’objectif est aussi, en filigrane, de proposer un « cadrage décolonial » pour la muséographie française qui jette ainsi un regard critique sur les productions qu’elle abrite.

En dépit de cette ambition, on peut toutefois regretter l’imperfection du dialogue entre l’histoire de l’art, la muséographie, et le champ de l’histoire coloniale et impériale. En effet, l’introduction rattache l’exposition à la seule filiation des travaux de l’Achac. Ce rattachement peut paraitre évident du point de vue thématique, étant donné leurs publications portant sur la propagande impériale, l’essentialisation des corps en situation coloniale ou même sur la photographie coloniale. Ces travaux avaient pour ambition de proposer, en France, une histoire culturelle de la colonisation telle que pratiquée depuis les années 1980 outre-Manche par Herman Lebovics ou John MacKenzie. En 2018, alors que leurs précédents travaux avaient déjà suscité des critiques, la direction par les chercheurs de l’Achac de Sexe, race et colonies a entrainé de vives oppositions, tant de la part d’universitaires spécialistes que de militantes et militants décoloniaux. Le manque de précautions dans la mise à disposition du public de photographies réalisées dans des situations de domination manifeste et de subordination des corps était analysé comme signe d’un prolongement voire d’une reproduction des assignations raciales inhérentes au système colonial.

Groupe de recherche dont la figure la plus médiatisée est l’historien Pascal Blanchard. https://www.achac.com/

Nous faisons référence notamment à Images d’Empire en 1997, Zoos humains en 2002, Culture coloniale en France en 2008.

Herman Lebovics, True France. The Wars over Cultural Identity, 1900-1945, Cornell University Press, Ithaca and London, 1992.

John McKenzie, Propaganda and Empire, The manipulation of British public opinion, 1880-1960, Manchester University Pressn 1986.

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Tharaud et Dominic Thomas, Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, La Découverte, Paris, 2018.

Laurent Fourchard, « Sur les travers d’une entreprise mémorielle », Politique africaine, n° 152-4, 2018, p. 165‑175, Elara Bertho, “Déconstruire ou reconduire. À propos de l’ouvrage Sexe, race & colonies ”, Cahiers d’études africaines, 237, 2020.

Par exemple, Leila Alaouf, « Sexe, race et colonies » : le livre-corps souillé, orientxxi.info ; Collectif Cases Rebelles, « Les corps épuisés du spectacle colonial », cases-rebelles.org ; Mélusine, « Un ouvrage sans ambition
scientifique », Libération, 30 septembre 2018.

L’exposition « Décadrage colonial » et son catalogue ne tombent pas tout à fait dans cet écueil, car une palette de regards et de positions politiques diverse est représentée, et que l’érotisation est l’une des caractéristiques de la domination coloniale, mise en regard avec d’autres. Toutefois, l’appareil critique proposé n’est pas entièrement satisfaisant. En plus d’encarts explicatifs, le catalogue de l’exposition ne propose qu’une chronologie et une bibliographie. Cet appareil aurait véritablement gagné à être plus complet en déployant un dialogue critique avec le champ de l’histoire coloniale qui est à peine évoqué. Alors que la relation dialectique entre savoir et pouvoir est au cœur aussi bien de l’exposition que des renouvellements de l’historiographie de ces dernières décennies, les liens entre les deux restent ténus. Les travaux d’Emmanuelle Sibeud en particulier sur les relations entre l’ethnographie et la colonisation apportent un éclairage sur ce qu’est une mission ethnographique en situation coloniale. Sa thèse, publiée sous le titre Une science impériale pour l’Afrique ? en 2002, ou sa récente contribution sur la mission Dakar-Djibouti publiée en 2019 dans L’Exploration du monde peuvent ainsi permettre d’approfondir les conclusions de l’exposition. Ces travaux insistent notamment sur la rupture épistémologique qu’incarne Michel Leiris, tout en contribuant « à l’essor d’un culturalisme inégalitaire d’inspiration antiraciste, alimentant le fantasme colonial d’un monde qu’il serait possible de peindre en noir et blanc ». Les recherches de Pierre Singaravélou sur les « sciences coloniales », d’Hélène Blais sur l’utilisation de la cartographie dans l’Algérie coloniale, d’Isabelle Surun sur l’exploration de l’Afrique au XIXe siècle où se forgent déjà des stéréotypes par la suite retravaillés par le pouvoir colonial, ou d’Ann Laura Stoler sur la sexualité et son contrôle en situation coloniale sont autant de travaux en français qui ont renouvelé l’histoire de la colonisation française et montré que le rapport au corps en situation coloniale est éminemment politique. Ils permettent, en effet, de comprendre la place qu’occupe la connaissance en situation coloniale : alors que le pouvoir colonial se caractérise par sa domination d’une minorité raciale manquant d’hégémonie, les administrateurs coloniaux cherchent à établir scientifiquement leur légitimité et les modalités de gouvernement. Cette articulation reste incomplète dans l’exposition.

Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en
France, 1878-1930
, Editions de l’EHESS, 2002.

Romain Bertrand (dir.), L’Exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Seuil, Paris, 2019,  p. 462.

Ibid.

Pierre Singravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la Troisième République, Publications de la Sorbonne, Paris, 2011.

Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Fayard, Paris, 2014.

Isabelle Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880), Éditions de la Sorbonne, Paris,
2018.

Ann Laura Stoler, Carnal Knowledge and Imperial Power: Race and the Intimate in Colonial Rule, University of California ¨Press, 2010 (2002).

En revanche, l’une de ses qualités est la réflexion proposée sur la place des colonisés dans la relation photographique. L’absence, dans l’exposition, de photographies produites par des colonisés eux-mêmes est palliée par la mise en exergue de textes et par un accompagnement sonore. Ces textes critiques du regard colonial, à l’instar de l’article de Jane Nardal déjà évoqué, sont lus par Rocé et Casey, rappeurs connus pour leurs engagements dans les luttes antiracistes et anticoloniales. De plus, les relations entre les photographes et les objets photographiés sont explicitées pour certains clichés. C’est notamment le cas dans l’approche critique proposée des travaux d’Élisabeth Sauvy-Tisseyre, alias Titaÿna. Cette journaliste défraie la chronique en 1928 en dérobant une tête de Bouddha dans un temple d’Angkor, et posant avec pour Man Ray et Germaine Krull.

Par la suite, elle publie nombre de récits de voyage exotisants et sensationnalistes dans la presse, notamment une série d’articles intitulée « Mes amies » pour le magazine Voilà en 1933. Ces relations dites d’amitié sont imprégnées de toutes les caractéristiques de l’imaginaire colonial et patriarcal.

D’autres relations apparaissent davantage en filigrane. Ainsi, les « Plongeurs de Tanger » photographiés par André Steiner. Mandaté par le ministère des Colonies pour un reportage dans le protectorat français du Maroc en 1933, il fait poser trois garçons (probablement d’une douzaine d’années). Ces images sont « chargées d’une tension homoérotiques » (p. 126) et publiés dans Paris magazine. Les conditions de la prise de vue et la dépossession que ces jeunes gens – et d’autres « modèles », notamment des femmes – sont rappelées par leur juxtaposition à des discours critiques de l’esthétisation coloniale.

En somme, l’exposition réussit son pari pédagogique, pourtant risqué, et ne reproduit pas le sensationnalisme et l’exotisation des clichés exposés. Manquent cependant quelques ponts entre l’histoire de l’art et l’histoire du fait colonial. Gageons que « Décadrage colonial » produise, précisément, des dynamiques communes.

Pour citer cet article

Vincent Bollenot, « Décadrage colonial : surréalisme, anticolonialisme, photographie moderne », RevueAlarmer, mis en ligne le 10 février 2023, https://revue.alarmer.org/decadrage-colonial-surrealisme-anticolonialisme-photographie-moderne/

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