05.04.22 Jean-Marie Le Pen, éditeur de disques à la gloire du IIIe Reich. Le procès contre la SERP et ses conséquences

La SERP, maison de disque d’extrême droite 

En février 1963, Jean-Marie Le Pen est sans emploi. Ses amis, parmi lesquels l’ancien député d’Alger Philippe Marçais, l’ancien Waffen SS Léon Gaultier, et Pierre Durand, futur trésorier du Front national, tentent de lui trouver un gagne-pain. Ils fondent alors, avec Jean-Marie Le Pen, la Société d’études et de relations publiques (Serp).

Lancée par des partisans de l’Algérie française moins d’un an après les accords d’Évian et dans le sillage des procès de l’OAS, cette entreprise d’études et de relations publiques est un échec. Dans le même temps, Pierre Durand distribue avec succès les disques d’un enregistrement clandestin de la plaidoirie de Jean-Louis Tixier-Vignancour, avocat et ancien membre du gouvernement de Vichy, qu’il avait prononcée pour la défense du fondateur de l’OAS, le général Salan. Voyant là une belle opportunité de gagner de l’argent tout en diffusant ses idées et celles de son entourage politique, Le Pen décide de reconvertir la Serp en maison de disques. Son catalogue est d’abord marqué par la perte de l’Algérie française, proposant notamment une histoire en quatre disques de la Guerre d’Algérie centrée sur sa période gaullienne. Outre des titres antigaullistes, le catalogue façonné par Le Pen accueille rapidement d’autres thématiques d’extrême droite. Les albums discographiques de la Serp montrent et font entendre des documents historiques, souvent accompagnés d’un texte de présentation et de commentaires parlés.

Ces disques sont vendus à la boutique parisienne de la Serp, par correspondance, ou dans des librairies. À l’été 1965, ils le sont également en marge de la campagne électorale, dirigée par Le Pen, de Tixier-Vignancour, premier candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle. Pour profiter de ce contexte commercial favorable, la Serp commence à publier à partir d’août 1965 une série de quatre albums retraçant l’histoire du IIIe Reich. Ils donnent à entendre des discours d’Hitler et de hauts dirigeants nazis, ainsi que des chants de propagande et des ambiances de meetings de masse. Le premier d’entre eux, « Le IIIe Reich 1 – Voix et chants de la révolution allemande », est immédiatement attaqué pour « apologie de crime de guerre » par le procureur de la République, le Réseau du souvenir (une association de déportés) et le Comité d’action de la Résistance animé par Madeleine Fourcade. Le Pen est accusé en tant que gérant de la Serp, ainsi que toutes les personnes ayant conçu et produit ce disque. Perdant ce procès en décembre 1968, il comprend que la ligne éditoriale de son entreprise doit changer afin d’éviter de mettre en danger son activité commerciale, mais aussi son existence politique. Ce disque représente ainsi un point d’inflexion dans l’histoire de la Serp et de celle de l’engagement politique de Le Pen. 

La boutique de la Serp était située dans la cour du 6 rue de Beaune, où se trouvaient également la réserve et les bureaux de l’entreprise.

L’élection se déroulant en décembre 1965, Tixier-Vignancour fait campagne au cours d’une tournée des plages pendant l’été.

Madeleine (ou Marie-Madeleine) Fourcade (1909-1989), femme de droite, est une grande résistante française, cheffe du réseau de résistance Alliance à partir de 1941.

Spécificité de l’objet du délit

Dans le catalogue de la Serp, « Voix et chants de la révolution allemande » est un disque à part. Certes, il ne fut pas le premier à mettre en avant une figure honnie de l’histoire française récente, ni le premier à avoir été interdit pour cette raison. Avant lui, la Serp avait en effet publié un album centré sur la figure finissante du maréchal Pétain, qui, faisant entendre ses discours et la plaidoirie de son avocat Jacques Isorni (un compagnon de route de Le Pen), constituait une déploration du sort jugé injuste réservé au vieux dirigeant. La pochette montrait ce dernier en portrait de trois-quarts, coiffé, le regard sévère, évaluateur, paternaliste. La photo choisie avait été conçue pour représenter la pleine puissance du chef politique et de l’homme Pétain, et documentait dorénavant le récit tragique de sa chute.

Malgré l’interdiction de cet album, Le Pen persista à représenter positivement des figures historiques de criminels et publia « Voix et chants… ». Cet album fut le premier disque Serp à proposer des archives sonores nazies, et à provoquer un procès notoire contre la maison de disques et son patron. Il fut aussi le premier à être évoqué, plus de vingt ans après sa publication, pour attaquer le positionnement politique du chef du FN à partir de son activité éditoriale, alors méconnue du grand public et donc exposée comme la révélation d’un secret.

Voir « Face-à-face, André Lajoinie et Jean-Marie Le Pen », La Cinq, 21 septembre 1987.

Voix et chants de la révolution allemande. Première version. 1965.

La série de quatre albums à laquelle « Voix et chants… » appartient embrasse l’histoire du IIIe Reich, de son avènement à son effondrement (Vol. 4), en se concentrant sur son aspect militaire et guerrier (Vol. 2. et 3.). Ce premier volume traitant d’une ascension, celle de la « révolution allemande » indissociable de son chef, sa pochette montre une photographie en noir et blanc prise pendant un meeting de masse du Parti. On y voit, de face et en plongée, Hitler gravissant un escalier bordé de fleurs et de membres du NSDAP en uniforme, portant brassards et drapeaux à croix-gammée, tous parfaitement rangés. Derrière lui, des cadres du parti sont rassemblés. Au second plan, la foule dessine une allée large, dont on ne peut que deviner la fin. L’espace est immense. Son occupation semble déterminée par la seule présence du Führer, dont l’étendue du pouvoir est ainsi suggérée. Au-dessus de cette photographie, une bande rouge (couleur d’ailleurs utilisée pour le drapeau et l’insigne nazis) accueille le titre de l’album, ainsi que le nom de la collection auquel il appartient : « Hommes et faits du XXe siècle ». 

Or, ces hommes et ces faits apparaissent ici singulièrement nus. Dans le disque et sur la pochette, on ne trouve en effet aucun commentaire parlé ou imprimé qui viendrait mettre en contexte les chants, les discours, et les sons d’ambiance. En revanche, un texte non signé mais de la plume de Serge Jeanneret, affirme qu’Hitler et le NSDAP sont arrivés au pouvoir par « un puissant mouvement de masse, somme toute populaire et démocratique », à la suite de « consultations électorales régulières ». Les sons et images ont toute liberté d’exprimer leur puissance de propagande – raison première de leur production – en circonscrivant par ailleurs leur origine au champ légitime de l’élection « populaire » du pouvoir politique à l’issue d’un processus qualifié de « démocratique ». 

Thierry Bouzard, Des chansons contre la pensée unique, Paris, Cimes, 2014, p. 310. Serge Jeanneret (1911-2000), ancien membre de l’Action française puis du Parti populaire français, il participe au gouvernement de Vichy puis intègre le réseau de résistance Alliance, classé à droite. Après-guerre, il est poujadiste puis partisan de l’Algérie française. Au moment de la parution de « Voix et chants… », il dirige TV Demain, le journal de campagne du candidat Tixier-Vignancour.

Le nazisme selon la SERP, une vision d’extrême droite du passé hitlérien

Qualifier le nazisme de « révolution allemande », dont la venue au pouvoir aurait été légale et soutenue par un large mouvement populaire est, dans les années 1960, un lieu commun de l’extrême droite dans la manière d’appréhender ce passé. Déjà en 1951, Jacques Isorni, l’avocat de Pétain mais aussi de Robert Brasillach, écrivain collaborationniste, avait eu cette phrase pour défendre Maurice Bardèche, alors accusé d’apologie de crimes :

Arrêté pour son Nuremberg en vertu de la loi de 1881 qui punit l’apologie de crime ou de meurtre, Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach, est condamné en 1952 à un an d’emprisonnement, 50.000 francs d’amendes et le livre interdit.

N’a-t-on pas le droit de dire, – parce que c’est vrai – que le National-Socialisme a été une révolution immense qui a suscité, que vous le condamniez ou non, des adhésions à travers le monde entier ?

Jacques Isorni, « Pour la liberté de l’écrivain », Les Ecrits de Paris, mars 1951.

L’un des textes les plus significatifs a été publié le 25 janvier 1952 dans Rivarol, une revue très lue dans les divers courants de l’extrême droite. Cet article anonyme pleine page avait pour titre : « L’avènement de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) a été le plus grand succès de la démocratie entre les deux guerres ».

Rivarol du 25 janvier 1952 en dernière page.

Des photographies de gens enthousiastes illustrent des écrits parlant d’« enthousiasme délirant ». Le caractère légal de l’accession au pouvoir est rappelé, notamment dans le titre provocateur. Hitler, aidé par ses talents oratoires, aurait eu l’intuition de ce que le peuple voulait. Même chez les royalistes où l’on fait profession d’antigermanisme, on associe allègrement phénomène démocratique et fascisme. Dès 1951, ils soutiennent qu’Hitler avait obtenu en 1933 une victoire électorale éclatante, puis un soutien de presque tous les Allemands. Six ans plus tard, un certain Chalonnes, cette fois-ci dans les colonnes de la revue royaliste à destination des étudiants, fait du fascisme un moindre mal face aux démocraties mais cette expérience doit être courte, sous peine qu’il retourne à ses racines et donc ses vices : la démocratie. 

« L’avènement de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) a été le plus grand succès de la démocratie entre les deux guerres », Rivarol, 25 janvier 1952.

F.B. « Hitler approuvé par la sociale démocratie allemande », Aspects de la France, 16 janvier 1951.

Chalonnes, « Le fascisme ? », AF universités, numéro 19, janvier 1957.

Cette vision du passé charrie tels quels des éléments de propagande du régime nazi. Elle se nourrit notamment des souvenirs d’anciens collaborationnistes qui se revendiquaient comme authentiquement révolutionnaires et anti-bourgeois, tels Lucien Rebatet ou Pierre-Antoine Cousteau. Il en va de même pour la « popularité » qu’aurait eu le régime nazi. Ainsi, Alfred Fabre-Luce, l’ancien chantre de l’« Europe nouvelle » version « nationale-socialiste », écrit que la majorité des Allemands ont soutenu Hitler, ce dernier n’ayant pas eu à faire face à une opposition sérieuse de la part du prolétariat. Il oppose une Allemagne qui aurait travaillé dans l’enthousiasme à une France d’alors en décadence, ployant sous le libéralisme

Voir notamment Alexandre Saintin, « Le Reich en révolution : récits de voyage des intellectuels français dans l’Allemagne nazie »”, in Julien Jeusette et Émilie Gouin (dir.), Écrire la révolution, de Jack London au comité invisible, Rennes, PUR, 2018. Voir également Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, Dialogue de « vaincus », Paris, Berg, 1999.

Alfred Fabre-Luce, Histoire de la révolution européenne, Paris, Domat, 1954.

La spécificité d’extrême droite de ce disque se niche également dans le jeu entre ce qui est montré et caché, et la manière de le faire. Aucune mention n’est faite du sort des opposants, des Juifs, dans une vision tronquée du passé. La particularité dans l’appréhension du nazisme relève surtout de l’absence de condamnation morale. Le jugement de Nuremberg n’est pas pris en compte. De fait, le nazisme est vu par l’extrême droite comme une idéologie comme une autre, dont ils peuvent se réclamer. Il n’est pas jugé moralement, ce qui est le biais selon eux du « Système ». Un régime comme les autres en somme. Ce disque s’est pourtant retrouvé au cœur de dissensions dans l’extrême droite. Candidat à l’élection présidentielle en 1965, Jean-Louis Tixier-Vignancour reproche à son jeune directeur de campagne, Jean-Marie Le Pen, cette publication sur le IIIème Reich, et d’avoir commis non pas une faute morale, mais une erreur de stratégie politique.

Ce terme provient de la Révolution Conservatrice allemande et s’est diffusé en France, notamment après 1945 avec le livre de Jean Maze, Le Système 1943-1951, Paris, Ségur, 1951. Il désigne alors l’ordre actuel tant géopolitique, avec la puissance étatsunienne et son modèle civilisationnel, que social né après la défaite de l’Axe, l’Épuration et le jugement de Nuremberg. Voir Stéphane François, Géopolitique des extrêmes droites, Paris, Le Cavalier Bleu, 2022 , p. 29


Disque 33 tours, Les Quatre Barbus, chansons anarchistes, Serp, 1969.

Certes, ce disque s’insère dans un catalogue qui ne publie pas que des disques ramenant aux thématiques ou mouvements d’extrême droite. Des « chansons d’anarchistes », des chants des Marines états-uniens et même les « chansons et musiques du Front populaires » ont été édités. Mais l’extrême droite ne s’y trompe pas. Les publicités pour la Serp apparaissent surtout dans les publications de ce bord politique, de Rivarol aux Lectures françaises en passant par le Crapouillot et Minute. Tout un jeu de termes codés signale d’ailleurs aux lecteurs l’absence de jugement moral, que ce soit sur le passé nazi ou plus largement d’extrême droite. On parle souvent de productions « non-conformistes », « pas comme les autres » ou encore « originales ». En 1980, la revue traditionaliste Itinéraires explicite les raisons de l’éclectisme des choix : « pour pouvoir sortir Les voix de la collaboration, a-t-il fallu éditer aussi Les voix de la résistance ». Faire contrepoids aux disques des seules mémoires fascistes et d’extrême droite était devenu une nécessité après le procès intenté au disque de la Serp. 

Rivarol, 6 octobre 1966.

« Disques », Lectures françaises, numéro 93, décembre 1964.

 Crapouillot, numéro 31 nouvelle série, 3e trimestre 1974, p. 99.

 « L’histoire se fait parlante », Minute, numéro 167, 11 juin 1965 et Roland Laudenbach, « Les voix qui ont fait l’histoire », Minute, numéro 524, avril 1972.

Minute, 6 décembre 1972.

Roland Laudenbach, « Les voix qui ont fait l’Histoire », Minute, 26 avril 1972.

Jean Crété, « Cassettes et disques religieux et politiques », Itinéraires, numéro 247, novembre 1980.

Le disque de la SERP face à la justice, entre argument d’ « impartialité » et réalités politiques et militantes 

Le procès se tient en 1968, trois ans après la sortie du disque, à la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris, où sont jugées les affaires liées à la liberté de la presse. Le Pen est condamné le 18 décembre 1968 à une peine de deux mois d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende. Ce n’est pas le choix des documents sonores mais leur présentation (texte et photo de pochette) qui pose problème. La Serp est condamnée pour « apologie de crime de guerre » selon la loi de 1881 : 

Le jugement est rendu définitif par la Cour de cassation le 14 janvier 1971.

« Considérant que l’ensemble ainsi constitué par la réunion d’une photographie évocatrice, fût-elle déjà connue et maintes fois reproduites, et des titres et des textes ci-dessus décrits, fussent-ils objectifs en apparence, tend indiscutablement, et en l’absence de toute réserve exprimée par l’auteur, à suggérer dans l’esprit du lecteur que la montée triomphale d’Adolf Hitler et des nazis vers le pouvoir fut « somme toute » l’accomplissement d’une « révolution », avec ce que ce mot implique d’idées généreuses, accomplie par la voie d’un mouvement « populaire et démocratique » et de « consultations électorales régulières ». 

Selon les juges, il aurait fallu ainsi rappeler les violences entourant les élections et éviter, par le choix des chants, de présenter le nazisme comme l’explosion d’une force populaire, a fortiori pour des disques destinés au grand public. L’objectivité de l’historien y commande, ainsi que le respect du jugement de Nuremberg. En face, Jean-Marie Le Pen fait valoir un acte « historien », des disques purement historiques, et l’éclectisme de sa production. Le futur président du FN en 1972 joue sur le double statut de l’image illustrant la pochette du disque incriminé, à la fois document de propagande et historique. Assurément, l’objectivité de l’historien ne se place pas au même niveau pour la défense et l’accusation. Pour la société, elle se base sur une condamnation du nazisme, appuyée par le jugement de Nuremberg et par les atrocités commises par le régime. Pour Jean-Marie Le Pen, c’est un régime passé dont l’« objectivité » commande d’en parler sans le condamner, en reproduisant tel quel ses chants, sa propagande. D’ailleurs la Serp, dans une publicité, a pu user d’une citation de l’historien du XIXe siècle, Fustel de Coulanges, comme d’une devise : « L’impartialité́ est la chasteté́ de l’histoire »

Interview recueillie par Jean Jaudon, « Le Pen dit tout sur sa rupture avec Tixier-Vignancour », France-soir, 31 janvier 1966 et Le Monde, 17 janvier 1971.

Jugement du 18 décembre 1968 17ème chambre du tribunal de grande instance de Paris, Archives de la ville de Paris, 33W 553

Jonathan Thomas, La Propagande par le disque, Paris, Editions de l’EHESS, 2020, p. 160.

Le jugement pointe donc la réunion du texte, de l’image et du son dans l’album discographique pour établir l’apologie de crime de guerre. La possibilité d’une telle réunion est par ailleurs une spécificité de l’album discographique, dont les prémices apparaissent dans le champ de la propagande politique dès les années 1930. Ne disposant pas de pochettes illustrées (celles-ci s’imposant après la guerre à l’avènement du disque microsillon), certains des disques 78t communistes de la marque « Piatiletka » (nom faisant référence aux plans quinquennaux soviétiques) proposaient des montages sonores encadrant les discours des chefs par des acclamations et des chants. Ces montages, qui devaient déclencher la ferveur militante en restituant l’ambiance sonore d’un meeting idéal, étaient conçus à des fins de propagande. Faisant entendre des chants dans une atmosphère de liesse sans aucune présentation du contexte, « Voix et chants de la révolution allemande », fonctionne lui aussi comme un disque politique, dont la puissance de séduction est amplifiée par l’image, glorificatrice, et le texte, pour le moins euphémisant.

Sans surprise, l’extrême droite, par le biais de ses revues, critique vertement la décision de justice, reprenant en partie les arguments de Le Pen. Selon Marcel Signac dans Rivarol, le caractère prétendument démocratique de l’arrivée au pouvoir du nazisme ne serait contesté par aucun historien « impartial ». Par ce terme codé de l’extrême droite, il faut comprendre un historien qui ne reprendrait pas la vision du « Système » et son jugement moral. Une telle banalisation du nazisme permet d’ailleurs à l’auteur d’user de comparaisons. L’URSS ayant commis selon lui des crimes de guerre, Le Pen devrait également être condamné pour ses chants de l’Armée Rouge. A cette vision tronquée du passé s’ajoute une mauvaise foi évidente. Minute s’offusque de voir Mme Fourcade, ancienne cheffe du réseau de résistance « Alliance », présenter dans France-Soir les mémoires de Klaus Barbie, alors même qu’elle a contribué à faire condamner Le Pen en tant que présidente du Comité d’Action de la Résistance. Pire, là où les souvenirs de l’ancien chef de la SD de Lyon sont jugés « sans valeur historique », le texte du disque de la Serp parlerait d’un « fait matériel et irréfutable figurant dans tous les manuels d’Histoire ».

Marcel Signac, « Sur la condamnation de J.-M.  Le Pen », Rivarol, 28 janvier 1971.

« Barbie à la une », Minute, numéro 530, 7 juin 1972.

Conclusion

Le procès de 1968 a changé la stratégie éditoriale de la Serp. Le Pen est obligé de normaliser son catalogue, soit par équilibrage en publiant des disques de gauche (par exemple deux disques de chants anarchistes), soit par dilution en publiant les discours d’hommes politiques de premier plan (François Mitterrand, Valéry Giscard-d’Estaing…), ou une anthologie de la musique pour Harmoniepréfacée par un musicologue de gauche, et qui permet au futur dirigeant du FN d’investir le marché respectable, voire prestigieux, du disque classique. Si ces albums donnent à la Serp un visage pluraliste et moins sulfureux, ils sont aussi en accord avec les goûts de Le Pen et d’une partie de l’extrême droite (les deux disques de chants anarchistes, une histoire sonore d’Israël), ou répondent à une opportunité commerciale (l’édition de disques de discours de Georges Pompidou et Charles de Gaulle juste après leurs décès), et parfois politique (l’édition d’un disque commémoratif du Front populaire pour braconner le patrimoine symbolique de la gauche). La condamnation pour « apologie de crime de guerre » est donc une mise à l’épreuve qui signale à Le Pen que la ligne éditoriale de la Serp lui devient néfaste sur les plans du commerce et de la politique. Elle représente finalement une opportunité d’adaptation et de pluralisation apparente du travail de diffusion idéologique et mémoriel de la Serp, préservant mieux sa pérennité. 

Une « Harmonie » est une formation musicale composée d’instruments à vents (bois et cuivres).

Au moment de la sortie de cet album (1970), une partie de l’extrême-droite française est favorable à Israël. Ce disque, qui propose une histoire sonore de l’État juif sans mentionner la Shoah, fait l’objet d’une publicité dans le Guide Juif de 1971. Des personnalités comme Golda Meir et Abba Edan, Première ministre et ministre des Affaires étrangères d’Israël, ou Jacob Kaplan, Grand Rabbin de France, y saluent sa publication et l’occasion d’un rapprochement entre les peuples français et israélien.

Ce paragraphe est développé dans Jonathan Thomas, La Propagande par le disque. Jean-Marie Le Pen, éditeur phonographique, Paris, Editions de l’EHESS, 2020, chapitre “Équilibrage et dilution”, p. 47-61.

Voix et chants de la révolution allemande. Deuxième version. Circa 1970.

Ce procès perdu, Jean-Marie Le Pen poursuit son activité éditoriale. Il réédite « Voix et chants… » mais change sa pochette : on n’y voit plus Hitler mais les rangs des soldats nazis tournés vers la tribune, loin au second plan ; on n’y trouve plus de texte de présentation. La Serp publie d’autres album ayant pour thème ce passé nazi, dont une compilation de discours d’Hitler, un double-album sur les Jeunesses Hitlériennes (reproduisant en couverture rien moins que 6 affiches de propagande), 3 volumes sur les Waffen SS, 2 sur la Luftwaffe, 2 sur la Kriegsmarine, 1 sur la Panzer. Aucun de ces albums, pas plus que leurs rééditions au début des années 1980, ne sont attaqués, malgré la reproduction d’affiches ou de photos de propagande dont la capacité méliorative n’est jamais neutralisée par leur mise en contexte ; les textes d’accompagnement soulignent plutôt l’héroïsme des corps d’armée évoqués et le tragique de leur histoire. Cependant, la Serp ne publiera plus de nouveaux disques ou cassettes d’archives sonores nazies après 1980. Les raisons en sont probablement l’expansion du Front national, la mise en avant de son chef emblématique, et leur exposition médiatique plus importante, qui les rend vulnérables à des attaques tirant argument du catalogue extrémiste de la maison de disques. Le Pen en quitte d’ailleurs la direction vers le milieu des années 1980, pour la confier au catholique traditionaliste Paul Robert, puis, à partir de 1992, à sa fille Marie-Caroline Le Pen. Pendant tout ce temps, la Serp accompagne la vie du Front national en publiant des disques et en servant de plateforme logistique à la propagande du parti

Hitler Adolf et al., 1973, Discours d’un dictateur, HF37, 33T [K7, KHF37, 1980] ; Anonyme, 1974, Les S.S. Vol. 2, HF44, 33T [K7, KHF44, 1980] ; Anonyme, 1974, Les S.S. Vol. 3, HF45, 33T [K7, KHF45, 1980] ; Anonyme, 1974, En 1973, nous avons vécu cela, HF42, 33T ; Collectif, 1976, Hitlerjugend, 1926-1945, HF58, 33T [K7, KHF58, 1980] ; Collectif, 1980, Kriegsmarine I, HF64, 33T ; Collectif, 1980, Kriegsmarine II, HF65, 33T [K7, KHF65, 1980] ; Collectif, 1980, Luftwaffe I, HF66, 33T ; Collectif, 1980, Luftwaffe II, HF67, 33T ; Collectif, 1980, Panzer, HF69, 33T.

Voir Jonathan Thomas, La Propagande par le disque. Jean-Marie Le Pen, éditeur phonographique, Paris, Editions de l’EHESS, 2020, chapitre « Le disque au cœur d’une pratique politique », p. 62-77.

Le procès intenté à la Serp en 1968 n’est pas unique en son genre, comme en témoigne celui qui s’est tenu entre 1978 et 1979 contre la réédition de Mein Kampf par les Nouvelles Editions Latines, une maison d’édition ancrée à l’extrême droite. Intenté par la LICA et le Comité d’Action de la Résistance, l’accusation s’appuie sur la loi du 1er juillet 1972 qui réprime l’incitation à la haine raciale. Encore une fois, les passeurs de mémoire à l’extrême droite reproduisent des documents sans condamnation ni explication des conséquences de l’idéologie. La maison d’édition argue, comme Jean-Marie Le Pen pour la SERP, de la « dimension historique et philosophique qui dépasse le pamphlet antisémite » de cette œuvre et qu’il est « nécessaire que les intellectuels, philosophes, historiens, politiques puissent connaître la malfaisance d’une telle doctrine ». Finalement, le caractère « historique » du document est reconnu par le tribunal mais aussi l’obligation d’y insérer un avertissement de huit pages. Là passe la différence entre l’extrême droite pour laquelle le national-socialisme est une idéologie comme une autre, dont les violences et les crimes, jusqu’à la Shoah, sont oubliés ou minorés par comparaison, et une société refondée depuis 1945 sur le jugement de Nuremberg et la condamnation du nazisme. 

Classeur consacré au procès des Nouvelles Editions Latines, archives de la LICRA.

 Voir notamment Jonathan Preda « Le discours victimaire de l’extrême-droite en France depuis 1945 : entre minimisation et trivialisation des crimes du nazisme », Revue Alarmer, mis en ligne le 20 septembre 2021, https://revue.alarmer.org/le-discours-victimaire-de-lextreme-droite-en-france-depuis-1945/

Pour citer cet article

Jonathan Preda et Jonathan Thomas, « Jean-Marie Le Pen, éditeur de disques à la gloire du IIIe Reich. Le procès contre la SERP et ses conséquences», RevueAlarmer, mis en ligne le 5 avril 2022, Jean-Marie Le Pen, éditeur de disques à la gloire du IIIe Reich. Le procès contre la SERP et ses conséquences

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