30.05.25 À l’extrême droite, l’antisémitisme est-il « résiduel » ?

L’adjectif « résiduel » a été récemment utilisé par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau pour qualifier l’antisémitisme d’extrême droite, en considérant que désormais la haine des Juifs était l’affaire de l’islamisme et de l’extrême gauche. Il reprenait ainsi le qualificatif de Jean-Luc Mélenchon, qui avait écrit quelques mois auparavant que « Contrairement à ce que dit la propagande de l’officialité, l’antisémitisme reste résiduel en France. » Durant les campagnes électorales de 2024 en France, le Rassemblement national (RN) s’est présenté comme le bouclier des Français juifs. L’actualité paraît ainsi renfoncer le storytelling entretenu depuis une quinzaine d’années, selon lequel l’extrême droite ne serait plus antisémite, voire deviendrait solidaire des Français juifs. Autour de ce sujet sont souvent mis en avant des déclarations philosémites de ténors nationaux-populistes. D’autre part, les révélations publiques de prétendus « dérapages » antisémites de candidats malheureux du RN sont monnaie courante. Pour circonscrire le phénomène, il faut distinguer les modes d’expression de cet antisémitisme. Les questions des violences, de la place accordée aux marqueurs antisémites dans la communication des partis, et de l’expression culturelle sont trois dimensions qui se recoupent pour distinguer la place de l’objet au sein de ce champ politique.

Mesurer la violence antisémite d’extrême droite

L’attribution des faits violents n’est pas une science exacte. Les services de police le reconnaissent eux-mêmes : un rapport de synthèse de la Direction centrale des Renseignements généraux (DCRG) pour l’année 1982 exposait avoir exclu du bilan annuel de l’extrême droite 11 attentats antisémites à Paris, les enquêtes en cours travaillant cette piste mais sans certitude acquise. En outre, selon une enquête publique, sur la période 2013-2018, seules 14 % des victimes de menaces ou violences physiques racistes et 2 % des victimes d’injures racistes déposent plainte. Ce « chiffre noir », selon l’expression en usage, des délits racistes non-enregistrés, est dû soit au fait que la victime ne veuille pas porter plainte, soit au fait d’une formation encore trop légère des forces de l’ordre à leur bon enregistrement.

DCRG, « Violence politique-Bilan annuel », 1er février 1983, p. 6, Archives Nationales (AN)/20090417/14. Les archives citées sont accessibles sur dérogation.

Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2019, 2020 [en ligne :https://www.interieur.gouv.fr/Interstats/L-enquete-Cadre-de-vie-et-securite-CVS/Rapport-d-enquete-Cadre-de-vie-et-securite-2019]

Monument à la mémoire de la Shoah, au cimetière de Sarre-Union, profané en février 2015. Si le mobile antisémite des auteurs est prouvé, leurs éventuels liens avec des organisations d’extrême droite a fait l’objet de débats au tribunal. – Wikimedia Commons

De 1979 à l’été 1980, 325 actes de violences, dont 50 attentats à l’explosif, furent imputés à l’extrême droite. Cette phase implique essentiellement des militants néo-nazis, ce qui est souligné tant par les signatures des groupes clandestins que par le choix des cibles. L’exemple prototypique en est le Groupe Joachim Peiper, dont le nom renvoie à un ancien Waffen-SS. Sa signature se retrouve lors des attentats contre le siège de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH, juillet 1976), de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA, août 1976), de l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE, octobre 1976), du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP, août 1976 ; novembre 1976 ; juillet 1977), contre deux des avocats de ce dernier (juillet 1977), etc.

Directeur des Renseignements Généraux au Directeur de la Réglementation, 8 février 1979, 3 p. ; idem, 21 juillet 1980, 8 p. (AN/19990426 /5).

Cette dynamique connut une amplification à la suite de l’attentat palestinien contre la synagogue de la rue Copernic le 3 octobre 1980 (4 morts et 46 blessés). Dans un premier temps, l’extrême droite fut soupçonnée, en raison de l’infiltration d’un militant sioniste dans le principal groupuscule néonazi de l’époque, lequel communiqua une fausse revendication auprès de la presse. Le massacre engendra une déferlante de violences d’extrême droite qui allaient plus que doubler par rapport à 1979. 85 % des 76 actions antisémites d’extrême droite (contre 25 l’année précédente) se déroulèrent dans les quatre derniers mois de l’année, montrant bien l’effet d’entraînement de Copernic. Le leadership des néonazis dans cette phase de violences explique la croissance parallèle de celles visant les Juifs et les militants de gauche (15 en 1978, 16 en 1979, 32 en 1980) dans une opposition doctrinale au « judéo-bolchevisme ». Le nombre d’actions antisémites diminua ensuite, au bénéfice d’une envolée des actes anti-maghrébins. En 1980, les violences antisémites représentaient 31 % des violences d’extrême droite ; elles n’en constituaient plus que 7 % en 1985.

Jacques Walter, « L’attentat de la rue Copernic (3 octobre 1980) : piste et fausse piste de l’extrême droite. Temporalités, revendications, attributions », dans Béatrice Fleury et Jacques Walter (dir.), Violences et radicalités militantes dans l’espace public en France des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve, 2020, 566 p., pp. 487-524. 

DCRG, « Extrême droite bilan 1980 », janvier 1981, 2 p., AN/20090417/14.

Direction centrale de la Police Judiciaire, « Bilan annuel de l’activité des services. Sixième division : 1987 Lutte contre le terrorisme », p. 2, AN/20090417/14 ; DCRG, « Extrême droite : la violence politique d’extrême droite », décembre 1985, p. 2, AN/20090417/11.

La dynamique fonctionna, dès lors, avec des sursauts provoqués par des stimuli, comme après l’attentat de 1980. Ainsi, le nombre d’actes antisémites attribués à l’extrême droite passa-t-il de 2 en 1986 à 15 en 1987, lors du procès de l’ancien gestapiste Klaus Barbie. La DCRG attribuait encore à l’extrême droite 243 des 254 violences antisémites recensées entre 1978 et 1988. Dix ans plus tard, la même agitation s’observa lors du procès de l’ancien collaborateur Maurice Papon : les actes antisémites violents passèrent de 1 en 1998 à 9 en 1999, un seul ne relevant pas de l’extrême droite, encore en cause dans 42 % de l’ensemble des violences racistes. Le déclenchement de la Première Intifada en 1987 provoqua une floraison de menaces antisémites émanant de militants néofascistes.

DCRG, « Le racisme et l’antisémitisme en France en 1988 », 5 janvier 1989, p. 2, AN : 20090417/14.

DCRG, « Bilan 2002 des actions racistes, xénophobes et antisémites/antijuifs », janvier 2003, p. 4, AN/20070059/3.

DCRG, « Le racisme et l’antisémitisme en France en 1988 », 5 janvier 1989, 7 p., AN/20090417/14.

Toutefois, on observe un découplage de la radicalité de droite et de la violence antisémite à partir de 1990. Juste après la profanation néonazie du cimetière de Carpentras ce sont 20 actes (faisant trois blessés) et 372 menaces qui sont imputés à cette mouvance, sur fond de remontée des violences racistes en particulier contre les Maghrébins : en mai 1990 on dénombrait 11 actions dont 7 contre des Maghrébins, et 52 menaces dont 38 contre des Maghrébins. Néanmoins Carpentras provoque ce que l’on pourrait désigner comme une « mainstreamisation » de l’antisémitisme, avec des émules nullement idéologisés. Les archives de police montrent clairement que, pendant l’été 1990, dans le contexte des mois d’attente de l’offensive occidentale contre l’Irak, des jeunes hommes issus de l’immigration apparaissent comme les nouveaux auteurs des actes antisémites. Cette année-là, 20 actes relèvent d’extrémistes de droite, mais les 14 autres cas et le gros des 285 menaces relèvent de cette nouvelle dynamique. Carpentras marque le virage de l’antisémitisme d’extrême droite vers les violences symboliques, avec un phénomène structurel de violences contre les tombes juives, mais qui demeure très concentré depuis au Nord-Est du pays. Les attaques imputées à la mouvance se concentrent sur les personnes d’origine africaine, les Juifs ne représentant que 1,7 % des cibles d’agression parmi les 299 relevées en sources ouvertes pour les années 1986-2016.

DCRG, « Conflit israélo-palestinien : violences contre la communauté juive », 12/10/00, p.11, AN/20070059/2 ; id., « Bilan des actions racistes et antisémites -mai 1990 Cellule interministérielle de concertation », juin 1990, pp. 5-7, AN/20090417/14.

Nicolas Lebourg et Isabelle Sommier, « La discontinuité des violences idéologiques », Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier (dir.), Violences politiques en France de 1986 à nos jours, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, 416 p., pp. 29-54.

On peut constater cette évolution lorsqu’éclate la Seconde Intifada en 2000, les pouvoirs publics exigeant des fonctionnaires de police un signalement systématique du moindre graffiti. Les archives contredisent l’idée que le gouvernement se désintéresserait de ce problème. Les violences antisémites bondissent à 119 dont seulement 5 émanent de militants de droite, et les menaces à 624. À l’automne, un rapport des services de renseignement analyse la dynamique comme un « phénomène de contagion » car, « sur la soixantaine d’incidents récemment enregistrés, une infime minorité semble, en effet, imputable à des individus présentant un profil religieux significatif ou aux mouvements de l’extrême droite activiste ». La situation empire encore quand, en 2002, une série d’attentats-suicides palestiniens entraîne une opération israélienne en Cisjordanie. L’effet en France est immédiat et corrélé à la temporalité. En un seul mois, ont lieu 40 agressions de personnes juives faisant 11 blessés, une tentative d’attentat, 51 incendies et tentatives d’incendies, et 45 dégradations. Parmi les cibles, on relève 44 synagogues, 17 écoles et bus de ramassage scolaire, 5 cimetières. En tout, 193 actes (dont 3 attentats à l’explosif et 58 agressions) entraînent 77 interpellations, dont 55 Maghrébins et 6 personnes d’origine africaine. Quant aux 731 menaces, elles mènent à l’arrestation de 85 personnes dont 46 Maghrébins, 5 militants d’extrême droite et, fait nouveau, 2 militants d’extrême gauche.

DCRG, « Conflit israélo-palestinien : violences contre la communauté juive », 12/10/00, p. 1 AN/20070059/2

DCRG, « antisémitisme et actes anti-juifs », 24 février 2003, 7 p., AN/20070059/3.

Les données postérieures ne permettent plus d’identifier les origines des auteurs d’actes. Le contexte a néanmoins changé avec la naissance en 2015, aux États-Unis, d’une nouvelle offre idéologique, l’accélérationnisme, que l’on peut définir comme la subculture totalitaire d’une nébuleuse sectaire néonazie au terrorisme millénariste. Si son attentat le plus célèbre demeure celui contre les mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande (2019, 51 morts), la cible idéologique première en est les Juifs. Pour les accélérationnistes, les minorités ethniques doivent être massacrées jusqu’à la création d’« ethno-États blancs », mais seul le génocide des Juifs peut arrêter la prétendue entreprise de génocide de la race blanche ourdie par le « gouvernement d’occupation sioniste » tapi derrière la mondialisation. Le « White genocide ». est aussi dénoncé par le néo-nazi ayant attaqué la synagogue de Pittsburgh en 2018, quoique celui-ci ne se déclarât pas de l’accélerationnisme. Plusieurs accélérationnistes français ont été interpellés avant leur passage à l’acte. Arrêté en 2020, un militant a été condamné en 2022 à neuf ans de prison ferme pour la préparation d’actes terroristes antisémites. Il avait fréquenté quelques groupuscules et surtout participé, à partir de 2010, à tous les forums de l’extrême droite radicale française sous les pseudonymes « Ayatjouz » (« I hate Jews » : « je hais les Juifs ») ou de « Yvonkrvey » (« Ils vont crever »). Les arrestations récurrentes de membres français de cette nébuleuse témoignent d’un frémissement idéologique. Cependant, les Juifs ne sont pas la cible physique prioritaire, même des plus néonazis. Ainsi, les membres du Parti nationaliste français et européen (PNFE) se sont-ils impliqués à la charnière des années 1980 et 1990 dans des attentats homicides anti-immigrés, en y signant certains de communiqués d’un pseudo-groupe juif « Massada », dans l’espoir que Juifs et immigrés s’entre-massacrent. Le groupe Waffenkraft, dont le procès en appel en 2024 a confirmé les peines de première instance allant jusqu’à 18 ans de prison, était explicitement accélérationniste et vouait un culte au nazisme, mais ses cibles envisagées étaient avant tout les immigrés et les hommes politiques.

Pour une approche de l’accélerationnisme voir H.E. Upchurch, « The Iron March Forum and the Evolution of the “Skull Mask” Neo-Fascist Network », CTC-Sentinel, décembre 2021, vol.14, n°10, p. 7-37 [en ligne : https://ctc.westpoint.edu/the-iron-march-forum-and-the-evolution-of-the-skull-mask-neo-fascist-network/] ; Alex Newhouse, « The Threat Is the Network : The Multi-Node Structure of Neo-Fascist Accelerationism », CTC-Sentinel, June 2021, vol.14, n°5, p. 17-25 [en ligne : https://ctc.westpoint.edu/the-threat-is-the-network-the-multi-node-structure-of-neo-fascist-accelerationism/].

L’expression apparaît dans la presse du National Socialist White People’s Party (« Parti national-socialiste du peuple blanc ») il y a une cinquantaine d’années (White Power, février 1972), mais elle connaît un succès planétaire au XXIè siècle grâce au Web 2.0.

Extrait d’un livret accélérationniste (2021)

L’antisémitisme dans les partis politiques d’extrême droite

François Duprat (militant néofasciste de tendance nationaliste-révolutionnaire, diffuseur négationniste, cheville ouvrière de la fondation du FN en 1972, numéro deux du parti au moment de son assassinat en 1978) estimait que l’Extermination était le « mythe propagé par les sionistes pour mieux assurer leur domination ». Il définit le sionisme comme la « projection politique » du « capitalisme international », cherchant à « détruire l’essence de notre peuple par une immigration qui le dotera d’une main d’œuvre encore plus docile et corvéable », et comme « l’idéologie pernicieuse de destruction et d’asservissement de nos nations ». Israël serait pour sa part « le bras séculier d’une force politique que nous avons à combattre au sein de notre propre pays ».

Cahiers Européens hebdomadaires, 13 juillet 1976.

Cahiers Européens hebdomadaires, 10 août 1976.

Cahiers Européens mensuel, octobre 1976 (sous le pseudonyme de Philippe Solliers).

La question de l’antisémitisme n’a jamais été aisée au Front national (FN, devenu Rassemblement national en 2018), comptant aussi bien des personnes radicalement antisémites que d’autres totalement opposées à l’antisémitisme. Pierre Sergent en était le cas le plus fameux dans les années 1980, cet ancien chef de l’Organisation de l’Armée Secrète étant devenu le député FN de Perpignan. La presse proche du FN, plutôt tenue par le premier camp, fournit, des années durant, des exemples de citations condamnables (et souvent condamnées judiciairement) aux anti-FN – aujourd’hui, Marine Le Pen ne manque jamais de souligner qu’elle est la cible obsessionnelle de l’hebdomadaire antisémite Rivarol. Dans tous les journaux liés au FN, le refus de Jacques Chirac de sceller alliance avec leur parti était répété ad nauseam venir d’un serment effectué par les cadres des partis de droite dans les loges du B’nai B’rith, structure  internationale juive à la sociabilité maçonnique d’origine américaine permettant une représentation syncrétique antisémite de l’ennemi mondialiste. Sans compter la rumeur fantasmatique selon laquelle Chirac eût été secrètement juif, rumeur à laquelle s’accrocha Jean-Marie Le Pen.

La question de l’antisémitisme a occupé une place centrale dans la stratégie de normalisation du parti. La prise de la direction du FN par Marine Le Pen a été marquée par l’exclusion de cadres et militants antisémites, et, plus encore, par ses déclarations selon lesquelles « ce qui s’est passé dans les camps » était « le summum de la barbarie ». Une formule reprise au mot près, pas un de plus, pas un de moins, par Jordan Bardella lors de son voyage en Israël en 2025. La présidente du FN a toujours nettement condamné l’antisémitisme, même si elle a fait des nationalistes-révolutionnaires gudards (anciens du Groupe union défense, ou GUD), disciples de Duprat et admirateurs de la Waffen-SS, des élus et prestataires de services de son parti. D’ailleurs, l’antisionisme nationaliste-révolutionnaire a été largement réactivé dans la mouvance groupusculaire. Si l’extrême droite radicale était dominée par les Identitaires . durant les années 2010, les nombreuses dissolutions de groupuscules sous la présidence d’Emmanuel Macron (28 % de celles prononcées depuis la loi de 1936) a abouti à une transformation du milieu sous forme de groupuscules communaux. L’absence de concurrence gomme les différenciations idéologiques, tandis que le style et les références nationalistes-révolutionnaires reviennent en force. Sur « Ouest Casual », principal canal Telegram utilisé par des nationalistes, les références iconographiques à l’accélérationnisme ou au néonazisme sont également monnaie courante.

Islamophobe et ethniciste, la mouvance identitaire avait d’abord prôné la neutralité quant à la question israélo-palestinienne, puis s’était rapprochée des Juifs au nom du combat contre l’Islam. Voir Marion Jacquet-Vaillant, « Les identitaires, acteurs de l’émergence des idées radicales », Pouvoirs, Paris, Seuil, n°181, avril 2022, p.47-60.

Capture d’écran X

Le réalignement politique lepéniste actuel s’opère, lui, dans le cadre d’une conjonction spécifique de l’électorat et de l’opinion. L’antisémitisme ne constitue plus un appui social à la construction d’une offre politique, même si en 2023 les sympathisants du RN enregistrent les scores les plus élevés d’adhésion aux clichés antisémites traditionnels. 34 % d’entre eux considèrent que « les Juifs ont trop de pouvoir », 51 % qu’ils ont une « double allégeance » franco-israélienne, et 51 % qu’ils ont une relation spécifique à l’argent. Néanmoins, le thème de la défense des Français juifs contre l’antisémitisme islamiste s’est avéré électoralement pertinent : l’électorat de confession juive est passé d’un vote FN de 4,5 % en 2007 à 13,5 % en 2012, signe d’une normalisation accélérée, puisque cette progression est quasiment le triple de celle de l’électorat dans son ensemble (de 10,4 % à 17,9 %). L’exemple désormais prototypique du rapprochement entre RN et Juifs est bien sûr celui de Serge Klarsfeld, fait citoyen d’honneur de la ville de Perpignan par son maire et vice-président du RN Louis Aliot, avant de rejeter tout « front républicain » aux élections législatives de 2024.

Voir Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, L’An prochain à Jérusalem ?, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2016, 240 p. ; Commission nationale consultative des droits de l’homme, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2023, La Documentation française, Paris, 2024, 351 p.

Le cas, pourtant, témoigne plus d’un lent mouvement tectonique que d’un effet induit de passage du FN au RN. D’abord, car il s’agit de Perpignan. La ville était le fief de Pierre Sergent, elle est devenue celui de Louis Aliot dont l’opposition à l’antisémitisme a été constante. Par ailleurs, Serge Klarsfeld a été médaillé quand lui-même venait décorer un de ses proches, responsable local de son association, lequel s’est ensuite, par voie de presse mais en vain, porté volontaire pour figurer sur la liste RN aux élections européenne. Se trouvent aussi des marqueurs de rapprochement, avant comme après cette remise de décorations. Dès 1997, Serge Klarsfeld reprenait la thèse du FN perpignanais d’une manipulation à son encontre lors de la découverte, à la déchetterie de Perpignan, d’archives relatives au transfert des Juifs du camp de Rivesaltes à Drancy. Sous prétexte que l’affaire survenait durant la campagne des élections législatives, le FN et le préfet (Bernard Bonnet, ensuite connu pour « l’affaire des paillottes » en Corse) affirmaient que c’était là une nouvelle provocation, destinée à biaiser le vote. Cela survint, en effet, quatre ans après des élections municipales dont l’entre-deux-tours avait avait été troublé par la profanation de 94 tombes juives dans un cimetière perpignanais – délit dont les auteurs n’ont jamais été identifiés mais pour lequel les frontistes redéployaient le narratif élaboré pour la profanation de Carpentras d’un montage à leur encontre. Serge Klarsfeld  légitimait cette représentation, arguant qu’en fait il savait que les documents auraient été conservés par un employé de la préfecture. Le rapport d’enquête de la Police judiciaire devait démontrer qu’il s’agissait d’une vérité alternative, sans base empirique aucune, les archives ayant bien été jetées dans le cadre d’un dysfonctionnement administratif. Plus récemment, l’ancien avocat a estimé que le thème poutiniste de la « dénazification » de l’Ukraine n’était pas « inapproprié », en rappelant que, si le président russe était bien l’agresseur en ce confit, il l’avait en revanche croisé « à Yad Vashem et à Auschwitz ». En somme, si le cas est certes révélateur, il l’est moins des habilités du FN devenu RN que d’une accommodation processuelle des individus aux extrêmes droites.

Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen,Rivesaltes, le camp de la France de 1939 à nos jours, préface de Philippe Joutard, Perpignan, Trabucaire, 2015, 162 p.

Entretien de Serge Klarsfeld avec Natalia Routkevitch, « Une vie contre l’antisémitisme », Politique internationale, n° 182, hiver 2024,  [en ligne : https://politiqueinternationale.com/revue/n182/article/une-vie-contre-lantisemitisme]

La marginalisation partisane des antisémites de droite ouvre-t-elle la possibilité de leur autonomisation ? En 2007, Alain Soral a lancé l’association Égalité & Réconciliation (E&R) pour prospecter des segments ethno-confessionnels de la population, et ainsi fournir des cadres « issus de la diversité » au FN. Avec l’ancien directeur de campagne de l’agitateur Dieudonné, condamné à de très nombreuses reprises pour des propos antisémites, ils entrent au Comité Central du parti. Mais, se voyant refuser une tête de liste aux élections européennes de 2009 (scrutin alors régionalisé), il en claque la porte et joue la diabolisation jusqu’à se déclarer « national-socialiste », alors même que son absence de racialisme interdit de le comparer au nazisme. Son interprétation du « sionisme » est, en somme, celle qu’en faisait Duprat, également non racialiste : un accélérateur de la transnationalisation du monde. L’activité s’est déployée sur internet, mais également dans des réseaux militants. Le duo Soral-Dieudonné s’est entendu avec les chiites du Centre Zahra et leur Parti antisioniste (dissouts par l’État en 2019 au motif qu’ils légitimaient « de façon régulière le djihad armé » et incitaient « à la discrimination, à la haine ou à la violence » envers les Juifs ) pour monter une Liste antisioniste aux élections européennes de 2009, qui a obtenu 1,3 % des suffrages en Île-de-France, la seule circonscription où ils étaient présents. Vis-à-vis du FN, la ligne d’Alain Soral consiste à dénigrer Marine Le Pen et de valoriser son second Florian Philippot – qui avait pu envoyer un signal en retour, sans que cela ne trouble nombre de commentateurs convaincus qu’il représentait une normalisation . E&R hésite ensuite à se transformer en parti politique mais y renonce, non sans avoir exclu les disciples de Duprat qui espéraient en faire un parti nationaliste-révolutionnaire. Finalement, Alain Soral et Dieudonné annoncent la fondation du parti Réconciliation nationale fin 2014… et le projet périclite. Mais les européennes de 2024, marquées par le triomphe de la liste RN (31,37 % des suffrages), dévoilent une évolution.

Abel Mestre et Caroline Monnot, Le Système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front National, Denoël, Paris, 2011, 208 p.

Décret de dissolution, 20 mars 2019, [en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038252432]

La galaxie soralienne n’a cessé de citer un propos de Manuel Valls de 2011 : « par ma femme, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël, quand même ». L’usage des formules « lié de manière éternelle » et « quand même » sont devenus des allusions destinées à souligner les accointances d’une personne avec ce qui serait le sionisme international. En 2014, débattant sur un plateau de télévision avec Manuel Valls, Florian Philippot achève son propos en demandant que les immigrés soient « fiers de la France, éternellement attachés à la France, quand même, monsieur Valls ! ». Le « dog whistle » est parfaitement exécuté et fut reçu comme tel par ces milieux.

Judith Cohen-Solal et Jonathan Hayoun, La Main du Diable. Comment l’extrême droite a voulu séduire les Juifs de France,Paris, Grasset, 2019, 198 p. ; Robin d’Angelo et Mathieu Molard, Le Système Soral, enquête sur un facho business, Paris, Calmann-Lévy, 2015, 192 p. 

Alain Soral et Dieudonné – capture d’écran Youtube

Deux listes à droite de celle du RN peuvent retenir l’attention. « Forteresse Europe » était présentée par le mouvement Les Nationalistes d’Yvan Benedetti. Lointain descendant des Francistes de Bucard, le groupe affirme combattre le « judaïsme politique », défini tel le « cœur nucléaire du mondialisme porté entre autres par Jacques Attali et le Talmud ». Son chef avait été exclu du FN en 2011 après avoir déclaré à la presse qu’il était « antisioniste, antisémite, anti-juif ». La liste « La France libre » était menée par Dieudonné, et le chanteur Francis Lalanne, contempteur sur Twitter puis X d’un prétendu complot sataniste sioniste des « nazis pédophiles mondialistes socialistes », puis diffuseur de thèses conspirationnistes QAnon lors de la pandémie de Covid-19. Dans les deux cas, l’électeur devait imprimer lui-même son bulletin en se rendant sur le site internet de la liste. La première engrangea 5 096 voix, et la deuxième 5 794. Les implantations sont proches, avec des résultats plus marqués dans le golfe du Lion ou dans les campagnes. En définitive, l’appétence des électeurs pour un antisémitisme politique est extrêmement marginale, mais signalons que le nombre de voix est largement supérieur à l’estimation du milieu de l’ultra-droite à trois mille personnes établie par le Renseignement territorial. Comme le souligne la présence de deux personnalités venues du monde du spectacle, l’offre politique est largement repliée sur la dimension culturelle : l’antisémitisme est plus capable de remplir des salles de spectacle et de faire exploser les compteurs de visionnage de vidéos en streaming que de remplir les urnes.

« Fronde contre la venue du nationaliste Yvan Benedetti (2 sur 2) », Zoomdici, 8 janvier 2023, [en ligne : https://zoomdici.fr/actualite/fronde-contre-la-venue-du-nationaliste-yvan-benedetti-2-sur-2 ]; « Un très proche de Gollnisch exclu du FN pour deux ans », Libération, 10 juillet 2011, [en ligne : https://www.liberation.fr/france/2011/07/10/un-tres-proche-de-gollnisch-exclu-du-fn-pour-deux-ans_748369/]

Culturel, d’abord ?

Le plus prolixe des littérateurs antisémites français du XXe siècle, Henry Coston, décrivait Drumont comme le précurseur d’Hitler. Il a revendiqué et assumé sa filiation intellectuelle à l’égard de l’auteur de La France Juive jusqu’à sa mort en 2001. Là où le Coston d’avant 1945 dénonçait le « complot juif » dans l’alliance occulte du capitalisme et du communisme, le Coston d’après, traduit et diffusé en Argentine, au Canada, en Espagne et en Italie, voit la main d’Israël derrière les agissements de l’Union soviétique et des États-Unis. En France, il a, après-guerre, vendu environ quarante mille exemplaires de ses ouvrages.

Durant les années 1930, Coston anime un groupuscule philonazi et édite Les Protocoles des sages de Sion. Il fait également reparaître le journal de Drumont. Collaborationniste zélé, il travaille à la propagande contre le « judéo-maçonnisme » durant l’Occupation. Arrêté en Autriche en 1946, il est emprisonné jusqu’en 1951.

Olivier Dard, « Permanences et mutations de l’antisémitisme costonien », Archives Juives, vol. 49, n°2, 2016, 160 p., pp. 115-127 ; Le Monde, 22 novembre 1996.

Pourtant, dès la Libération, le combat contre l’antisémitisme culturel a été à l’ordre du jour. L’ordonnance du 26 août 1944, qui définit l’indignité nationale, prévoit explicitement son application à ceux qui se sont engagés « en faveur du racisme, ou de doctrines totalitaires ». L’ordonnance du 30 septembre 1944 prononce l’interdiction provisoire de paraître pour environ 900 périodiques de France métropolitaine. Celle du 26 décembre 1944 spécifie que l’indignité nationale implique la « privation du droit de diriger une entreprise d’édition de presse, de radio ou de cinéma, ou d’y collaborer régulièrement ». En janvier, mars et juin 1945, des listes d’ouvrages prohibés sont établies. La deuxième comporte 113 livres d’auteurs aussi peu équivoques que Marc Augier, Céline, Jacques Doriot ou Lucien Rebatet. Précisons que ce sont des œuvres qui sont interdites, et non des auteurs qui seraient ostracisés. Rebatet peut bien avoir achevé son dernier article dans la presse des Waffen-SS francophones par les mots « Mort aux Juifs ! » et s’être réfugié à Sigmaringen face à l’avancée des Alliés, cela ne l’empêche pas, plus tard, de tenir une chronique dans Valeurs actuelles (magazine déjà orienté à l’extrême droite, mais beaucoup plus marginal qu’aujourd’hui).

Journal officiel, 28 août 1944.

Ministère de l’Information, « Les séquestres de presse », 6 p. ; id., « Circulaire Hachette n°1 », mars 1945, 3 p. (AN/72/AJ/383).

Devenir, juin 1944.

Invitation à une conférence de Lucien Rebatet en 1944, quelques mois avant la Libération – Wikimedia Commons

Enfin, quoiqu’elle fût d’abord prise pour contrer l’influence jugée pernicieuse des comics américains, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse permet au ministre de l’Intérieur d’interdire exposition et vente aux mineurs d’une publication. Des mesures renforcées dans les décennies suivantes avec l’inclusion explicite, dans les motifs, de « la discrimination ou l’incitation à la haine raciale ». Entre 1945 et 2016 furent ainsi interdites d’affichage et de vente aux mineurs 6 900 publications. Les organes antisémites de certains groupes militants ont été touchés, l’interdiction frappant en 1990 Le Soleil de l’Œuvre française (dissoute par l’État en 2013), ou, l’année suivante, Tribune nationaliste, du néo-nazi Parti nationaliste français et européen.

Il existe donc toujours, après-guerre, un marché de l’antisémitisme, mais sa régulation nécessite des ajustements. Le négationnisme est lancé par deux hommes qui ont été partisans du Nouvel ordre européen mais ne se sont pas engagés sous l’uniforme : le Suisse Gaston-Armand Amaudruz, dès 1946, et le Français Maurice Bardèche en 1948. Pour Amaudruz, l’horizon géopolitique est fortement corrélé à l’utopie raciale : jusqu’à son décès en 2018, antisémitisme et européisme sont deux aspects indissociables de sa pensée – il prône durant la guerre l’unification des Européens à travers la construction d’une « Eurafrique ». Dans le journal, resté confidentiel, qu’il fonde en 1946, Le Courrier du continent, il pose d’emblée quelques grands thèmes de la littérature négationniste : les Allemands juifs émigrés auraient provoqué le conflit, les crimes imputés aux nazis ne seraient que « bobards » des vainqueurs. Bardèche travailla par la suite à formuler un antisémitisme qu’il voulait plus serein. Il reste pour lui la question politique centrale. Il affirme ainsi qu’un « pays qui n’a plus confiance dans les méthodes parlementaires et qui a conscience du péril juif est un pays qui a fait un grand pas dans la voie de son indépendance et de son salut ». Mais il s’efforce de dédouaner les fascismes de l’Extermination des Juifs. Premier auteur négationniste en France, il écrit : « Le fascisme, en tant que système politique, n’est pas plus responsable de la politique d’extermination des Juifs que la physique nucléaire, en tant que théorie scientifique, n’est responsable de la destruction d’Hiroshima. […] Et nous devons même combattre la propagande essentiellement politique qui assimile le fascisme et l’antisémitisme systématique ».

Damir Skenderovic et Luc van Donge, « Gaston-Armand Amaudruz, pivot et passeur européen », Olivier Dard dir., Doctrinaires, vulgarisateurs et passeurs des droites radicales au XXe siècle (Europe-Amériques), Berne, Peter Lang, 2012, 340 p., pp. 211-216.

Maurice Bardèche, « Progrès et chances du fascisme », préface à François Duprat, Le Fascisme dans le monde, Défense de l’Occident, numéro spécial, octobre-novembre 1970, 112 p., p .11. 

Maurice Bardèche, Qu’est-ce que le fascisme ?, Sassetot-le-Mauconduit, Pythéas, 1995 (première édition : 1962), 144 p., p. 85.

Le négationnisme se répand dans les extrêmes droites militantes mais n’est que peu pris en considération dans l’espace public jusqu’à 1978. Cela ne signifie pas qu’il n’existerait pas en tant que bien culturel, participant de l’ensemble des préjugés antisémites. Les enquêtes d’opinion effectuées sur l’ensemble de la population française sont significatives. En 1966, entre un quart et un tiers seulement des sondés reconnaissent qu’effectivement entre cinq à six millions de Juifs européens ont été assassinés ; 10 % se déclarent antisémites et 9 % comme ayant de l’antipathie pour les Juifs, et 50 % éviteraient de voter pour un pour un candidat à la présidence de la République qui serait juif. La presse antisémite est encore vivace (Rivarol représente 50 000 exemplaires, Écrits de Paris la moitié, et Défense de l’Occident le dixième).

Christian Delacampagne, « L’Antisémitisme en France », Histoire de l’Antisémitisme (1945-1993), Léon Poliakov dir., Paris, Seuil, 1994, 420 p., p. 134 ; Valérie Igounet, Histoire du Négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000, 704 p., p. 116 ; Droit et Liberté, Paris, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, septembre-octobre 1971, 468 p.

DCRG, « Les mensuels politiques », n°91, novembre 1963, Bulletin de documentation, pp. 143-185 ; id., « La situation financière des hebdomadaires politiques », Bulletin de documentation, n°99, juillet-août 1964, pp. 23-52 (AN/ F/7/15582).

1978 est un tournant puisque, en une longue interview à L’Express, l’ancien commissaire général aux Questions juives sous le régime de Vichy, Louis Darquier de Pellepoix, professe que l’extermination est une « invention juive » afin de « faire de Jérusalem la capitale du monde ». Puis, après une bataille de procédure autour du droit de réponse, Robert Faurisson parvient quelques jours plus tard à faire publier dans Le Monde une version abrégée de l’article qu’il avait publié précédemment dans la revue de Bardèche. Toutefois, la popularisation du combat négationniste a d’emblée asséché son imagination. Les auteurs ne parviennent guère à se renouveler, et leur propos devient délictuel à compter de la loi dite Gayssot en 1990. Or, le négationnisme avait valeur de contournement de la loi Pleven de 1972 contre l’incitation à la haine : il perd ainsi une grande part de sa valeur politique.

L’Express, 28 octobre-4 novembre 1978, Paris, Groupe L’Express SA, pp. 164-199.

Livres négationnistes, parmi lesquels un ouvrage de Robert Faurisson – Wikimedia Commons

Ces dernières années, le coup le plus puissant contre l’histoire et la mémoire de l’extermination des Juifs d’Europe a été la perspective révisionniste d’Éric Zemmour à propos de la politique antijuive de Vichy. Selon lui, il y aurait un mythe historiographique à ce sujet dont la raison serait qu’il permettrait de disqualifier les politiques étatiques visant à discriminer juridiquement nationaux et étrangers. Conséquemment, selon un de ses propos de 2019, « si on n’arrive pas à déconstruire ça, on n’arrivera à rien ». Il s’agit là d’un argument avancé jadis par le journal du FN, pour lequel « la Shoah sert entre autres (d’abord ?) aujourd’hui à rendre impensables certains moyens indispensables d’une juste cause, la lutte contre l’immigration-invasion ». Ce thème a contribué à ce qu’Éric Zemmour sature l’espace médiatique lors du lancement de sa campagne présidentielle, puis à le marginaliser. En fait, l’antisémitisme et le négationnisme fonctionnent sur le marché culturel comme dans le champ politique : il accélère la médiatisation, puis cornerise. Ainsi, après avoir atteint huit millions de vues mensuelles en 2016, le site d’E&R connaît désormais, et depuis longtemps, un trafic réduit de moitié. Un mouvement qui n’a pas été entamé par ses condamnations mais par le départ de Manuel Valls de l’Hôtel Matignon, lui faisant perdre un détracteur qui, en le citant, lui permettait d’apparaître comme l’ennemi de l’État. Pourtant, le phénomène demeure très conséquent, et la maison d’éditions qui lui est adossée enregistre en moyenne 100 000 euros de chiffre d’affaires mensuel en 2018 et 2019 – l’entreprise principale de Dieudonné a, elle, enregistré jusqu’à 4,2 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014. Alain Soral a même fini par abandonner la dialectique antisioniste pour radicaliser son propos, déclarant ainsi sur le réseau VKontakte lors de la pandémie de 2020 « la France est plutôt en train de crever d’une épidémie de Juifs ! ».

National-Hebdo, Paris, Société Anonyme National-Hebdo, 6-12 août 1998 ; Laurent Joly, La Falsification de l’Histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Paris, Grasset, 2022, 140 p.

Mathieu Molard, Maxime Macé, Pierre Plottu, « Soral Leaks : une plongée dans les comptes bancaires de la galaxie Soral », StreetPress,  Paris, StreetPress, 2023, [en ligne :] https://www.streetpress.com/sujet/1680092832-alain-soral-leaks-comptes-bancaires-societes-associations-buisness-fachosphere-complotisme ; Gilles Tanguy, « Le business toujours plus florissant de Dieudonné », Capital, Gennevilliers, Prisma Media, 2015, https://www.capital.fr/economie-politique/le-business-toujours-plus-florissant-de-dieudonne-1052157

Conclusion

Le combat contre l’antisémitisme est désormais « approprié » comme une cause prioritaire au Rassemblement National. Mais les formes culturelles d’antisémitisme n’ont pas disparu de cette famille politique. Ainsi Éric Ciotti, désormais président d’un parti satellite du RN et affirmant son opposition à l’antisémitisme, a-t-il cherché à se créer une autonomie idéologique en louant le trumpisme, sans jamais tenir compte des signaux antisémites au sein de celui-ci – de Donald Trump retweetant un compte nommé @WhiteGenocideTM en janvier 2016, à Elon Musk en novembre 2023, reprenant à son compte la thèse d’une causalité juive derrière l’immigration. Le visage de Georges Soros, cible d’un tel antisémitisme, s’est également affiché à la Une de Valeurs actuelles.

Pourtant, avec l’extension du vote pour l’extrême droite et le renouvellement de ses cadres, des personnes étrangères à la passion antisémite, Juifs inclus, sont désormais présentes dans ses rangs. L’antisémitisme n’a pas disparu pour autant. Il reste présent en toile de fond dans la causalité donnée à l’immigration ou dans l’identification de la société multi-ethnique et multiculturelle comme ennemi prioritaire. Non que l’islamophobie aurait pris le pas sur l’antisémitisme : au contraire, celle-ci est un mode d’initiation à l’antisémitisme. Racisme à l’égard des Arabo-musulmans et antisémitisme sont liés dans un continuum raciste où la cible juive est, pour le moment, au second plan. En définitive, cet antisémitisme n’occupe pas une place résiduelle, mais bien structurelle.

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Pour citer cet article

Nicolas Lebourg, « À l’extrême droite, l’antisémitisme est-il ‘résiduel’ ? », RevueAlarmer, mis en ligne le 30 mai 2025, https://revue.alarmer.org/a-lextreme-droite-lantisemitisme-est-il-residuel/

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