Annette Becker, historienne spécialiste des violences de masse durant les deux guerres mondiales, publie chez Gallimard Des Juifs trahis par leur France, dans lequel elle retrace la persécution des juifs de France, durant la Seconde Guerre mondiale, à travers le destin d’un peintre juif allemand, du grand-oncle de l’historienne et de cinquante-quatre juifs internés dans le sud de la France. Cet ouvrage prend place dans la collection « Témoins » dirigée par Pierre Nora. Il est à la fois une œuvre personnelle, écrite parfois à la première personne, sans notes de bas de pages, et un solide travail d’historienne fondé sur une grande diversité d’archives. Annette Becker s’appuie en effet sur une importante correspondance dont on peut lire de larges extraits. Elle mobilise pour cela les fonds de nombreux camps : Gurs, Les Milles, Beaune et Pithiviers, Drancy, Compiègne-Royallieu, Reillanne et bien d’autres. On entre également dans les archives administratives ou judiciaires, et notamment dans les procédures d’après-guerre. On retrouve donc sa grande expérience des archives d’ici et d’ailleurs, ainsi que le montre la liste des sources, chapitre par chapitre, à la fin de l’ouvrage.
La couverture choisie par l’auteure est une gouache d’Otto Freundlich. Annette Becker n’a pas choisi n’importe laquelle de ses œuvres. C’est une Composition inachevée de 1943. Inachevée, comme la carrière de ce peintre qui aurait pu devenir un des papes de l’art abstrait comme Kandinsky, s’il n’avait pas été assassiné à Sobibor. L’ouvrage offre également un cahier central qui s’ouvre sur Mon ciel est rouge, peint par Freundlich en 1933 et donné par Jeanne, la compagne d’Otto, au Musée national d’art moderne en 1953. Le bleu-blanc-rouge au centre du tableau dit tout de l’attachement de l’artiste à la France. On trouve aussi dans ce cahier, au milieu du livre, à côté des œuvres de Freundlich, des photos de lettres, le plan de la zone C du camp de Compiègne-Royallieu dessiné par Henri Jacob ou encore des reproductions d’archives administratives. Ces documents sont des « traces » des vies détruites et viennent à l’appui de cette histoire sensible de la persécution.
L’objectif de ce livre : raconter l’histoire de vies particulières prises dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, de la persécution et de la Shoah ; écrire une histoire intime de la persécution, étape après étape ; dire ce que cela fait aux hommes et aux femmes qui l’ont vécu, ce que c’est d’être arrêté, interné, exclu, privé de tout, déporté.
Un livre triptyque
Sur la quatrième de couverture, Annette Becker présente son ouvrage comme un livre triptyque qui mêle des histoires particulières, celles d’Otto Freundlich, de son grand-oncle Pierre Ignace et de cinquante-quatre juifs étrangers raflés à Reillanne, dans le sud de la France.
Dans une première partie, on suit le destin d’Otto Freundlich, artiste allemand pionnier de l’abstraction, juif et communiste. Dès le début des années 1930, il fuit le nazisme et s’installe définitivement en France afin d’échapper aux persécutions dont il est l’objet. Ses œuvres deviennent le symbole de l’art rejeté par le national-socialisme, à l’image de l’une de ses sculptures, Grande Tête, réalisée en 1912 et qui fait la couverture du catalogue d’une exposition d’art qualifié de « dégénéré » par le régime nazi, à Munich en 1937. Freundlich est accueilli en France avec sa compagne Jeanne Kosnick-Kloss, où ils retrouvent un cercle d’artistes et d’intellectuels proches de Picasso, de Max Jacob ou de René Char. Très attaché à ce pays dont il aspire à devenir citoyen, il est pourtant interné dès septembre 1939 au titre des étrangers ressortissants des pays ennemis. Tout au long du livre, on suit son parcours d’internement, de fuite et de traque, jusqu’à la dernière arrestation à Saint-Martin-de-Fenouillet, dans les Pyrénées, où il a trouvé refuge avec Jeanne. Transféré à Rivesaltes, puis à Drancy, il est déporté à Sobibor par le convoi n°50 et assassiné dès son arrivée, le 9 mars 1943.
Au moment de la déclaration de guerre contre l’Allemagne, la France compte sur son sol plusieurs milliers de citoyens étrangers de nationalité allemande ou autrichienne, immigrés de longue date ou ayant fui le régime nazi et ses persécutions depuis 1933. Au titre de ressortissants de pays ennemis, le gouvernement prend contre ces étrangers des mesures d’internement dès septembre 1939. Voir Denis Peschanski, La France des camps : l’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002.
Annette Becker écrit ensuite l’histoire de Pierre Ignace, son grand-oncle paternel arrêté le 12 décembre 1941 au cours de ce qui a été appelé la Rafle des notables. Envoyé à Compiègne, il subit un internement extrêmement dur jusqu’en mars 1942, où il est déporté par le convoi n°1 vers Auschwitz. Immatriculé 28 305 à son arrivée, il meurt le 12 avril 1942.
Le 12 décembre 1941, 743 juifs français sont arrêtés et internés au camp de Compiègne-Royallieu. Cette opération, menée par les autorités d’occupation assistées de la police française, fait suite aux nombreux attentats contre des Allemands. Ces derniers visent volontairement des juifs français considérés comme des notables (avocats, médecins, chefs d’entreprise) et des anciens combattants. Parmi eux se trouvent le frère de Léon Blum, Pierre Blum, ou encore le grand-père paternel d’Anne Sinclair, Léonce Schwartz. La majorité d’entre eux sera déportée par le convoi n°1 à destination d’Auschwitz, le 27 mars 1942. À lire sur le sujet : Anne Sinclair, La Rafle des notables, Paris, Grasset, 2020.
Enfin, le troisième volet de ce triptyque évoque le sort de cinquante-quatre juifs étrangers arrêtés au camp de Reillanne le 12 mai 1944. À la différence des deux précédents, ces juifs sont des anonymes, dont Annette Becker retrouve la trace et le nom dans les archives. Elle restitue leur fuite de camp en camp, dans le sud de la France, avant d’être assignés à résidence dans un ancien couvent cistercien. Là aussi, les conditions de l’internement sont inhumaines entre 1942 et 1944. Pour finir, ces vieillards, ces femmes et ces enfants sont victimes de l’une des dernières et des plus importantes opérations menées contre des juifs au printemps 1944. Annette Becker retrace quasiment heure par heure la rafle du 12 mai 1944 qui les conduit à Drancy, avant d’être déportés, par les convois n°74 et 75, à Auschwitz, où presque tous sont assassinés.
Une histoire et une géographie de la persécution
Des Juifs trahis par leur France est un livre faisant état d’une histoire et d’une géographie de la persécution, celle des juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est en effet question dans cet ouvrage des juifs français et des juifs étrangers pris dans les politiques de contrôle, d’exclusion, de répression et de déportation. À travers de nombreux destins particuliers, Annette Becker démontre à nouveau que la persécution ne fait pas de distinction entre les juifs étrangers, incarnés par Otto Freundlich et les cinquante-quatre juifs de Reillanne, et les juifs français comme Pierre Ignace. Elle ne distingue pas non plus entre les juifs connus comme Hannah Arendt, Max Jacob, Pierre Masse ou Henri Lang, et les juifs inconnus comme ceux raflés à Reillanne et beaucoup d’autres ressuscités sous sa plume. Tous connaissent le même destin tragique et la mort. « Vies si différentes, même fin ». Annette Becker nous livre ici une histoire de ces indésirables, doublement persécutés car ils sont mis au banc de la nation par Vichy et pris dans la politique de destruction des nazis. Elle prend le temps d’écrire l’histoire de plusieurs d’entre eux, connus ou non. Un peu comme Laurent Joly l’avait fait dans La Rafle du Vel d’Hiv, elle se place à hauteur des hommes et des femmes pris dans la tourmente des politiques raciales et nous permet de saisir l’intime de la persécution. Ce qui ressort bien souvent, c’est l’incompréhension des victimes livrées par une France en laquelle ils espèrent tout.
Sur cette question, voir Laurent Joly, La falsification de l’Histoire, Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Paris, Grasset, 2022.
Annette Becker, Des juifs trahis par leurs France. 1939-1944, Paris, Gallimard, 2024, p. 12.
Laurent Joly, La Rafle du Vel d’Hiv, Paris juillet 1942, Paris, Grasset, 2022.
Des Juifs trahis par leur France est aussi une géographie de la persécution et de l’internement pendant la Seconde Guerre mondiale, dont la logique évolue en même temps que l’utilisation que les régimes successifs font des différents camps. On erre, avec les victimes de la répression, de la zone nord occupée à la zone non occupée, jusqu’à la zone italienne où se situe Reillanne. On commence par les camps de la IIIème République, qu’Annette Becker surnomme les « drôles de camps » : Colombes, Francillon, Marolles et Cépoy, qu’a traversés Otto Freundlich. Des camps ruraux peu connus, aujourd’hui oubliés. D’autres portent les noms qui nous sont davantage familiers, comme ceux de Bassens près de Bordeaux, de Gurs ou de Rivesaltes, qui ont servi à interner les républicains espagnols lors de la Retirada. Puis viennent les camps de Vichy : Gurs et Rivesaltes qui sont ici réutilisés par le nouveau régime, puis Reillanne ou Les Milles ; et les camps nazis : Compiègne-Royallieu ou Drancy. Enfin, ce sont les camps de la Libération, comme, encore une fois, celui de Reillanne. On retrouve ici les quatre logiques de l’internement décrites par Denis Peschanski : la logique républicaine, puis la logique d’exclusion, la logique d’extermination et enfin la logique de la Libération. Cela confirme que l’internement n’est pas le propre de régimes autoritaires en général et du régime de Vichy en particulier. La République aussi interne ses « indésirables ».
Annette Becker, op.cit., p. 20.
Denis Peschanski, La France des camps : l’internement 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002.
Avec Otto Freundlich, Pierre Ignace et les juifs de Reillanne, on entre dans les camps. L’importante correspondance qu’Annette Becker mobilise nous donne à voir, presque à sentir, la matérialité de la vie quotidienne de l’internement, qui se fait de plus en plus dur tout au long de la guerre, notamment à Compiègne et à Reillanne. Les victimes de la Rafle des notables subissent des conditions de détention extrêmement sévères : elles n’ont presque rien à manger, rien pour se laver et sont enfermées au cours d’un hiver glacial. Les internés juifs de Compiègne sont, quant à eux, relégués au fond du camp et quasiment mis au secret pendant plusieurs semaines, les privant ainsi de tout secours matériel et surtout, moral, qui viendrait de l’extérieur. Annette Becker décrit la misère et le dénuement total qui règne à Reillanne, où la plupart des juifs internés sont des femmes, des enfants et des gens âgés et où les autorités ne disposent de rien ou presque pour les nourrir. Le camp peine à fonctionner. On entre dans les méandres, les lenteurs voire les incohérences de l’administration qui rend difficile les aides. On suit les parcours migratoires à travers l’Europe et la France grâce aux dossiers familiaux constitués par l’historienne, notamment des juifs de Reillanne : les familles Kohner, Schick, Franck, Grunspan et tant d’autres anonymes dont Annette Becker ressuscite les voix. Les membres d’une même famille sont bien souvent séparés dans des camps différents avec, parfois, des autorisations de sortie pour se visiter les uns les autres. Les internés doivent leur survie en grande partie à leurs propres moyens et à la constitution d’un Comité social, sorte de fond alimenté par les plus aisés pour soutenir les plus démunis. Ce comité vient compléter le maigre soutien de l’Union générale des Israélites de France(UGIF). Ce livre est donc aussi une histoire de l’internement, des conditions de survie ou plutôt de « sous-vie », comme le dit l’historienne à propos des juifs à Reillanne.
L’Union générale des Israélites de France est un organisme créé par une loi de Vichy du 29 novembre 1941 à la demande des Allemands. Elle doit remplacer toutes les associations juives préexistantes. Sa mission est d’assurer la représentation des juifs auprès des pouvoirs publics.
Annette Becker, op.cit., p. 220.
Ces parcours sont des histoires de traques et de caches. Dans leur fuite, les juifs de France font face à toutes sortes d’attitudes à leur égard. L’histoire d’Otto Freundlich nous permet de constater les réactions face à l’arrivée des Allemands en juin 1940, bien différentes selon les Français. Le commandant du camp de Bassens, près de Bordeaux, libère les juifs internés comme ressortissants des pays ennemis parce qu’il les sait menacés. À l’inverse, le commandant du camp de Gurs, où sont internées les femmes, ne libère que les Allemandes pro-nazies mais pas les femmes juives. Certains se livrent même à un antisémitisme forcené, profitant des lois de Vichy et accompagnant avec zèle les demandes de l’occupant. On découvre ainsi les visages du collaborationnisme avec Charles Palmiéri à la tête du Bureau Merle, « couverture pour la branche française de la Gestapo » qui mène l’Aktion de la rafle du 12 mai 1944 à Reillanne avec une grande efficacité. Certains directeurs de camp s’accommodent de la situation, font de leur mieux, sont des administrateurs pragmatiques. C’est le cas par exemple de Raymond Darley, qui administre le camp de Reillanne.
Ibid., p. 232.
Et puis, il y a tous ceux qui essayent de venir en aide aux internés juifs, les amis, la famille dont on lit les lettres ou les suppliques adressées aux autorités. Il y a ceux que l’on sollicite, à l’instar de Picasso que Jeanne supplie de venir en aide à Otto. On prend la mesure de l’action des associations d’entraide qui interviennent pour permettre aux juifs de survivre. Ainsi, Otto Freundlich, qui ne perçoit aucun revenu, se tourne vers différents organismes de secours établis dans le sud de la France. C’est l’occasion pour l’auteure de revenir longuement (elle lui consacre un chapitre entier) sur l’action du Centre américain de secours de Marseille dirigé par le diplomate Varian Fry. On peut suivre les démarches kafkaïennes nécessaires aux juifs étrangers qui cherchent à migrer aux États-Unis afin d’échapper à la traque dont ils sont l’objet. Mais les tracasseries administratives sont insurmontables pour beaucoup, tant les freins sont importants côté français et côté américain (Annette Becker parle de « complication ahurissante »). Otto Freundlich et sa femme en sont les exemples malheureux, et ce malgré le soutien amical de Fry, qu’Otto remercie par l’envoi d’une toile à New York. Seuls des moyens financiers très importants et de solides soutiens permettent aux candidats au départ d’obtenir les visas. C’est le cas de Marx Ernst, interné au camp des Milles et qui obtient le précieux document grâce au soutien de sa femme, Peggy Guggenheim. Annette Becker rappelle combien de réfugiés ont pu être aidés par Varian Fry et son réseau autour de la maison d’Air-Bel. Parmi eux : Hannah Arendt internée à Gurs, Moïse Kisling ou encore Claude Levi-Strauss. Ce même Fry qui, à défaut d’obtenir pour Otto Freundlich et sa femme l’émigration, leur envoie de l’argent et cherche des amateurs d’art susceptibles de leur acheter des toiles. Expulsé de France début 1941, son action de secours coûte à Varian Fry sa carrière. Mais depuis les États-Unis, il poursuit son œuvre en mobilisant les esprits. Annette Becker rappelle que « Fry est un des premiers dans le monde à décrire les massacres des Juifs par balles commis dès l’été 1941 par les Einsatzgruppen […] et à rappeler le précédent de l’extermination des Arméniens pendant et sous le couvert de la Première Guerre mondiale. »
Ibid., p. 81.
Ibid., p. 86.
Enfin, elle rappelle l’aide indispensable que les internés des zones A et B du camp de Compiègne ont apporté aux juifs relégués en zone C. Ces anonymes, résistants et communistes, ont permis aux 743 « notables » de recevoir des colis indispensables à leur survie et des nouvelles des leurs, si précieuses, jusqu’en janvier 1942, alors qu’ils sont au secret.
Une histoire sensible faite d’arrachements
Annette Becker conclut l’introduction de son livre en offrant à la mémoire de ceux qu’elle étudie ce « livre-abri pour contenir leurs vies ». Au-delà de l’histoire des juifs persécutés, elle nous donne à voir les victimes connues et moins connues dans leur vie particulière. C’est sur ce point que le travail d’Annette Becker est le plus novateur. Elle entre dans l’intime, le sensible de la persécution.
Ibid., p. 17.
« Ce livre est fait d’arrachements ». Ce mot, qui résonne à maintes reprises tout au long de l’ouvrage, l’auteure l’empreinte à Jean-Jacques Bernard, interné à Compiègne. Il dit tout de son projet d’écriture. Annette Becker avait d’ailleurs, dans un premier temps, choisi d’en faire le titre de son livre.
Elle retrace les arrachements successifs des victimes de la Catastrophe. L’arrachement aux êtres aimés qu’on saisit à travers les lettres d’amour d’Otto Freundlich et de Jeanne pendant les longues semaines de leur séparation, durant l’été 1940. Mais également celles de Pierre Ignace et de Guite pendant la drôle de guerre et la période d’internement à Compiègne. Annette Becker décrypte pour nous les messages codés, les secrets des couples séparés. L’arrachement aux amis ensuite. Là encore, la correspondance rappelle les soirées passées, le bonheur d’être ensemble et qui n’est plus. L’arrachement aux passions et à l’art aussi. Celui d’Otto Freundlich qui manque de tout et surtout de quoi peindre. Dans ses lettres, il dessine les tubes de couleur qu’il commande à des amis et avec ces petits tubes griffonnés sur papier, on sent tout le manque de l’artiste. À travers leurs multiples arrachements, Annette Becker évoque tout ce qu’ils ont perdu et leur dénuement terrible.
Certains termes renvoient au vocabulaire du génocide des juifs d’Europe entre 1941 et 1945, comme « catastrophe » ou « désastre ». On peut les utiliser pour traduire le mot hébreux « shoah », terme biblique repris dès les années 1930 par les juifs pour évoquer la politique nazie de persécution en Allemagne, puis le génocide. L’usage de la majuscule par Annette Becker dans son ouvrage doit permettre au lecteur de reconnaître un champ lexical spécifique.
Cahier central n°12.
Cet arrachement, c’est aussi et surtout celui de la France en laquelle les juifs croyaient infiniment, qu’ils soient français comme Pierre Ignace ou étrangers comme Otto Freundlich. « Heureux comme un juif en France ». Tous ces réfugiés anti-nazis ont tellement foi dans leur pays d’accueil qu’ils comprennent et acceptent les mesures d’internement prises par la IIIème République en guerre. Otto Freundlich, Hannah Arendt et tant d’autres internés prennent leur mal en patience en attendant, confiants, que leur situation administrative soit réglée. On apprend, par exemple, que Freundlich à peine libéré de Bassens, en pleine débâcle, cherche refuge dans un camp d’internement (il a entendu parler de Rivesaltes) espérant y trouver un lit et de la nourriture ! Ce n’est que lorsque Pétain s’installe à Vichy et que les premières mesures d’exclusion sont prises qu’ils réalisent que le piège se referme sur eux. Annette Becker cite alors Hannah Arendt, internée à Gurs : « emprisonnés parce qu’Allemands, on ne nous libéra pas parce que nous étions juifs ».
Annette Becker, op.cit., p. 84.
Quant aux juifs français, ils sont persuadés que jamais la France ne les menacera. Au pire seront-ils victimes de discrimination, mais ils ne se sentent pas concernés par « le problème juif », à l’instar des grands parents d’Annette Becker qui distinguent entre les Israélites et les juifs4. Les suppliques adressées à Laval ou Pétain, les anciens militaires qui portent leurs décorations ou leur légion d’honneur en quittant le camp de Compiègne sur le chemin de la déportation5 sont autant de signes qui disent l’incompréhension et l’indignation de tous ceux, à commencer par les victimes de la Rafle des notables, qui sont envoyés à la mort parce que juifs, qu’ils soient étrangers ou non.
Ibid., p. 122.
Ibid., p. 131.
Ce sont tous ces arrachements que l’historienne des désastres étudie dans son livre, et qui sont autant de drames vécus.
Un livre personnel
« Pour toutes et tous ma voix d’historienne des violences, des souffrances et des cultures du désastre et un « je » d’héritière de la Catastrophe ». Ainsi, Des Juifs trahis par leur France est un livre personnel qu’Annette Becker écrit en partie à la première personne. Il ne s’agit pas d’une autobiographie familiale, ni de ses « tombeaux ». En effet, l’historienne n’a pas souhaité se prêter au genre. C’est la raison pour laquelle l’histoire de ses ancêtres se mêle avec celle d’Otto Freundlich et des inconnus de Reillanne. Dans ce livre, il est question de son grand-oncle paternel et de sa grande tante, Guite, la veuve de Pierre Ignace qu’elle a bien connue. Il y est également question de ses grands-parents et de son père, le grand historien Jean-Jacques Becker. On le croise adolescent, cachant son étoile avec son cartable de lycéen ou plutôt, cachant une étoile qu’il ne porterait pas. C’est donc un livre d’histoire où le souvenir familial se mêle à l’histoire de la Shoah. Mais plus personnels encore sont les nombreux passages en italique. Ils permettent une double lecture de ce livre. Une lecture ordinaire du travail historien, rigoureux, à partir des archives et de la correspondance. Et puis, il y a les réflexions qu’Annette Becker nous livre tout au long du récit. Elle s’adresse au lecteur pour guider sa lecture : elle fait pour lui les liens entre les chapitres et les personnages ; elle définit des termes, elle explicite certains points ; elle restitue même l’accent marseillais du préfet de Digne. D’autres passages plus longs, souvent en fin de chapitre, nous font entrer dans l’intime de l’historienne. Elle y décrit ses pérégrinations, se souvient de certains lieux qu’elle a fréquentés longtemps après tous ceux qui sont au cœur de son livre. Il y a parfois des coïncidences qui résonnent étrangement, comme cet exemplaire de l’Étincelle de Vie d’Erich-Maria Remarque, retrouvé à Marolles dans une boite à lire en 2021.
Ibid., p. 13.
Annette Wiewiorka, Tombeaux. Autobiographie de ma famille, Paris, Seuil, 2022.
Annette Becker, op.cit., p.123.
Ibid., p. 236.
Ibid., p. 54.
Ces passages sont aussi le moyen pour Annette Becker d’évoquer la mémoire des disparus et l’histoire de cette mémoire. Ainsi, on apprend qu’Annette Becker, jeune professeure d’histoire enthousiaste au collège de Compiègne, choisit de travailler sur Desnos avec ses élèves, ignorant tout ou presque du sort des notables arrêtés en décembre 1941 et dont son grand-oncle Pierre Ignace a été victime. Ainsi en est-il également du tableau Mon ciel est rouge donné au Musée national d’art moderne, devenu depuis le Centre George Pompidou. Annette Becker attire notre attention sur le cartel qui renseigne mal le lieu de décès d’Otto Freundlich et surtout ne dit rien des causes de sa mort et du génocide. De même, l’historienne nous emmène tout près du monastère de Reillanne, inaccessible désormais, car situé sur un domaine privé grâce à un habitant des environs. Elle se livre à toute une réflexion sur les différents usages de ce lieu : monastère, camp d’internement, colonie de vacances, et pourquoi pas plus tard un restaurant ?
Ibid., p. 126.
Ibid., p. 181.
Avec Des Juifs trahis par leur France, on retrouve certains des sujets chers à Annette Becker : les intellectuels et les artistes en guerre avec Otto Freundlich après Guillaume Apollinaire, la violence de la guerre avec les récits de l’internement et de la traque, l’histoire du Désastre enfin. Le triptyque fonctionne bien et on le lit comme on lirait des récits. Pourtant, c’est bien un livre érudit qu’elle nous offre à nouveau, en même temps qu’à ceux, disparus comme les siens, avec la Catastrophe.
Annette Becker, Guillaume Apollinaire : une Biographie de guerre, 1914-1918-2009, Tallandier, 2009.
Concernant l’utilisation de la majuscule, voir la note 14.
Pour citer cet article
Agathe Laurent, « Des Juifs trahis par leur France. 1939-1944, un livre d’Annette Becker », RevueAlarmer, mis en ligne le . https://revue.alarmer.org/des-juifs-trahis-par-leurs-france-1939-1944-un-livre-dannette-becker/