Sébastien Ledoux livre en ce printemps 2025 un petit ouvrage qui inaugure la collection Memento, aux éditions JC Lattès. Celle-ci se propose d’être à la fois « exigeante et accessible », en faisant intervenir, sur le format de la brève synthèse, un ou une spécialiste revenant sur des « commémorations de faits ou de discours qui ont marqué l’Histoire en France et à l’étranger » . Maître de conférences en histoire à l’Université Picardie Jules Verne, l’auteur est un spécialiste de la mémoire et des politiques mémorielles, ayant travaillé aussi bien sur la question de la Shoah que sur celle de l’esclavage ou de la guerre d’Algérie.
https://www.hachette.fr/actualites/memento-la-nouvelle-collection-des-editions-jc-lattes-qui-questionne-lhistoire
Pour les spécialistes de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, comme pour le « grand public cultivé », le sous-titre interpelle d’emblée. Peut-on réduire Vichy au Vel d’Hiv, et inversement ? Dès l’introduction, l’auteur dissipe cette éventuelle équivoque. Le « Vel d’Hiv » est ici pris comme symbole, un symbole double. Celui du génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et celui du rôle de « la France » dans le processus d’extermination. À la question posée par le titre « Vichy était-il la France ? », le président de la République Jacques Chirac, dans un discours prononcé le 16 juillet 1995, répondait alors par l’affirmative : « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable ». Comment en est-on arrivé là ? Voilà qui pourrait résumer l’exposé du livre, qui propose de revenir sur les mémoires du Vel d’Hiv, « les devenirs de la rafle […] qui n’ont cessé de se modifier » (p. 17). Sébastien Ledoux déploie alors son propos par un plan chronologique en quatre parties, qui va de l’événement de 1942 à un autre événement : le discours de 1995, « produit d’une histoire française de plus de 50 ans » (p. 17).

La nébuleuse mémorielle de l’après-guerre
La première partie de l’ouvrage se consacre à « Une présence parcellaire au sortir de la guerre 1945-1947 ».Après un très bref mais fort utile rappel de l’événement en lui-même, de son caractère inédit, et des perceptions par les contemporains, Sébastien Ledoux se penche sur les commémorations.La première commémoration de la rafle a lieu en effet dès 1945. Le 21 juillet, au Parc des Princes, le Comité d’entente des associations de défense des victimes de l’oppression (regroupant Juifs et non–Juifs) organise un meeting. En 1946, c’est la pose d’une plaque par le Mouvement national contre le racisme (MNCR) et la Ligue contre l’antisémitisme (LICA) qui fait du Vel d’Hiv un lieu de mémoire – même si les événements sportifs ou les meetings politiques continuent à y avoir lieu, jusqu’à sa fermeture en 1959. Si le caractère antisémite de l’événement est clairement rappelé en ces occasions, ce n’est pas le cas pour la participation du gouvernement de Vichy et de sa police, qui est « éludée » (p. 22). L’exposition organisée sur les « Crimes hitlériens », à l’été 1945, rencontre un grand succès et fournit au public des données assez précises sur la rafle (notamment sur les chiffres) mais elle ne relève pas le caractère véritablement spécifique de ce crime-là. Celui-ci apparaît mêlé aux autres.
Pour comprendre ces premiers temps de la mémoire du Vel d’Hiv, l’auteur rappelle le contexte des premières commémorations, au moment où la société française, notamment à travers les images des Alliés, découvre un univers concentrationnaire (selon la formule de David Rousset reprise ici) qui « n’équivaut pas » (p. 28) à « l’univers génocidaire » dont furent victimes les Juifs, c’est-à-dire la spécificité de la politique d’extermination dont ils furent victimes. Les déportés de répression (c’est-à-dire résistants, politiques et droit commun) font l’objet d’une « surreprésentation narrative » (p. 28) par rapport aux survivants et survivantes juifs et juives. Plus nombreux à revenir, les premiers publient 210 livres de témoignages en trois ans, de 1944 à 1947. Par ailleurs, l’action associative des rescapés contribue à cette dynamique : la plupart des très nombreuses associations unit les différentes victimes, et celles qui distinguent « font exception » (p. 29). Ce « foisonnement associatif » (p. 30) mêle donc des situations très différentes : déportés, prisonniers, requis du Service du travail obligatoire (STO), etc. Ce qui débouche sur l’ordonnance de mai 1945 qui donne une définition très large du statut de déporté et sur la loi de 1948 qui distinguent « déportés résistants » et « déportés politiques », cette dernière englobant les Juifs et Juives. Le processus génocidaire est d’ailleurs absent des procès de Philippe Pétain (23 juillet-15 août 1945)et de Pierre Laval (4-9 octobre 1945), malgré les travaux pionniers du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC). En 1947, l’ouvrage de Roger Berg Crimes ennemis en France. La persécution raciale présente pour la première fois la persécution des Juifs comme un « phénomène global et singulier » (p. 32). Il existe toujours une lacune de taille dans le livre : « la participation active du gouvernement de Vichy et des services de l’État » (p. 33) à ces persécutions.
David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Éditions de Minuit, 1946.
Loi d’août https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000684483 et loi de septembre https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000522967 1948.
Sébastien Ledoux confronte systématiquement les propos de l’époque (notamment les chiffres donnés) et l’historiographie la plus récente sur le sujet. Une mise en perspective qui ne manquera pas d’intéresser lectrices et lecteurs.
Récit national et narratif juif
Dans une seconde partie, l’auteur couvre une période qui s’étend de 1947 à 1967 et que résume la formule : « De l’isolement communautaire aux marges d’un récit national héroïque ». Sébastien Ledoux évoque avec justesse un « isolement communautaire » (p. 35), qu’il explique par plusieurs facteurs. D’abord, la commémoration annuelle du mois de juillet est organisée, à partir de 1947, exclusivement par des organisations juives. Le Monde juif (revue du CDJC) évoque même une « solitude juive » lors de ces commémorations (p. 36). Les conflits politiques de leur temps s’inscrivent dans ces commémorations : les enjeux de la Guerre froide et la naissance d’Israël contribuent à polariser tensions et débats, à tel point que deux cérémonies, organisées par différentes associations, ont lieu devant le Vélodrome à partir de 1952. Ensuite, si la rafle est évoquée chaque année à la télévision depuis 1954, c’est toujours en fin de journal, en marge donc des principales actualités. Enfin, les politiques publiques, insistant sur la dimension résistante et combattante de la déportation, l’intégrant à un narratif national héroïsant, contribuent à reléguer la persécution des Juifs à l’extérieur de ce récit national. Les organisations juives elles-mêmes souhaitent d’ailleurs insérer la mémoire du Vel d’Hiv dans la « rhétorique sacrificielle nationale » (p. 43), pour combattre l’isolement.
À l’école comme au lycée, on entretient la confusion en n’établissant pas de lien entre la collaboration de Vichy et les persécutions nazies contre les Juifs (p. 41). La responsabilité en incombe toujours à l’occupant allemand, jamais à leurs zélés collaborateurs (p. 46). Les défenseurs de Vichy, quant à eux, minimisent ou nient tout simplement la participation vichyste à la rafle du 16-17 juillet. Le « grand public cultivé » baigne alors dans la théorie du « moindre mal ». En somme, même si dans les années soixante la mémoire de la Shoah occupe une place « beaucoup plus importante qu’auparavant » (p. 46), sans « euphémisation ni ambiguïté », le Vel d’Hiv est renvoyé « à la singularité du génocide des Juifs » (p. 47-48), et sa mémoire demeure extérieure à un narratif national privilégiant combattant et héroïque.
Tout semble basculer en 1967, point de départ de la troisième partie de l’ouvrage. Cette année-là, deux anciens résistants communistes, Claude Lévy et Paul Tillard, publient La grande rafle du Vel d’Hiv, ouvrage qui signale enfin la responsabilité de Vichy, et en particulier le rôle de Laval, dans la déportation des enfants. S’ensuit une décennie où l’histoire de la rafle « connaît une extension considérable de ses publics » (p. 64) grâce à des travaux scientifiques, des ouvrages de vulgarisation, des films (par exemple lors de l’intervention de Claude Lévy dans Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls), ou des romans… Le sujet percute le récit officiel pompidolien visant à « oublier » et déclenche systématiquement la riposte des défenseurs de Vichy.
Ces conflits gagnent en ampleur à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Il y a bien sûr les affaires judiciaires qui se développent autour d’anciens acteurs de la collaboration, avec le rôle central de l’historien, militant et avocat Serge Klarsfeld. Mais également le développement du négationnisme et notamment sa médiatisation « inédite » (p. 60), auquel il faut ajouter la multiplication d’actes antisémites, y compris meurtriers comme l’attentat contre la synagogue de la rue de Copernic, à Paris, le 3 octobre 1980. Le quarantième anniversaire marque le Vel d’Hiv comme « rendez-vous incontournable de l’agenda politique » (p. 62). Signe de l’importance prise par la question : à partir de 1983, tous les manuels d’histoire de Terminale font désormais le lien entre la collaboration des autorités de Vichy et le génocide, et l’illustrent avec la rafle du Vel d’Hiv. C’est le moment où celle-ci devient véritablement le symbole évoqué en introduction de l’ouvrage.
Crise et scandales mémoriels
Dans la quatrième partie, l’auteur montre en quoi le Vel d’Hiv est devenu « épicentre du récit national ». En 1986, une nouvelle place et une nouvelle plaque (plus précise quant au nombre des victimes et plus explicite quant au rôle de la police française) y sont inaugurées par le maire de Paris et Premier ministre, Jacques Chirac. Un autre acteur joue en cette période un rôle de premier plan : le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), qui « unifie » (p. 68) désormais les pratiques commémoratives. Cette même année, le Premier ministre enfonce un coin dans le récit des politiques mémorielles en reconnaissant dans son discours une « dette imprescriptible » à l’égards des victimes, du fait de la complicité de Français dans l’extermination. Sébastien Ledoux souligne là encore avec justesse que ce discours « officialise […] l’analyse porté par des historiens du CDJC (Scheersohn, Wellers) depuis 40 ans » (p. 71).
Cette période est aussi marquée par une série de « scandales mémoriels » : des propos de Jean-Marie Le Pen (1987) sur le « point de détail » au non-lieu prononcé pour Paul Touvier (1992), en passant par la profanation du cimetière juif de Carpentras (1990) ou le procès de Klaus Barbie (1987). Ce dernier fait écho, par la place qu’il accorde au destin terrible des enfants d’Izieu (44 enfants juifs déportés dont 42 tués à Auschwitz), aux 4 000 enfants arrêtés et séparés de leur famille lors de la rafle du Vel d’Hiv, avant d’être déportés et assassinés.
C’est une vraie « crise mémorielle » qui survient avec le chahut ciblant le président François Mitterrand lors du 50e anniversaire de la rafle. Celui-ci est accusé de ne pas vouloir reconnaître les crimes de Vichy. En effet, le discours officiel depuis 1944 faisait de Vichy une simple « autorité de fait », sans l’identifier à la République. On reproche également à François Mitterrand de se montrer ambigu avec le passé vichyste de la France dans son propre passé. Toutefois, le décret de 1993 « instituant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites » signale là aussi un nouveau tournant dans la mémoire : la date de commémoration de la rafle s’intègre désormais au calendrier officiel de la République. C’est enfin le discours du président Chirac de 1995 qui participe au nouveau consensus sur la question. Écrit par Christine Albanel, avec des éléments fournis par Serge Klarsfeld, le propos s’avance sur la thèse, déjà exprimée en 1986, des « deux France », l’une honorable, l’autre impardonnable dans son crime. Ce discours est également un révélateur d’une « nouvelle injonction politico-morale » (p. 84), où les droits de l’homme deviennent, associés à la « valeur » (p. 84) de la mémoire, le cadre indispensable à la marche de la société.
Vraie-fausse fin de partie
Le discours du président Chirac marque donc un « point d’aboutissement » (p. 85) des scandales des années 1980 et 1990 et le commencement d’une politique de réparations. Bien entendu, ce nouveau récit national a ses limites, parmi lesquelles l’auteur souligne l’oubli des responsabilités nazies (p. 87), des actions et de la résistance des Juifs eux-mêmes aux persécutions. Dans ce nouveau récit, les « héros » sont les « Justes ». Sont également passés sous silence les incessants travaux et interpellations des historiens du CDJC ou des associations (de sympathie communiste ou sioniste) juives, ce « savoir des victimes » mis en avant par Laurent Joly. Sébastien Ledoux évoque enfin, et à raison, le backlash (réaction conservatrice) mémoriel que nous connaissons aujourd’hui : des propos de Marine Le Pen en 2017 jusqu’à l’apologie de « Vichy défenseur des Juifs » par Éric Zemmour depuis 2010, en passant par toutes les nuances de polémistes fustigeant la « repentance » et « l’autoflagellation » d’une France en déclin. On aurait aimé trouver mention ici de l’évolution de la famille Klarsfeld vis-à-vis de l’extrême droite.
Laurent Joly, Le savoir des victimes. Comment on a écrit l’histoire de Vichy et du génocide des Juifs de 1945 à nos jours, Paris, Grasset, 2025.
Co-réalisateur de la série documentaire Crimes contre l’humanité, France Télévisions, avril 2025.
La lecture terminée, des questions restent en suspens, ainsi que des points à développer et à discuter. Quid des calculs politiques de Jacques Chirac, au-delà de son intérêt sincère pour l’événement et la période ? La « décennie des procès », pour reprendre une expression de Gabriel Le Bomin, est-elle suffisamment mise en avant comme facteur explicatif de l’évolution de la mémoire du Vel d’Hiv ? Parmi les productions culturelles, la chanson Nuit et brouillard de Jean Ferrat aurait sans doute eu sa place dans l’ouvrage. Et c’est, bien entendu, le propre de toute synthèse de ne pouvoir traiter les questions de manière exhaustive. Les lecteurs et lectrices auront tout le loisir de se rapporter notamment à la bibliographie en fin de volume qui pourra les guider vers de plus amples approfondissements. Reste que l’ouvrage de Sébastien Ledoux constitue un excellent résumé de décennies de recherches, travaux, polémiques, conflits, autour d’un sujet sans doute encore chaud. Cet ouvrage court, bien découpé, dont la densité ne fait pas perdre la clarté du propos, rappelle aussi ce qu’il faut de combats pour parvenir à l’éclosion d’une vérité historique.
Pour citer cet article
Dimitri Manessis, « Vichy était-il la France ? Le Vel d’Hiv et sa mémoire, un livre de Sébastien Ledoux », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 juin 2025, https://revue.alarmer.org/vichy-etait-il-la-france-le-vel-dhiv-et-sa-memoire-sebastien-ledoux/