23.06.23 La maison Calmann-Lévy sous l’Occupation

Retour sur un processus d’« aryanisation »

Trois maisons d’édition françaises étaient dans le viseur des autorités allemandes lorsque la Wehrmacht entra dans Paris le 14 juin 1940 : Calmann-Lévy, Nathan et Gallimard. Les deux premières étaient considérées comme « juives », la troisième beaucoup trop défavorable au nazisme. Par la suite, d’autres maisons d’édition feront l’objet de mesures d’interdiction ou de fermeture temporaire.

Voir l’étude désormais classique de Pascal Fouché sur L’Édition française sous l’Occupation : Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, Paris, Bibliothèque de littérature contemporaine de l’université Paris 7, 1986, 2 vol.

Après-guerre, le Syndicat de l’édition s’attachera à souligner la responsabilité des seules autorités allemandes dans la mise en place de la Convention de censure qui avait visé l’ensemble des éditeurs français. Or, ce récit idéalisé, ne résiste pas à l’examen des archives tant françaises qu’allemandes

Liste Otto : ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes, Messagerie Hachettes, 1940. Source : Gallica.

Je m’appuie sur le dépouillement des archives de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (F/12/9640 à 9647, côté français, et, côté allemand, sur le fonds AJ/40, les archives de l’administration allemande en France et le CDJC pour les entreprises aryanisées.

 La première liste « OTTO » publiée début octobre 1940 est le résultat d’un assemblage entre la liste préparée par les nazis à Berlin et à Leipzig avant l’invasion de la France (la liste dite « Bernhard ») et celle préparée par les éditeurs parisiens et livrées aux autorités allemandes par l’intermédiaire du secrétaire général des messageries Hachette, Henri Filipacchi. Par conséquent, loin d’avoir subi la mise en place d’une censure, les responsables des éditions Albin Michel, Denoël, Fayard, Flammarion, Gallimard, Grasset, Hachette, Plon, Tallandier, comme ceux des PUF, avaient anticipé les volontés de l’occupant, préparé des listes de proscription et décidé d’épurer, pour ne pas dire de mutiler leurs catalogues afin de pouvoir continuer à vendre le reste de leur production éditoriale.

Je renvoie à mon ouvrage de 2008 sur la préparation de la liste dite « OTTO » publiée fin septembre 1940, formant le catalogue des livres et des auteurs interdits par les autorités allemandes : Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008, p. 67-87.

Installées au siège des Messageries Hachette dès leur entrée dans Paris, les autorités allemandes contrôlaient désormais toute l’activité de distribution de la presse et des livres en zone occupée et surveillaient de très près l’activité du secrétaire général des Messageries du Livre, Henri Filipacchi ; cf. J.-Y. Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., p. 67-87.

Michel Propper : un auteur juif inconnu

Les archives de la maison Calmann-Lévy « aryanisée » et l’étude de la presse collaborationniste nous permettent aujourd’hui de revenir plus en détails sur le processus d’« aryanisation » de la maison Calmann-Lévy. Ces documents nous éclairent en particulier sur l’introduction dans la troisième liste « OTTO », du banquier Michel Propper, auteur d’un livre unique : sa thèse de doctorat en droit. 

Ouvrages littéraires non désirables en France (Unerwuenschte Literatur in Frankreich) (3e édition complétée et corrigée, avec un appendice donnant la liste des auteurs juifs de langue française) avec un avertissement de René Philippon], 1943. Source : Gallica.

Cette troisième liste publiée le 10 mai 1943 concerne les « écrivains juifs de langue française ».

Caché en mai 1943 à Beuvezer dans les Basses-Alpes (Alpes de Haute-Provence aujourd’hui), Michel Propper fut arrêté avec sa femme et son fils dans la nuit du 29 au 30 janvier 1944. Conduit au siège de la gestapo à l’hôtel Excelsior, à Nice, puis transféré à Drancy, il sera déporté à Auschwitz par le convoi n° 68 du 10 février 1944 et, comme sa femme, née Élizabeth Lévylier, gazés le 14 février 1944 dès leur arrivée. Seul leur fils, François Propper, parvint à s’échapper et à gagner la Suisse où il passa le reste de la guerre. Absolument étranger au milieu des Lettres, la présence de Michel Propper sur la troisième liste « OTTO », aux côtés de Raymond Aron, de Julien Benda, de Jean Cassou, de Fernand Gregh, de Ludovic Halévy, de Bernard Lazare ou de Léon Pierre-Quint, étonne. Auteur d’un seul livre, intitulé Du régime fiscal des valeurs étrangères en France, publié chez Calmann-Lévy en 1905, il n’avait aucune raison de figurer sur une liste d’authentiques écrivains. Si sa thèse avait été imprimée, c’est uniquement parce que la loi l’exigeait alors. Sa publication chez un éditeur connu, et non chez un simple imprimeur comme c’était l’usage, ou chez un éditeur juridique, était un geste amical accordé par ses cousins, Georges et Gaston Calmann-Lévy, gérants de la maison d’édition familiale. Son frère, Georges Propper, était bien l’un des trois associés-gérants de la maison d’édition en 1940, mais Michel Propper n’avait jamais été mêlé, ni de près ni de loin, à l’entreprise dont sa mère était demeurée une des commanditaires jusqu’à sa mort.

Pour comprendre la présence d’un grand banquier parisien sur une liste de proscription purement littéraire, il faut donc se demander qui avait intérêt à attirer l’attention des autorités allemandes sur un nom qui ne relevait pas, a priori, de l’onomastique juive. 

Originaires de Bohême, les Propper s’étaient installés en France sous le Second Empire, et leur intégration dans la société française avait été rapide. Siegfried Propper, avait épousé Berthe Lévy, la fille aînée de l’éditeur Calmann Lévy. Le choix des prénoms de leurs enfants Édouard Michel et Georges Simon, révélait une évidente volonté d’assimilation. Dirigeant d’une grande banque d’affaires, Michel Propper est alors bien connu dans les milieux financiers. Il habite l’immense hôtel particulier du 57, avenue d’Iéna où résidaient son père, mort en 1936, et sa mère, qui décède à la fin de l’année 1943. À l’été 1939, il avait déserté Paris avec sa famille et il n’était pas revenu dans la capitale depuis cette date. Son frère, Georges, est arrêté par la police allemande au début de l’année 1942 et emmené au camp de Royallieu. Il y retrouve son cousin, l’avocat et ancien ministre Pierre Masse

Fondé de pouvoir de la commandite Kohn, Reinach et Cie, Siegfried Propper en modifie la raison sociale en 1890, au lendemain de la faillite de la Compagnie universelle du canal de Panama, et en fait la commandite S. Propper et Cie dans laquelle la famille de Jacques de Reinach demeure un des plus gros actionnaires jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Pierre Masse est déporté à Auschwitz le 30 septembre 1942 et gazé dès son arrivée.

La première phase de l’« aryanisation » de la maison Calmann-Lévy : la mise sous tutelle d’un capital financier et culturel

Bien qu’elle figure dans la liste des trois maisons d’édition fournie par la Propagandastaffel (la censure allemande) aux autorités militaires allemandes le 9 octobre 1940, la société Calmann-Lévy, comme les éditions Nathan, bénéficie d’un court répit avant son « aryanisation ». Le tribunal de commerce attend en effet le 22 janvier 1941 pour appliquer la nouvelle législation antijuive et nommer un administrateur provisoire. Il s’agit de Léon Pioton, chargé de superviser les activités de la maison d’édition située 3, rue Auber à Paris. Peu zélé, cet administrateur judiciaire est remplacé par un hôtelier, Gaston Capy, nommé commissaire-gérant et flanqué d’un directeur littéraire, Louis Thomas. C’est à cette date, le 11 mars 1941 que l’ancien directeur littéraire, en fonction depuis 1927, l’écrivain Marcel Thiébaut, est prié de quitter les lieux.

Couverture du livre de Louis Thomas, Alphonse Toussenel, socialiste national antisémite. 1803-1885, Mercure de France, 1941.

On connaît mieux aujourd’hui la biographie de Louis Thomas, ce personnage que l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz, venait de faire libérer d’un Oflag. Écrivain polygraphe, bibliophile et amateur d’art, journaliste, l’homme avait passé quelques années aux États-Unis et rédigé pour le compte de Otto Hermann Kahn, un milliardaire juif, un livre d’art. Manifestement son antisémitisme s’était déclaré après son retour en France et, si dans la dédicace à Otto Abetz de son livre Alphonse Toussenel, socialiste national antisémite. 1803-1885, il se définissait comme « collaborationniste depuis 1933 », il manifestait surtout un rare sens de l’opportunité. Comme les écrivains Jean de La Hire chez Ferenczi ou Victor Bassot chez Tallandier, devenus commissaires-gérants, Louis Thomas s’était senti une aptitude soudaine à diriger une maison d’édition au catalogue très prestigieux. Après avoir modifié le nom de la maison d’édition devenue, en avril 1941, « Aux Armes de France », il publie 23 titres jusqu’en décembre 1941, date à laquelle un « aryen » encore plus germanophile, Henry Jamet, prend sa place et transforme à son tour, la société qu’il dénomme « Éditions Balzac » jusqu’à la fin de l’Occupation.

Andries Van den Abeele, Louis Thomas ou le voisinage du Capitole et de la roche Tarpéienne (1885-1962), 2002. L’ouvrage présent sur le site de l’auteur n’est plus disponible.

Bien que Louis Thomas demeure peu de temps, six mois, à la direction de l’ancienne maison d’édition Calmann-Lévy, il est bien décidé à profiter de ses protections pour la racheter à vil prix et s’emparer ainsi d’une entreprise très rentable. Il écrira d’ailleurs dans le journal collaborationniste Au Pilori du 8 mai 1941, dans une sorte de justification de son action : « La liquidation des biens juifs en France doit être un adjuvant pour la fortune privée de nombreux Français ». Toutefois il n’était pas le seul à s’intéresser à un éditeur qui avait, dans son catalogue, non seulement Pierre Loti et Anatole France, mais la plupart des écrivains du XIXe siècle, d’Honoré de Balzac à Alfred de Vigny en passant par les deux Dumas, Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, George Sand, Ernest Renan et Alexis de Tocqueville. Au siècle suivant, René Bazin, Anna de Noailles, Marcelle Tinayre, Gyp, Gabriele d’Annunzio, Blasco Ibanez, John Galsworthy, Luigi Pirandello, Maxime Gorki avaient rejoint leurs aînés et confirmé l’excellence des choix de cette grande maison d’édition. Pour tenter d’empêcher son « aryanisation », le Syndicat des éditeurs avait initié une proposition adressée par un consortium d’éditeurs parisiens aux autorités allemandes. Gaston Calmann-Lévy avait également soutenu une initiative émanant de plusieurs auteurs de la maison et dirigée par la secrétaire générale de sa société depuis 1911, Renée Drouelle. D’autres éditeurs, Fayard et Gallimard, avaient fait de même, mais c’est Henry Jamet, associé à Albert Lejeune et René Lelief, qui obtiendra, en 1942, le juteux rachat des éditions Calmann-Lévy. Henry Jamet n’était en réalité que le prête-nom du groupe Hibbelen parti à l’assaut de l’édition et de la presse française afin de disposer des moyens d’infléchir le moral de la population et de diffuser les bases de la nouvelle vision du monde propagée par le national-socialisme.

Pour le détail de toutes ces initiatives nous renvoyons à notre livre, Les Éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale : un demi-siècle au service de la littérature, Paris, Calmann-Lévy, 2023, p. 306-333.

Le Syndicat des éditeurs (SE alors, SNE aujourd’hui) n’avait pas brillé par son courage lors de la rédaction de la première liste « OTTO », mais il essaya de protéger les maison Nathan et Calmann-Lévy en les faisant racheter par des éditeurs amis. Les autorités allemandes ne firent pas d’obstacle en ce qui concerne Nathan, maison d’édition scolaire, mais refusèrent pour Calmann-Lévy, maison pour laquelle ils avaient des ambitions idéologiques très précises.

Administrateur de plusieurs journaux, Albert Lejeune comme René Lelief, était un simple prête-nom du groupe fondé par Gerhardt Hibbelen pour s’emparer des journaux et maisons d’édition français ; cf. Pierre-Marie Dioudonnat, L’argent nazi à l’assaut de la presse française : 1940-1944, Paris, éditions Jean Picollec, 1981.

Avant que ne se mette en place la deuxième phase de l’« aryanisation » des éditions Calmann-Lévy, Louis Thomas avait eu tout loisir de s’en prendre à l’ancienne direction et de livrer aux journaux de la Collaboration des informations susceptibles d’alimenter leur antisémitisme viscéral. Après s’être attribué un salaire mensuel quatre fois supérieur à celui de son prédécesseur, et avoir établi de généreux contrats à tous les écrivains qui acceptaient de paraître sous le label « Aux Armes de France » orné de fleurs de lys, le directeur avait fait signer aux membres du personnel une lettre affirmant que leur salaire était inférieur au barème arrêté en 1936 par les instances syndicales. Aussitôt communiqué à ses amis de la presse parisienne, l’information était diffusée par Jean Drault (pseudonyme d’Alfred Gendrot) un ancien collaborateur d’Édouard Drumont à La Libre Parole et à L’Antijuif. Devenu directeur de La France au travail (puis La France socialiste), ce dernier prend la direction, en 1943, du journal Au pilori, dont on connaît la virulence et la haine antisémite. Dans Au pilori, qui appelait à la collaboration de classe, Jean Drault avait publié, le 7 mai 1941, un article intitulé : « Histoire juive – Calmann-Lévy et Propper ». Dénonçant la politique antisociale de l’ancienne direction, le journaliste se croyait autorisé à évaluer à 113 000 F par an le dol subi par les salariés. Cherchant les causes de cette politique salariale, il mettait en cause nommément Gaston Calmann-Lévy et Michel Propper, accusés de profiter des économies faites sur le dos du personnel pour payer, pour le premier, sa loge à l’Opéra, le second son train de vie luxueux avenue d’Iéna.

Ainsi, en confondant sciemment Michel Propper avec son frère Georges, le journaliste laissait entendre aux lecteurs qu’un banquier israélite était tellement attiré par l’argent qu’il volait même les employés de la maison d’édition fondée par la famille de sa mère. Au-delà de cet aspect peu ragoûtant, Jean Drault rendait service à Louis Thomas en désignant aux autorités allemandes un nom jusque-là non connoté comme juif, celui des Propper. Alors que l’un, le banquier, se cachait en Haute Provence, l’autre, l’ancien associé de la maison Calmann-Lévy, vivait encore avenue d’Iéna, avec sa mère âgée de 89 ans. Arrêté le 12 décembre 1941 lors de la rafle dite « des notables », Georges Propper est transféré au camp de Royallieu près de Compiègne en janvier 1942. Il devait être déporté à Auschwitz par le premier convoi du 27 mars, mais son décès, le 5 mars, lui évita cette ultime souffrance. 

Anne Sinclair, La rafle des notables, Paris, Bernard Grasset, 2020.

Toutefois, son arrestation au titre de « notable » juif pose question, car Georges Propper n’était pas un homme public et ne pouvait guère être considéré comme un « élément ennemi actif » susceptible d’être enfermé au camp de Royallieu dirigé par le service de sécurité, le sinistre SD nazi. Sans doute, sa mise en cause par Jean Drault et donc la confusion entretenue entre lui et son frère, le dirigeant d’une puissante banque d’affaires, vise-t-elle à soutenir les efforts de Louis Thomas qui cherche, depuis mars 1941, à racheter les éditions Calmann-Lévy. Un deuxième article, encore plus vindicatif, a d’ailleurs été publié dans Au pilori le 12 juin 1941, pour alerter les autorités sur le risque de voir le Syndicat de l’édition servir de paravent à une opération destinée à conserver à la famille Calmann-Lévy la propriété de sa maison d’édition. Sous le titre explicite « Manigances de Judéophiles », le journaliste désignait des coupables et invitait les autorités allemandes à empêcher ces manœuvres. 

En dépit de ce soutien, Louis Thomas ne parvint pas à ses fins. Il avait eu le tort de s’associer avec le propriétaire de l’hôtel où il résidait place de la Madeleine, un personnage peu recommandable, plusieurs fois condamné à des peines de prison et pratiquant le proxénétisme hôtelier. Ce dernier avait été remplacé, dès le mois d’octobre 1941, par un administrateur judiciaire plus reluisant, Jean Flory. C’est ce libraire parisien qui supervise alors la vente des éditions Calmann-Lévy au profit du groupe Hibbelen en juillet-août 1942, tout en résistant, selon le Maitron, aux pressions exercées pour nazifier le catalogue des éditions Balzac. Au cours de l’année 1941, Louis Thomas n’avait pas hésité à faire mettre en cause la famille Calmann-Lévy et les Propper dont il espérait être débarrassé. mais il avait espéré s’enrichir personnellement sans comprendre qu’Otto Abetz et l’ambassade allemande à Paris, avaient d’autres ambitions. Il put néanmoins conserver la maison Aux Armes de France en tant que propriétaire de la marque après son départ de la rue Auber, en décembre 1941, et il continua jusqu’à la Libération son commerce rue Chauchat, sur les grands boulevards, éditant en tout, sous ce label, 59 titres dont 3 de Colette, ce qui n’est pas rien.

Colette, Le pur et l’impur, Aux Armes de France, 1941.

La deuxième phase de l’« aryanisation » des éditions Calmann-lévy : une maison mise au service de la propagande allemande

De nombreux appétits, français et allemands, rôdaient autour de cette grande maison d’édition et, si Louis Thomas est vite écarté, le nouveau directeur littéraire choisi pour lui succéder, Henry Jamet, était bien décidé, lui aussi, à profiter des circonstances pour s’enrichir. Sa première décision consiste à doubler le salaire que Louis Thomas s’était octroyé. Puis il s’efforce d’attirer rue Auber, outre Jean Giraudoux, des auteurs que ne rebutaient pas une officine à la solde de l’Occupant. Henry Jamet avait une épouse, Annie Jamet, tout aussi germanophile que lui, cofondatrice des conférences « Rive gauche », qui avait été une intime d’Otto Abetz et de sa femme. Morte avant l’entrée en guerre de la France, elle n’avait pu assister à la victoire de l’Allemagne et à la construction d’un ordre nouveau qu’elle appelait de ses vœux, mais son mari profita de ses efforts prodigués dans l’entre-deux-guerres, et il obtint assez aisément la direction de cette maison d’édition prestigieuse. Placé à la tête des éditions Calmann-Lévy en décembre 1941, Jamet en assurait la direction littéraire et choisissait donc les auteurs à publier.

Le Maitron. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, article « Jean Flory », https://maitron.fr/spip.php?article113500.

Les conférences du Cercle Rive gauche avaient été fondées, en 1934, par Annie et Henry Jamet. Elles se tenaient au 220, boulevard Péreire, à leur domicile, ou au Quartier latin. Ses hôtes les plus fréquents étaient, outre Robert Brasillach et Maurice Bardèche, Lucien Rebatet et l’équipe de Je suis partout. Des hôtes allemands de passage à Paris, tels Otto Abetz ou Leni Riefenstahl, soulignaient la proximité entre les auditeurs parisiens de ces conférences et le nazisme ; cf. Herbert R. Lottman, La Rive gauche. Du Front populaire à la guerre froide, rééd. Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1984, p. 135-137, qui souligne le rôle matriciel de ces conférences dans la formation des collaborateurs français les plus importants.

C’est lui qui propose au beau-frère de Robert Brasillach, Maurice Bardèche, la mise en chantier d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Balzac. Elle ne put voir le jour avant la fin de la guerre, mais fut reprise par Bardèche plus tard lorsqu’ il fonda le Club de l’Honnête Homme (sic) ! Pour ce négationniste, la dénomination de sa maison d’édition ne manque pas d’audace mais de lui, comme des ultras en 1815, on pouvait dire qu’il n’avait rien appris ni rien oublié du passé. Maurice Bardèche demeure fidèle à son beau-frère comme à Henry Jamet auquel l’attache également l’amitié qu’il partage depuis l’époque de l’École Normale supérieure avec un de ses cousins, Claude Jamet, un écrivain et journaliste également compromis sous l’Occupation.

La vente opérée au profit des consorts Henry Jamet, René Lelief et Albert Lejeune en juillet-août 1942, pour une somme de 3 millions de francs avancés par le groupe Hibbelen, permet à ces trois hommes de diriger la maison d’édition germanisée en sous-main, en toute quiétude. On peut remarquer d’abord que le capital retenu – 3 millions de francs – était celui déclaré à la mort de Georges Calmann en 1937 mais, compte tenu de l’inflation, la somme est divisée par deux en 1942. Concrètement, cela signifie que les prête-nom et l’acheteur souterrain (le groupe Hibbelen) venaient de réaliser une très bonne affaire. En effet, la maison Calmann-Lévy avait créé, en 1939, la « Collection Pourpre » en association avec la Librairie Générale Française une filiale de la Librairie Hachette :  trois millions de volumes de cette série avaient été vendus en 1943. En excellente santé financière par conséquent, appelée par le biais de cette collection et de son catalogue à connaître une expansion dans le futur, la maison était, aux yeux des idéologues nazis, un levier important dans leur tentative de mise en place de cet ordre nouveau qu’ils appelaient de leurs vœux. Les historiens ont tendance à sous-estimer cet aspect dans leur analyse de l’Occupation. Pourtant, partout où cela a été possible, chez Tallandier avec Victor Bassot, aux éditions Ferenczi (« aryanisées » sous le nom d’éditions du Livre moderne), comme à la NRF dirigée par Pierre Drieu La Rochelle, tout fut mis en place pour amener les Français à penser autrement.

Que cette propagande n’ait pas bénéficié d’un temps suffisant pour produire les effets attendus est une évidence, mais on ne peut inférer de son échec circonstanciel l’absence de cohérence d’une politique planifiée pour une longue période. De ce fait, l’argument développé dans la notice du Maitron consacrée au libraire Jean Flory et consistant à lui prêter une sorte de volonté de résistance passive sous prétexte que Henry Jamet avait projeté une nouvelle édition des Œuvres complètes de Balzac ne convainc pas. D’une part, l’administrateur Jean Flory n’avait aucune influence sur la définition des politiques éditoriales qui relevait du seul Henry Jamet, et, d’autre part, le choix d’un fasciste tel que Maurice Bardèche pour la diriger, illustre la détermination de ces hommes de fournir aux lecteurs, fussent-ils ceux de Balzac, des clés d’interprétation évidemment biaisées. La consultation du catalogue des Éditions Balzac pour l’année 1944 confirme l’orientation idéologique puisque, sur 24 titres publiés, on relève un livre de Drieu La Rochelle, Le Français d’Europe, deux de Robert Brasillach, Les Quatre Jeudis et ses Poèmes, et neuf traductions d’auteurs allemands. Manifestement, la politique mise en place par Karl Epting à l’Institut allemand et par Otto Abetz, à l’ambassade porte ses fruits. Les multiples éditions du livre du grand historien allemand, favorable au nazisme, Johannes Haller, intitulé Les Grandes Époques de l’histoire allemande, en 1942 et 1943, témoignent également d’une volonté de prosélytisme que l’on retrouve dans les livres de Jean Luchaire et de Jean de La Varende complaisamment mis en vente cette même année 1943.

On lit dans la notice du Maitron consacrée à Jean Flory : « En 1941, il accepta de devenir administrateur provisoire, avec Henry Jamet, des Éditions Calmann-Lévy, qui prirent le nom d’« Éditions Balzac ». Pendant dix-huit mois, Flory rusant avec les « consignes », les « directives », cantonna son programme dans des réimpressions. Prié d’insérer au catalogue des titres d’ouvrages « grands allemands », il s’aida pour sa démonstration d’indisponibilité de l’autorité technique de son ami Henri Jonquières… Quand la pression devint trop forte, les Éditions Balzac se retranchèrent derrière le chantier monumental d’un Balzac complet… »

L’ « aryanisation » des éditions Calmann-Lévy relevait bien à la fois d’une politique d’éviction des Juifs de l’édition et d’une stratégie destinée à diffuser l’idéologie national-socialiste dans la France occupée. Sans de puissants relais parmi les écrivains et les journalistes favorables, par opportunisme ou par conviction, à la collaboration avec l’Allemagne, cette stratégie n’aurait pu être imaginée. En ce sens, la succession de Louis Thomas et de Henry Jamet à la tête des éditions Calmann-Lévy est symbolique parce qu’elle relève de l’une et de l’autre de ces attitudes. 

Une dernière conséquence de l’« aryanisation » des éditions Calmann-Lévy en 1941 apparaît clairement quand on consulte les catalogues de l’après-guerre. De Londres où ils ont travaillé aux côtés de René Cassin au secrétariat à la Justice et à l’Instruction et plus précisément, à la publication d’auteurs français destinés à relever l’image de la France à l’étranger, Robert et Pierre Calmann-Lévy ont ramené plusieurs auteurs. Romain Gary publie dans la maison de la rue Auber ses deux premiers romans avant de passer chez Gallimard, mais ce sont surtout Arthur Koestler, pour la traduction du Zéro et l’infini et Anne Frank, pour celle de son Journal en français qui vont conférer aux catalogues de la maison d’édition une tonalité qu’elle ne possédait pas avant la guerre. Désormais engagée, confiant sa collection « Liberté de l’esprit » à Raymond Aron, « Traduit de » à Manès Sperber et, plus tard, « Diaspora » à Roger Herrera, les éditions Calmann-Lévy rompent avec une tradition centenaire qui les avait tenues à l’écart des prises de position partisanes. Si ses dirigeants, sur trois générations, avaient été de fidèles soutiens du courant royaliste et des princes d’Orléans, cela ne les avait pas empêchés de s’enorgueillir de publier leur ami Henri Heine, poète communiste de 1848 et, plus tard, le dreyfusard Anatole France, leur premier prix Nobel dont le discours de réception à Stockholm était, à tout le moins favorable au socialisme si ce n’est au communisme naissant en Russie. 

Après un siècle au service exclusif de la littérature, les éditions Calmann-Lévy s’engageaient, en 1945, alors que même l’antisémitisme des années 1892-1899, du scandale de Panama à l’acmé de l’affaire Dreyfus, ne les avait pas détournées de leur position initiale. Preuve d’une telle timidité en matière d’engagement, le faible nombre d’ouvrages figurant sur la première liste « Otto » : neuf ouvrages de six auteurs dont trois de Henri Heine et deux Pierre Loti, pour des ouvrages antiallemands datant de la Première Guerre mondiale. Editeurs de Gyp, la comtesse de Martel de Janville, ils avaient certes refusé de publier ses romans antijuifs, mais ils la conservèrent dans leur écurie d’auteurs après l’affaire Dreyfus, publiant tous ses volumes écrits après 1910 comme ils l’avaient fait pendant la décennie 1880-1890. Manifestement, pour Robert et Pierre Calmann-Lévy, après 1945, comme pour nombre de leurs contemporains, la Shoah avait radicalement modifié le cours de l’Histoire et une maison d’édition, même éminemment littéraire comme l’étaient les éditions Calmann-Lévy, ne pouvait plus demeurer à l’écart de l’engagement. Une page se tournait, et si l’on pouvait se montrer fiers de l’œuvre des fondateurs, Michel et Calmann Lévy qui avaient publié les meilleurs écrivains de langue française entre 1840 et 1890, puis Paul et Georges Calmann qui avaient suivi le même chemin de 1890 à 1935, il fallait suivre une autre route et s’engager sur des voies que les auteurs des années 1945-1985 se chargeraient de tracer…

Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne. 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984, et Les Éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Calmann-Lévy, 2023.

Epilogue

Prêt à se vendre au plus offrant, cynique et jouisseur, Louis Thomas fut condamné aux travaux forcés à perpétuité à la Libération, mais libéré de prison dès 1951, il mourut en Belgique en 1961. Henry Jamet, nazi convaincu, n’échappa aux tribunaux, après la guerre, que grâce à l’efficacité des réseaux d’entraide catholique qui le protégèrent. Sa sœur Claire-Marie, prieure du couvent des Dominicaines de Toulon, le fit admettre, sous un faux nom, dans l’excellent collège des Frères maristes de Marseille où il enseigna jusqu’en 1947. Passé en Suisse, il fut recueilli à Fribourg par l’association catholique de la radio-télévision de Suisse romande qui l’employa jusqu’à son décès survenu en 1967. C’est à Fribourg qu’il retrouva Bernard Faÿ, l’administrateur de la Bibliothèque nationale, où ils eurent tout loisir de se féliciter de leurs choix idéologiques. 

Face à ces deux destinées, celles des membres de la famille Calmann-Lévy apparaissent infiniment plus tragiques.

En 1939, Gaston Calmann-Lévy (1864-1948), quatrième enfant du cofondateur de l’entreprise, était le dernier dirigeant à porter ce nom. Ses deux frères, étaient décédés. Quant à sa sœur aînée, Berthe (1852-1943), mariée à Siegfried Propper (1847-1936), elle vécut jusqu’en novembre 1943. Gaston Calmann-Lévy, arrêté chez lui, le 4 novembre 1940, pendant que la police allemande perquisitionnait, fut cependant laissé libre de ses mouvements. 

Ses deux fils, Robert (1899-1982) et Pierre (1903-1981) passèrent en Espagne et au Portugal, en novembre 1942 avant de gagner Londres et de rejoindre la France Libre. Leur père, caché dans l’appartement du 94, avenue d’Iéna, vécut en reclus en rédigeant ses souvenirs et ce, jusqu’au 2 février 1944, date de son transfert à l’Hospice de vieillards de la Fondation Rothschild situé 76, rue de Picpus, à côté de l’hôpital parisien du XIIe arrondissement. Arrêté sur l’ordre de l’Obersturmführer Wahnemacher, il avait vu sa magnifique bibliothèque contenant 20 000 volumes et des partitions tout aussi originales pillée par les SS. Toutefois, il ne fit pas partie des vieillards périodiquement choisis pour compléter des convois en partance pour Auschwitz et il put assister à la libération des bâtiments relevant de la Fondation Rothschild par la Résistance le 18 août 1944.

 Le dernier membre de cette parentèle, Michel Calmann (1880-1974), le fils de Paul Calmann (1853-1900), avait quitté la France fin 1940 ou début 1941 et gagné les États-Unis où il obtint la nationalité américaine. Avant de quitter son pays, il avait procédé à une vente fictive au profit de ses cousins afin de leur laisser les mains libres pour agir en fonction des circonstances. 

 Au total, trois membres de la famille Propper et leur cousin Pierre Masse moururent assassinés par les nazis, un à Royallieu, les trois autres à Auschwitz. Certes deux autres Calmann-Lévy échappèrent à cette élimination en partant, volontairement, pour Londres où ils s’engagèrent dans la France Libre, et deux autres, Michel Calmann et François Propper, trouvèrent asile, le premier aux États-Unis, le second en Suisse. Toutefois, au regard du sort des dirigeants français de la maison Calmann-Lévy « aryanisée », le bilan paraît très lourd, à la mesure du sort réservé aux Juifs entre 1940 et 1944.

Pour citer cet article

Jean-Yves Mollier, « La maison Calmann-Lévy sous l’Occupation », RevueAlarmer, mis en ligne le 23 juin 2023, https://revue.alarmer.org/la-maison-calmann-levy-sous-loccupation-retour-sur-un-processus-daryanisation/

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