28.04.23 L’antisémitisme dans Naissance d’une nation de David Wark Griffith

Le 6 janvier 2021, des milliers de manifestants envahissent le Capitole à Washington pour tenter de bloquer la certification de la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine de 2020. Parmi les émeutiers, on retrouve de nombreux membres de la nébuleuse suprémaciste blanche américaine qui n’a cessé de se renforcer depuis l’élection de Donald Trump en 2016, accentuant la fracture sociale et politique entre l’Amérique blanche conservatrice et la communauté noire américaine.

Le soulèvement du Capitole témoigne également de la prégnance de l’antisémitisme au sein de l’extrême droite américaine. De nombreuses pancartes antisémites étaient brandies par les manifestants tandis que la photo d’un néonazi, arborant fièrement un sweat « Auschwitz, work brings freedom » [Auschwitz, le travail rend libre], a fait le tour du monde.

Pierre Birnbaum « On a sous-estimé l’élément antisémite du soulèvement du Capitole » dans Le Monde, 19 janvier 2021.

Derrière l’attaque du Capitole plane l’ombre sinistre du roman The Turner Diaries. Ce roman d’anticipation, véritable bible des suprémacistes américains, décrit la guerre raciale menée par le « mouvement révolutionnaire blanc » afin de renverser le gouvernement des États-Unis, contrôlé par les Juifs, qui ont instauré une domination des Noirs américains sur les Blancs. Cette rhétorique antisémite et raciste spécifiquement américaine, qui fait des Noirs américains les instruments des Juifs pour soumettre l’Amérique blanche, était aussi visible pendant la manifestation « Unite the Right » à Charlottesville, en août 2017, où on pouvait entendre les néo-nazis scander « Jews will not replace us » [Les Juifs ne nous remplaceront pas].

Andrey McDonald, The Turner diaries, National Vanguard Books, 1978. Voir Alexandra Alter, « How « The Turner Diaries » incites White Supremacists » dans The New York Times, 12 Janvier 2021, https://www.nytimes.com/2021/01/12/books/turner-diaries-white-supremacists.html.

Le complot judéo-noir contre l’Amérique

Loin d’être une nouveauté, la peur d’un complot judéo-noir contre l’Amérique remonte à l’arrivée massive de Juifs d’Europe de l’Est qui immigrent aux États-Unis au début du XXe siècle, souvent pour fuir les pogroms et l’antisémitisme européen. Amenés à cohabiter avec les Noirs américains qui, à la même période, s’installaient dans les ghettos de New York, Chicago ou Philadelphie, pour échapper à la violence raciale du Sud et trouver du travail, les immigrés juifs, sont fréquemment socialistes, souvent liés à des organisations telle que le Bund. Ils développent rapidement un discours comparant le peuple noir et le peuple juif et mettant en avant leur expérience commune de l’oppression. Le Forverts, journal yiddish essentiel de la vie juive new-yorkaise, n’hésitait pas à qualifier les lynchages des Noirs de « pogroms » et à établir une analogie entre l’antisémitisme est-européen et le racisme américain :

Tony Michels, A Fire in Their Hearts: Yiddish Socialists in New York. Cambridge, MA, Harvard University Press, 2005.

La situation des Noirs en Amérique est très comparable à la situation des Juifs… en Russie. La diaspora nègre, les lois spéciales, les décrets, les pogroms, mais aussi les plaintes et les espoirs des Noirs sont très semblables à ce que nous les Juifs avons vécu.

Jewish Daily Forward, 28 juillet 1917, cité dans Diner, Hasia, In the Almost Promised Land. American Jews and Blacks, 1915-1935, Westport, Greenwood Press, 1977, p.76.


Ce rapprochement entre Juifs et Noirs n’échappait pas aux suprémacistes blancs qui considéraient les Juifs comme une menace pour la pureté de la « race blanche ». Lothrop Stoddard, universitaire de Harvard et membre du Ku Klux Klan, affirmait en 1920 : « l’Amérique est envahie par une horde d’immigrants alpins, méditerranéens, sans mentionner les éléments asiatiques comme les Levantins et les Juifs ». De la même manière, Madison Grant, vice-président de la Immigration Restriction League [Ligue de restriction de l’immigration], écrivait en 1916 :

Lothrop Stoddard, The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy, Charles Scribner’s Sons,1920.

Jamais le Noir, le Marron, le Jaune, ou le Rouge ne pourra conquérir le Blanc dans la bataille. Mais si les éléments valeureux de la race nordique se mélangent avec des races inférieures ou meurent à cause du suicide racial, alors la citadelle de la civilisation tombera faute de défenseurs.

Madison Grant, The Passing of the Great Race, Charles Scribner’s Sons, 1916.

On pouvait déjà percevoir dans ces discours la peur d’un « grand remplacement » de la race blanche contrainte de céder face à l’alliance des minorités raciales liguées contre elle.

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Affiche de 1915 The Birth of a Nation, distribué par Epoch Film Co.

« La Cause perdue »

C’est avec le cinéma que le suprémacisme blanc trouve son plus puissant promoteur avec la sortie en 1915 de Naissance d’une Nation de David Wark Griffith. Produit pour le cinquantenaire de la fin de la guerre de Sécession, ce chef d’œuvre formel connait un succès immense et ancre dans l’imaginaire social et la mémoire collective américaine un récit historique révisionniste fondé sur le mythe de The Lost Cause [la Cause perdue] matriciel de l’idéologie suprémaciste blanche. Ce mythe vise à justifier la trahison des États du Sud en niant en particulier le rôle central de l’esclavage dans le déclenchement de la guerre de Sécession, présentée comme une tentative des élites industrielles du Nord de détruire la culture chevaleresque et les traditions aristocratiques du Sud rural. Le mythe de la « Cause perdue » repose donc sur le négationnisme de l’esclavage en minimisant sa brutalité et en la présentant comme une organisation sociale juste et naturelle bénéficiant aussi bien aux esclaves qu’aux planteurs.

Gary W. Gallagher et Alan T. Nolan (ed.), The Myth of the Lost Cause and Civil War History, Indiana University Press, 2000, p.16.

La première partie du film montre ainsi les plantations du Sud comme une forme de paradis terrestre dans lequel les esclaves noirs et leurs maîtres blancs vivent en harmonie et où l’amour entre la famille nordiste Stoneman et la famille sudiste Cameron peut s’épanouir librement. Lorsque la guerre de Sécession éclate, les deux familles deviennent ennemies, mettant fin aux projets de mariage des deux couples, tandis que l’abolition de l’esclavage, après la défaite des Confédérés, vient perturber les relations raciales dans le Sud des États-Unis. L’assassinat de Lincoln permet aux députés républicains radicaux de prendre le contrôle du Congrès pour mener une politique punitive dans le Sud, visant à imposer l’égalité entre Noirs et Blancs, objectif qui, dans le film, sous-tend toujours une volonté d’établir une domination des Noirs sur les Blancs et de légaliser le mariage entre Noirs et Blancs.

Dans la deuxième partie du film dépeignant la période de la Reconstruction, on assiste à la tentative d’Austin Stoneman, député radical, aidé de son protégé métis Silas Lynch, de donner les pleins pouvoirs aux Noirs du Sud grâce à la fraude électorale et à l’utilisation de milices noires. Pour mettre fin à l’impuissance des Blancs face aux exactions des Noirs qui menacent même l’intégrité et la pureté des femmes blanches, Ben Cameron crée le Ku Klux Klan. Naissance d’une Nation montre donc la Reconstruction comme une tentative des Noirs américains de prendre le pouvoir pour se venger des Blancs et glorifie l’action du Ku Klux Klan qui réussit à mettre fin à cette menace. Cette vision de l’histoire américaine n’était pas propre au film de Griffith car le mythe de la « Cause perdue » était dominante dans la société américaine et globalement partagée par les historiens.

Ibid. p. 123. 

Le succès de Naissance d’une Nation fut tel que le film contribua directement à faire renaître le Ku Klux Klan, disparu depuis son interdiction en 1877. Le soir de la première du film à Atlanta, les Klansmen paradèrent dans les rues de la ville, vêtus d’uniformes confédérés et de draps blancs et tirèrent des salves de fusil devant le cinéma pour annoncer la résurrection de « l’Empire invisible du Sud ». Revendiquant l’influence du film, ils brûlèrent une croix au sommet de Stone Moutain, cérémonie qui n’avait jamais fait partie des traditions du Ku Klux Klan, mais avait été inventé par Griffith pour créer un effet visuel et accentuer la dimension épique d’une séquence de son film. Le film de Griffith devient l’élément phare du « programme de divertissement éducatif du Klan » et sert à faire la promotion de l’organisation et à recruter des partisans.

Melvyn Stokes, D. W. Griffith’s the birth of a nation : a history of « the most controversial motion picture of all time », Oxford University Press, 2007. p.236.

Tom  Rice, « The True Story of the Ku Klux Klan »: Defining the Klan through Film » dans Journal of American Studies Vol. 42, No. 3, Film and Popular Culture, Décembre 2008, p. 471-488

Austin Stoneman : un « vilain juif »?

De nombreux chercheurs se sont attachés à analyser le discours raciste porté par Naissance d’une Nation, son rôle dans la diffusion du mythe de la « Cause perdue » et son impact sur la société américaine, en particulier son utilisation par le Ku Klux Klan et la mobilisation de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) pour réclamer la censure du film de Griffith. Cependant, ces travaux ont souvent négligé la dimension antisémite de Naissance d’une Nation qui, bien que secondaire au racisme dirigé contre les Noirs américains, nous semble néanmoins un élément important pour comprendre pleinement l’idéologie portée par le film.

Robert Lang (Ed.) The Birth of a Nation, Rutgers University Press, 1994.

Paul McEwan, The Birth of a Nation, British Film Institute, 2015.

Melvyn Stokes, D. W. Griffith’s the birth of a nation : a history of « the most controversial motion picture of all time », op. cit.

Jenny  Woodley, Art for equality : the NAACP’s Cultural Campaign for Civil Rights, The University Press of Kentucky, 2014.

Capture d’écran. Austin Stoneman arrive dans le Sud. Naissance d’une nation.

Nous nous attacherons donc à montrer comment Naissance d’une nation ravive la peur du complot judéo-noir inhérent au suprémacisme blanc américain. Jamais explicité, le sous-texte antisémite du film s’articule, selon nous, autour du personnage d’Austin Stoneman, inspiré du député Thaddeus Stevens, figure importante des Républicains pendant la guerre de Sécession et partisan de la Reconstruction radicale et de l’égalité entre Noirs et Blancs. Tout comme son modèle, Austin Stoneman a un pied bot et se déplace difficilement avec une canne. Contrairement à Abraham Lincoln qui, avec son physique athlétique, n’hésite pas à se rendre sur le champ de bataille, Austin Stoneman conspirateur œuvrant dans l’ombre, marche courbé et sort rarement du fauteuil de son bureau. Sa laideur et sa faiblesse physique viennent signifier son absence de sens moral qui se lit sur son corps. Or, l’utilisation des préjugés esthétiques a été décisive dans la formation de l’antisémitisme moderne. Le stéréotype des « pieds plats du juif » qui les rendaient incapables de se battre contribua à caractériser les Juifs comme des lâches, d’autant plus à la veille de la Grande Guerre où ils étaient accusés d’être des traitres planqués à l’arrière pour administrer à la nation « un coup de poignard dans le dos ».

Richard, J. Evans, Le Troisième Reich, vol. I : L’avènement, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’Histoire », 2009. p. 210-212.

Pour les auteurs antisémites de la seconde moitié du XIXe siècle, le Juif porte « les stigmates d’une nature dégénérée sur sa propre anatomie et, par extension, sur son esprit. Ces stigmates, dans leur ensemble, replacent le Juif dans les races laides de l’humanité». On retrouve cette laideur physique dans les premières représentations cinématographiques des Juifs. Austin Stoneman s’inscrit ainsi dans la lignée des vilains juifs comme Fagin dans les différentes adaptations d’Oliver Twist (Dickens, 1838) ou Shylock dans celles du Marchand de Venise (Shakespeare, 1600) qui peuplent le cinéma américain des premiers temps. Austin Stoneman porte également une autre tare conférée aux Juifs dans la littérature antisémite : la luxure souvent attribuée à la circoncision. Les fantasmes autour de la sexualité juive ont atteint leur paroxysme aux États-Unis en 1915 avec l’affaire Leo Frank, notable juif d’Atlanta accusé d’avoir violé et assassiné une de ses employés et érigé par la presse en symbole de la perversion sexuelle juive.

Sander L. Gilman, Health and Illness : Image of Difference, Reaktion Books Ltd, 1995, trad. Camille Cantoni-Fort, L’Autre et le Moi. Stéréotypes occidentaux de la race, de la sexualité et de la maladie, PUF, 1996.

Patricia Erens, The Jew in American Cinema, Indiana University Press, 1984, p. 13.

Sander L. Gilman, Freud, Race and Gender, Princeton University Press, 1995.

Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’histoire, De Kichinev à Pittsburgh, Gallimard, 2022.

Dans Naissance d’une Nation, Austin Stoneman est séduit par un personnage, lui aussi décrit dans la littérature américaine comme une dépravée sexuelle, sa servante mulâtre Lydia Brown. Cette dernière, précurseuse du stéréotype de la prostituée noire omniprésente dans le cinéma américain, réussit à s’élever dans la société en usant de ses charmes et de son emprise sur Austin Stoneman qui se plie à ses désirs.

Capture d’écran. Austin Stoneman et Lydia Brown.

David Pilgrim, “The Tragic Mulatto Myth.” Jim Crow Museum of Racist Memorabilia. Ferris State University, November 2000.

Donald Bogle, Toms, Coons, Mulattoes, Mammies and Bucks: An Interpretative History of Blacks in Films, Viking Press, 1973.

Un agent du métissage

C’est dans cette union contre-nature que naît le martyr du Sud dans le film de Griffith, car Austin Stoneman est finalement un agent du métissage racial, péché absolu aux États-Unis où la séparation raciale est au fondement de la construction de la nation. En effet, en plus d’avoir une aventure avec sa domestique mulâtre, Austin Stoneman a pour homme de confiance Silas Lynch, lui aussi métis, qu’il fait élire gouverneur de Caroline du Nord pour qu’il devienne, selon ses termes « le symbole de sa race, l’égal de n’importe quel homme blanc ». Ce n’est pas un hasard si l’incarnation du mal dans Naissance d’une Nation n’est pas seulement Noir mais métis. Pour Griffith, les Noirs ne sont pas des ennemis tant qu’ils restent à la place qui leur est attribuée au sein de l’ordre social blanc, celle de l’esclave heureux et insouciant dont le bonheur se résume à danser et manger des pastèques ou de l’esclave affranchi resté fidèle à son ancien maître. Le métissage est vu comme un danger parce qu’il remet en cause l’organisation sociale de la société américaine. Les métis sont des hommes dont la place n’est pas clairement définie puisque leur existence résulte d’un interdit absolu, la transgression sexuelle de la barrière raciale. Selon la rhétorique suprémaciste, ils risquent de développer de l’ambition en raison de leur origine blanche qui les élève au-dessus des autres Noirs, mais ils partagent néanmoins leur violence et leur sauvagerie en raison de leur origine noire. L’insistance du film sur le péril représenté par le métissage en fait un plaidoyer assumé en faveur de la ségrégation et du renforcement de la barrière raciale.

Les Juifs, eux aussi, brouillaient les frontières raciales. Intégrés à la « race blanche » en raison de leur couleur de peau, ils continuaient pourtant d’être considérés et de se considérer comme à part. Ils étaient, de ce point de vue, comparables aux métis dans l’imaginaire social américain. Il n’était pas rare dans la littérature que le Juif soit perçu comme Noir ou du moins décrit physiquement comme noir. Cette caractéristique donna lieu à une insulte qui comportait en elle tout l’embarras dans lequel les Juifs mettaient les fanatiques de la pureté raciale : « White Negro » [Nègre Blanc]. On retrouve le même thème dans la littérature antisémite française des années trente dans laquelle Louis-Ferdinand Céline exprimait sa haine des « Juifs négroïdes ». L’usage du terme « négritude juive » par les antisémites comportait deux niveaux de signification. Il montrait que parfois : « les Juifs étaient littéralement vus comme Noirs » d’un point de vue génétique mais, le plus souvent, il signifiait « qu’aux regards des non-Juifs qui les définissaient dans les sociétés occidentales, les Juifs devenaient des Noirs », cette fois d’un point de vue social. Les Juifs, comme les métis, sont ainsi considérés par les suprémacistes américains comme des infiltrés au sein de la « race blanche » qu’ils contaminent et polluent. Dans Naissance d’une Nation, Austin Stoneman, Lydia Brown et Silas Lynch constituent trois faces de la crainte du métissage et de l’abâtardissement de la « race blanche », qui hantent les suprémacistes.

Sander L. Gilman,, « The Jewish Nose: Are Jews White ? Or, the History of the Nose Job ». dans The Other in Jewish Thought and History: Constructions of Jewish Culture and Identity, edited by Laurence J. Silberstein et Robert L. Cohn, New York University Press, 1994.

Tudor Parfitt, Black Jews in Africa and the Americas, Harvard University Press, 2013, p. 6.

Annick Duraffour,  Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017.

Sander. L. Gilman, Jewish Self-Harted: Anti-Semitism and the Hidden Language of the Jews. Johns Hopkins University Press. 1986, p. 8.

« L’ennemi dans la maison »

Appliquant les ordres d’Austin Stoneman, Silas Lynch achète le vote des esclaves affranchis pour assurer son élection et prendre le contrôle du Sud. Le film reprend ainsi tous les paramètres de la théorie d’un complot visant à remplacer la « race blanche » par des « races inférieures », en l’occurrence la « race noire ». Il ne s’agit pas dans le film d’un remplacement démographique, mais d’une substitution de pouvoir au sein des institutions et dans l’espace public. On la remarque au fur et à mesure que les soldats, les juges, les sénateurs, bref, les représentants du pouvoir exécutif et législatif, deviennent noirs tandis que les Blancs se muent en une minorité impuissante. La volonté affichée d’Austin Stoneman, d’obtenir l’égalité de droit entre Noirs et Blancs, se double donc d’un objectif caché qui répond à des intérêts secrets qui lui sont propres, installer une domination noire sur les Blancs dans le Sud.

Capture d’écran. Naissance d’une nation.

Le film est ainsi une illustration de la rhétorique complotiste antisémite développée par Edouard Drumont dans son livre La France Juive, succès international de la fin du XIXe siècle :

Sarah. E. Bond, « The Origins of White Supremacists Fear of Replacement » dans Hyperallergic, 22 Août 2019, https://hyperallergic.com/514034/the-origins-of-white-supremacists-fear-of-replacement/

Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes : Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 145-148.

En réalité, le Juif n’a pas changé depuis trois mille ans ; il est toujours l’ennemi dans la maison, l’artisan de complots et de trahisons, l’être oblique, obscur, inquiétant et néfaste, dangereux surtout parce qu’il emploie des moyens qui ne sont pas ceux des peuples au milieu desquels il vit.


Edouard Drumont, « Plaie d’Égypte » dans La Libre Parole, 23 février 1898.

Dans Naissance d’une Nation, Austin Stoneman est bien « l’ennemi dans la maison », le traître qui profite de son influence au sein d’une nation convalescente après une guerre civile qui l’a déchirée pour tenter de détruire la « race blanche » en employant des Noirs.

Naissance d’une Nation insiste sur la nécessité de rétablir l’unité de la « race blanche » pour contrecarrer les plans d’Austin Stoneman et de Silas Lynch. La guerre de Sécession y est considérée comme une guerre fratricide et inutile, ayant affaibli la suprématie blanche et ouvert la porte aux ambitions de la « race noire ». Pour échapper aux miliciens noirs, la famille Cameron se réfugie dans la maison de deux anciens soldats de l’Union qui accepte de les aider malgré leur division passée. Un intertitre indique : « Les anciens ennemis du Nord et du Sud sont unis à nouveau dans la défense commune de leur droit de naissance aryen ». L’utilisation du terme « droit de naissance aryen » montre bien l’exclusion des Juifs de l’Amérique idéale de Griffith. Austin Stoneman apparaît comme celui qui empêche l’unité naturelle de la « race blanche », reproche récurrent à l’encontre des Juifs qui ont de tout temps été une figure de « l’incomplétude ». La rabbine Delphine Horvilleur analyse que : « Le peuple juif, perçu comme à part dans le corps collectif, empêche le royaume, la nation, ou la famille de faire « Un » ou de faire « totalité ». Comme si sa présence rappelait constamment l’impossible complétude. Voilà pourquoi on le croit capable de rendre les frontières poreuses, d’introduire ou de créer la faille dans le corps social ». En menant une politique punitive envers le Sud, à l’opposée de la politique réconciliatrice souhaitée par Abraham Lincoln dans le film, Austin Stoneman empêche la paix et la réconciliation entre le Nord et le Sud. Cette réconciliation y est incarnée par les couples de Phil Stoneman et Margaret Cameron et surtout de Ben Cameron et Elsie Stoneman. La guerre les avait séparés et l’instabilité de la Reconstruction ne leur permettait pas de vivre leur amour. Seule la déchéance d’Austin Stoneman, la défaite de Silas Lynch, vaincu par le Ku Klux Klan qui désarme les milices noires, et le retrait du droit de vote pour les Noirs américains permettent un retour à l’ordre social et moral à la fin du film. Leurs mariages peuvent enfin être célébrés et sceller la réunion du Sud et du Nord sous les liens sacrés du contrat nuptial. La dimension symbolique de ces deux unions est soulignée par le choix de la surimpression des images. On y voit la silhouette des couples pendant leur lune de miel superposée aux paysages du Sud des États-Unis à l’atmosphère paradisiaque retrouvée et à ceux de la Jérusalem Céleste. 

Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019, p. 74-75.

Ibid.

« L’Esprit du Mal »

Austin Stoneman se révèle finalement être un personnage impuissant et faible qui se laisse dépasser par les événements et ne réussit pas à maitriser son homme de main, son « Golem » qui, comme dans la légende juive, échappe à son créateur. Il ne semble pas croire en l’égalité entre Noirs et Blancs et refuse que sa fille épouse Silas Lynch. Finalement, on ne comprend pas ses motivations profondes, ce qu’il peut espérer de sa politique dans le Sud. Mais les contradictions manifestes ne sont-elles pas justement une des caractéristique des allégations antisémites ? Comme l’écrit Sartre :

« L’on n’hésite pas à rendre pareillement responsables les banquiers israélites du communisme qui devrait leur faire horreur et les Juifs misérables de la rue des Rosiers de l’impérialisme capitaliste. Mais tout s’éclaire si nous renonçons à exiger du Juif une conduite raisonnable et conforme à ses intérêts, si nous discernons en lui, au contraire, un principe métaphysique qui le pousse à faire le mal en toute circonstance, dût-il pour cela se détruire lui-même ».

Jean-Paul Sartre, Réflexion sur la question juive [1ère éd. 1946], Gallimard, 1985, p. 42.

Austin Stoneman n’est pas le grand méchant du film. Il s’agit bien de Silas Lynch qui est l’incarnation physique du mal. Mais Silas Lynch n’existerait pas si Austin Stoneman ne l’avait pas fait exister, sans raison apparente, sans que cela ne soit véritablement dans son intérêt, sans en retirer une amélioration de son pouvoir économique ou politique. Il est finalement celui par qui le mal vient au monde, qui l’introduit dans le seul but de provoquer le chaos, de désunir l’Amérique, de détruire la « race blanche ». Silas Lynch peut être vaincu, c’est un méchant classique, fait de chair, d’os et de sang mêlé. Austin Stoneman incarne l’Esprit du Mal, le mal métaphysique que l’on retrouvera dans le cinéma expressionniste allemand des années 1920 et par la suite dans le cinéma d’horreur. Il se régénère sans cesse ce qui permet aux suprémacistes américains de ne jamais manquer d’ennemis, souvent considérés sous influence juive, que l’on pense au New Deal de Franklin D. Roosevelt rebaptisé « Jew Deal », à la déségrégation « imposée par les Juifs » ou plus récemment à Obama qualifié de « président juif ».

Eric Dufour, Le Mal dans le cinéma allemand, Armand Colin, 2014.

Erwin F. Gellman, Secret Affairs : Franklin Roosevelt, Cordell Hulls and Summer Welles, John Hopkins University Press, 1995, p. 150.

Earl  Lewis, « The Need to remember » dans Jack Salzman et Cornel West, Struggles in the Promised Land Toward a History of Black-Jewish Relations in United States, Oxford University Press, 1997, p. 243. 

John Heilemann, « The Tsuris » dans New York Magazine, 16 septembre 2011.

Rêve d’une Amérique blanche et chrétienne

Être à la laideur physique et morale, conspirateur planqué à l’arrière, instigateur du chaos, Austin Stoneman affaiblit la « race blanche » en encourageant le métissage racial et en trahissant ses intérêts pour privilégier ceux de la « race noire ». Sous couvert d’instaurer une égalité entre les Noirs et les Blancs, il tente de mettre en place un système de domination des Noirs sur les Blancs en leur donnant le contrôle du pouvoir législatif et exécutif. Enfin, il empêche la réconciliation et la paix entre le Nord et le Sud et crée ainsi une faille, une coupure, dans l’unité de la « race blanche ». On ne peut affirmer avec certitude qu’Austin Stoneman est juif, mais il est indéniable que Griffith, consciemment ou inconsciemment à travers l’influence de l’idéologie et des discours de son temps, a conféré à son personnage les caractéristiques physiques et morales, le mode de vie et les idées politiques qui étaient attribués aux Juifs par la droite américaine au début du XXe siècle. Cela ne pouvait échapper au public.

Comme l’explique le philosophe Éric Dufour, le sens d’un film est construit par le spectateur à travers la lecture qu’il en fait en fonction de « tout un réseau de significations qui est lié à notre place dans la société, c’est-à-dire à notre savoir et plus largement à l’ensemble des valeurs que nous nous sommes réappropriées ». Bien qu’Austin Stoneman ne soit jamais identifié explicitement comme Juif, les spectateurs avaient tous les éléments pour faire une lecture antisémite du film. Nous pensons que pour une partie d’entre eux, l’identité juive d’Austin Stoneman devenait une certitude, d’autant plus à une période où l’importante immigration juive aux États-Unis provoquait une forte réaction antisémite.

Eric Dufour, « Usage et expérience du film », Mise au point, 8, 2016.   

Michael N. Dobkowski, The Tarnished Dream: The Basis of American Anti-Semitism, Greenwood Press.  1979

La conclusion du film semble confirmer notre analyse. L’un des derniers intertitres explicite l’utopie portée par Naissance d’une Nation :

Oserons-nous rêver d’un âge d’or où la guerre bestiale ne régnera plus, mais, à sa place, un prince charmant dans la maison de l’amour fraternel dans la ville de la Paix ?

L’intertitre est suivi de deux plans en surimpression, encore une fois très symboliques. Dans le premier, le Dieu de la Guerre chevauche une masse de corps sans vie et continue de pourfendre de son épée la foule qui l’implore de l’épargner. Il est remplacé dans le second par la figure de Jésus Christ qui bénit une foule à présent en liesse, délivrée du mal et pouvant enfin vivre heureuse « dans la maison de l’amour fraternel dans la ville de la Paix ». C’est bien sous l’égide du Christ que pourront s’épanouir les États-Unis. Griffith rajoute à la fin de son film un paramètre qui était jusque-là secondaire dans l’idéologie du premier Ku Klux Klan. La « race supérieure » n’est plus seulement blanche, mais aussi chrétienne, excluant de fait les Juifs. Son film suivant, Intolérance (1916), sera d’ailleurs ouvertement antisémite, reprenant dans l’épisode sur la Passion du Christ le mythe du peuple déicide.

Paradoxalement, en exprimant la peur d’une alliance entre Juifs et Africains-Américains, Naissance d’une Nation contribua à la faire exister réellement. En effet, il fallut attendre la renaissance du Ku Klux Klan, à la suite de la sortie de Naissance d’une Nation pour que l’alliance entre Juifs et Noirs américains ne se limite plus à des discours et des déclarations d’amitié et s’incarne matériellement. En grande partie à cause du film de Griffith, le nombre de lynchages augmenta sensiblement à partir de 1915. Face à une menace qui pesait sur les vies noires et juives, on l’avait vu avec les lynchages de Leo Frank en 1915 et de Jesse Washington en 1916, les organisations politiques juives et noires partageaient un objectif politique commun : faire passer une loi fédérale qui criminalisait le lynchage. Cette première initiative conjointe se révéla infructueuse, mais l’alliance noire juive allait se révéler d’une importance décisive au sein du mouvement des droits civiques, à tel point que pour le philosophe Cornel West « la période d’empathie véritable et d’alliance de principe entre Juifs et Noirs (1910-1967) constitue le pilier principal de la politique progressiste de l’Amérique pendant ce siècle ».

Cheryl Lynn Greenberg, Troubling the waters: Black-Jewish relations in the American century, Princeton University Press, 2006.
Jack Salzman  et Cornel West (ed.) , Struggle in the Promise Land, Toward a History of Black-Jewish Relations in the United States, Oxford University Press, 1997.

Cornel West, « On Black-Jewish Relationship » dans Cornel West, Race Matters, Beacon Press, 1993.

Pour citer cet article

Lorenzo Leschi, « L’antisémitisme dans Naissance d’une nation de David Wark Griffith », RevueAlarmer, mis en ligne le 28 avril 2023, https://revue.alarmer.org/lantisemitisme-dans-naissance-dune-nation-de-david-wark-griffith

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