20.02.25 Le nazisme à l’écran : autour de trois films récents

Ces dernières années, trois réalisateurs ont porté à l’écran des bourreaux nazis, en connaissant un succès important et des débats de grande ampleur.

« La Conférence » (Die Wannseekonferenz) de Matti Geschonneck a été projeté la première fois sur ZDF le 24 janvier 2022 et a été vu par 5,93 millions de téléspectateurs en Allemagne ; « La Zone d’intérêt » (The Zone of Interest) de Jonathan Glazer, Grand Prix du Festival de Cannes de 2023, est sorti sur les écrans début 2024, et a totalisé 800 000 spectateurs en France comme en Allemagne ; enfin, cette année, le film « La Fabrique du mensonge » (Führer und Verführer) de Joachim Lang, sorti en France en février 2025, après avoir connu un succès important outre-Rhin, depuis juillet 2024.

Filmer le nazisme

Les trois films diffèrent largement dans leur dispositif visuel : le premier plonge dans la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, où les plus hautes autorités nazies auraient décidé l’extermination de l’intégralité des Juifs européens. Ce huis-clos très sobre est entièrement fictionnel, au sens où il ne mobilise pas de documents d’archives : il se fonde néanmoins sur une reconstitution aussi précise que possible de la réalité historique, à l’aide du compte-rendu de cette fameuse réunion, et propose donc un « docu drama », pourrait-on dire. La Zone d’intérêt propose un choix plus ambitieux : tout en s’enracinant dans une connaissance très précise des faits historiques, et en reconstituant la vie quotidienne du Commandant du camp d’Auschwitz, Rudolf Höss, à partir de ses témoignages personnels, Jonathan Glazer assume pleinement la fiction, à travers un ensemble de procédés cinématographiques qui tiennent du cinéma expérimental : monochromes, caméra thermique, travail méticuleux sur l’environnement sonore (bruitages et musiques), travelling et références à d’autres réalisateurs comme Stanley Kubrick. Enfin, le film de Joachim Lang sur les liens intimes de Hitler et de son ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, emprunte à une démarche composite : reconstituant la réalité historique par la fiction, là encore, celle des acteurs qui performent les heures fatidiques de ces deux monstres de l’histoire allemande, le réalisateur insère tout de même, à de nombreuses reprises, des documents historiques d’époque (archives filmées ou images), effectuant ainsi un aller-retour entre fiction et réalité des preuves, entre coulisses de la production de la propagande par les élites nazies et résultats tangibles de cette politique.  

Ces trois films ont, tous à leur manière, ravivé plusieurs débats déjà anciens : y a-t-il un danger à dépeindre de manière trop empathique les bourreaux nazis ? – ce débat avait pris une ampleur particulière au moment du film La Chute (« Der Untergang ») de Oliver Hirschbiegel (2004) ; à force de traiter le sujet du nazisme, ne court-on pas le risque de trivialiser cette page atroce de l’histoire ? – on pense ici au Il est de retour (« Er ist wieder da ») de David Wnendt (2015) ; enfin, est-il possible, en dehors de quelques œuvres virtuoses, de représenter la Shoah à l’écran ? – Le fils de Saul de László Nemes (2015) étant la dernière tentative sérieuse quand Glazer sort La Zone d’intérêt. Il n’y a pas de raison d’accorder un traitement de faveur (négatif) au cinéma, qu’on devrait juger plus durement que d’autres représentations culturelles du nazisme. C’est en effet un véritable flot de « culture populaire » liée à la période – documentaires, romans, bandes dessinées, jeux vidéo – qui sculpte, petit à petit, notre vision de ce passé traumatique. Gavriel D. Rosenfeld a d’ailleurs consacré un livre à cette « normalisation » du passé nazi. En tant qu’historien, et ayant eu l’opportunité de participer à des projections publiques des films analysés ici, voire de les animer, il est possible de tracer un bilan intermédiaire, non pas seulement des vérités historiques mises en scènes ou écornées par ces trois œuvres, mais de leur efficacité pédagogique à transmettre le passé.

Gavriel D. Rosenfeld, Hi Hitler! How the Nazi Past is Being Normalized in Contemporary Culture, Cambridge University Press, Cambridge, 2015.

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Intimité du pouvoir

Ce que les trois œuvres ont compris et très bien montré, c’est la nature du pouvoir nazi à son sommet. La dialectique n’en est pourtant pas simple. En effet, si Hitler décide de tout et que sa parole a force de loi, selon le Führerprinzip, il entretient également une concurrence acharnée entre ses principaux barons. Longtemps dépeint comme une néo-féodalité, dans laquelle chaque vassal « travaillait en direction du Führer » (Ian Kershaw), ce système  ce système s’apparente plutôt à un « darwinisme gouvernemental » où des agences concurrentes, et donc des hommes, luttent en permanence pour imposer leur vue. La Conférence ne parle, au fond, que de cela : elle montre, pendant presque deux heures, les conflits et luttes intestines de périmètres entre dirigeants nazis, reconnaissables à leurs uniformes : la SS, le parti nazi ; les ministères régaliens, comme celui des Affaires étrangères. Wannsee étant une réunion au plus haut de l’État pour organiser la « Solution finale de la question juive », le film repose entièrement sur ces joutes verbales et vexations qui se jouent en permanence dans le régime nazi. Dans La Zone d’intérêt, Glazer montre bien l’ambition débordante de Rudolf Höss, dont on découvre, plutôt à la fin du film, les aléas de la carrière, et les concurrents auxquels il fait face à Berlin. C’est certainement dans Goebbels et Hitler que ces luttes sont le plus longuement mises à l’écran : en effet, à travers plusieurs saynètes de déjeuners où se retrouvent ses fidèles autour d’Hitler, et où celui-ci leur attribue de manière aléatoire les fauteuils en fonction de l’humeur du moment, on voit cette société de cour où le lien au dictateur vaut pour survie institutionnelle. La disgrâce n’est jamais très loin. Si les dialogues de ces scènes sont tout à fait fictifs, les haines, elles, sont réelles, et il suffit de consulter le journal intime de Joseph Goebbels pour y lire, à chaque page ou presque, sa haine maladive de Hermann Göring, d’Otto Dietrich ou de Joachim Ribbentrop. De ce fait, les trois films montrent un régime plus vrai que ce que nous lègue parfois une lecture trop littérale de l’expression « régime totalitaire » : si Hitler décide de tout, le régime ne fonctionne pas comme une machine bien huilée et efficace, mais comme une biopolitique anarchique, où bourgeonnent des agences concurrentes.

Voir Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le monde nazi, 1919-1945, Tallandier, Paris, 2024, notamment le chapitre V « La ‘mise au pas’ et l’émergence de l’État nazi 1934-1939 ».

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La psychologie au second plan

Les trois films évitent, qui plus est, de faire reposer leur propos sur une psychologisation à outrance des nazis. Depuis le « IIIème Reich » et les procès de l’après-guerre, la tendance à rejeter les criminels nazis dans une déviance psychologique a été l’un des traits fondamentaux de notre compréhension du nazisme. Renvoyer les nazis vers la folie ou la perversité était un moyen d’éviter de regarder le projet politique national-socialiste en face – et bien sûr, les filiations de ce projet avec la modernité occidentale. Les psychologues de Nuremberg ou l’émergence de figure médiatique comme Ilse Koch ont conduit à une trivialisation des figures des dirigeants nazis, réduites à un panthéon des horreurs, un accident de l’histoire, en somme. Dans ce cadre, les trois films guident leurs spectateurs sur ce chemin, mais ont tout trois l’habileté de retourner ce dispositif. Ainsi, dans La Conférence, la froideur des échanges bureaucratiques des hommes à Wannsee ne laisse place qu’à un passage où s’expriment des émotions d’empathie et de doute. Wilhelm Stuckart, représentant du Ministère des Affaires étrangères, s’interroge ainsi devant ses collègues, au moment d’une pause, sur le statut moral des tueries de masse à venir. Cependant, après quelques secondes de suspension, ce doute s’exerce bien sûr, pour Stuckart, envers les soldats nazis, envers les bourreaux, donc, et pas envers les victimes. Ce qui lui importe, c’est l’effet des tueries sur ceux qui les exercent, pas sur les victimes. De ce fait, le film montre bien que la décision de destruction des Juifs d’Europe ressort d’une logique politique collective, pas d’une logique pathologique individuelle.

Dans « La Fabrique du mensonge », la caméra suit surtout Joseph Goebbels et Adolf Hitler. Là encore, si on retrouve évidemment des scènes qui dépeignent les deux hommes en train de haranguer la foule de manière colérique et histrionique, le propos ne recourt qu’à une dose mesurée de sous-entendus psychologiques. Goebbels est d’ailleurs, de ce point de vue, assez réussi : on le voit, durant tout le film, mû par deux forces bien réelles chez lui : sa quête de réussite personnelle, son narcissisme absolu ; dans le même temps, son besoin permanent de validation par Hitler, qui est pour lui une figure essentielle pour son équilibre mental. Ces traits caractéristiques ont été travaillés dans un ouvrage qui a fait date, fruit du travail entre une historienne et un psychiatre : dans Narziss Goebbels (2009), Martina Paul et Peter Gathmann, en se fondant sur les milliers de pages du journal intime de Joseph Goebbels, ont montré à quel point celui-ci, d’une certaine manière, compensait ses failles narcissiques à travers la validation permanente d’Adolf Hitler. Le film montre bien la manière dont, parfois, même pour des campagnes de propagande d’ampleur nationale, essentielles pour le Reich, il n’y a rien d’autres à aller chercher qu’un dialogue entre les deux hommes, en vase clos. De ce point de vue, si Goebbels est peint de manière efficace dans le film, Hitler, lui, sonne souvent faux, pris entre une volonté de montrer une vie quotidienne « normale » et des passages de décision politique (romancés) qui posent problème – nous y reviendrons.

La Zone d’intérêt est le plus réussi des trois films du point de vue de cet évitement de la psychologisation à outrance. Et pour cause : il n’est que cela en apparence ; il est tout sauf cela en réalité. En effet, Glazer se fonde sur les mémoires de Rudolf Höss, qui sont par essence même un matériau psychologique – elles auront donné à Robert Merle dans La mort est mon métier le contenu d’une des œuvres les plus célèbres et les plus psychologisantes du crime nazi. Glazer filme le quotidien de la famille Höss, à la lisière du système concentrationnaire (qui est toujours hors champ), ou des liens hiérarchiques, qui n’apparaissent que peu. Or, le tour de force de Glazer tient au fait que, prenant pour sujet la vie quotidienne et intime du directeur du camp d’Auschwitz, il filme en réalité un processus : la manière dont les acteurs du crime s’abrutissent chaque jour pour ne pas voir ce crime. Cette capacité à restreindre les horizons, à fractionner les questionnements moraux, à les éviter, les contourner, c’est bien évidemment ce que Hannah Arendt appelait la « banalité du mal » d’Adolf Eichmann, cette « incapacité quasi-totale de considérer quoi que ce soit du point de vue de l’autre» ; « [Eichmann] disait toujours la même chose avec les mêmes mots. Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser… […] il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres… ». Dans le film de Glazer, Höss et sa femme sont avares de mots, c’est le moins que l’on puisse dire. Ils s’entourent, comme Eichmann, de murs tangibles, et de gestes, encore et encore répétés, qui ont une fonction simple : leur faire croire que leur meurtre est un travail, une tâche mille fois réitérée, chaque jour, à l’ombre des murs immenses qui sont censés les tenir à distance de la prise de conscience trop directe de ce qui se trame à quelques mètres de leur maison. Ce monde horizontal empêche toute transcendance, et les seuls personnages du film (la mère de Hedwig Höss notamment) qui jettent un œil par-dessus le mur, en dehors de Rudolf Höss lui-même, sont obligés de quitter cet enfer. Le meurtre ne réside pas, chez Glazer, dans la psychologie des bourreaux : elle est un acte, mille fois répété, qui fait penser au film virtuose The Act of Killing, (Oppenheimer, 2013).

Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, Paris, 2002 [1963], pp. 115 et p. 118.

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Fiction et pédagogie

On le voit, les trois films évitent un certain nombre d’écueils évidents – la vision d’un « IIIème Reich » monolithique et (trop) efficace ; la reproduction d’une galerie des horreurs psychiatriques – pour essayer, chacun à leur manière, de transmettre une intelligence historique du crime. Cependant, pour avoir assisté ou animé des séances pour les deux premiers films, et pu voir le troisième en avant-première, l’efficacité du dispositif pédagogique n’est pas comparable.

En effet, dans le cadre de La Conférence, qui a connu un grand succès en Allemagne, on peut se questionner sur ce qui reste, pour un public français, de la vision d’un tel film. En effet, si la Conférence de Wannsee est connue de chacun en Allemagne, comme la date où a été décidée la Shoah, en France, même si les travaux de Christian Gerlach, qui a travaillé sur le sujet, ont pour certains été traduits, cet événement est beaucoup moins connu. La plupart des protagonistes de la Conférence – Heinrich Müller, Wilhelm Stuckart, Josef Bühler – n’évoquent rien au public français. Si le film montre bien la logique bureaucratique à l’œuvre et l’absence de questionnements moraux ou éthiques des bourreaux, il peine à dépasser une sorte de peinture sur le vif de cet événement, tout fondamental soit-il.

Le film La fabrique du mensonge chausse, lui, des bottes beaucoup plus rugueuses. Le titre français en lui-même dit beaucoup de l’objectif du film : à l’heure des réseaux sociaux, des Fake News, du retour au pouvoir de Donald Trump et de son cortège de distorsion du réel, on comprend directement l’objectif. Il est d’ailleurs annoncé dans un message on ne peut plus clair : « On se doit d’étudier les plus grands criminels de l’Histoire, si l’on veut démasquer les démagogues d’aujourd’hui ». Il faut donc nous montrer comment Hitler et Goebbels, armés d’un cynisme à toute épreuve, ont sculpté la réalité pendant des années, pour aveugler les Allemands et les Européens, en créant des mensonges qui servaient leur domination. Le film, en superposant les discours ampoulés de Hitler et Goebbels, les saynètes mensongères construites par le ministre de la Propagande et le résultat archivistique de ces contrefaçons, souhaite faire œuvre de pédagogie : ce qu’on pense être des scènes de liesses massives à l’honneur d’Hitler ne sont en fait que des supercheries montées de toute pièce par Goebbels. Soit. Cet objectif est louable. Mais, le film reste vingt ans en arrière du point de vue historiographique, en considérant que si la propagande est produite… elle est nécessairement reçue, acceptée, digérée. En choisissant de serrer les plans sur la production du mensonge (Goebbels et Hitler), et de ne pas s’intéresser à la réception de celui-ci, le film ne se demande jamais quelles étaient les marges de manœuvre des Allemands de l’époque. Or les dernières recherches menées depuis celles d’Aristotle Kallis en 2005 ont justement cherché à montrer que les Allemands n’étaient pas de simples victimes d’une propagande qui les aurait « empoisonnés ». Au contraire, ils avaient une capacité de discernement. Retomber dans cette vision très verticale de la propagande est dommage.

Qui plus est, le film tombe dans son propre piège : en mélangeant des images d’archives ; des scènes fictionnelles vérifiables historiquement ; des dialogues ou des passages inventés, le film brouille les pistes de sa propre production de savoir, en superposant tous les discours, et cela sans chercher une quelconque mise en abyme : il y a, d’un côté, la mauvaise propagande (celle que dénonce le film) et de l’autre, la bonne pédagogie, celle qu’il revendique, puisqu’il est dit que « les dialogues ont fait l’objet de recherches approfondies et intègrent de nombreuses citations avérées ». Comment expliquer, alors, entre autres, cette scène de deux minutes qui montre Hitler en train de donner l’ordre de la « Solution finale » à Himmler, une reconstitution qui ne se fonde sur aucune archive ni aucune connaissance solide, puisque nous ne disposons pas des informations permettant d’alléguer qu’un tel ordre a été donné ? « Qu’ils soient tous éliminés » (… und ich befehle, alle Juden zu vernichten), dit ainsi ce Hitler de fiction, à 1h12.

Finalement, c’est l’œuvre de fiction assumée, La Zone d’intérêt, qui provoque peut-être l’électrochoc attendu par les deux autres films. Parce qu’il abandonne les atours du réalisme, le film de Glazer, avec son cortège d’effets empruntés au cinéma expérimental, réussit un tour de force : il livre un film historique impeccable, qui nous parle de la « Destruction des Juifs d’Europe » ; dans le même temps, dans une dialectique minutieuse, Glazer propose un film universel, qui nous interroge toutes et tous sur la manière dont nous restreignons nos horizons, dont nous travaillons, chaque jour, à sculpter nos indifférences face au crime. En cela, il fait bien mieux que n’importe quel documentaire attentif.

Pour citer cet article

Nicolas Patin, « Le nazisme à l’écran : autour de trois films récents », RevueAlarmer, mis en ligne le 20 février 2025. https://revue.alarmer.org/le-nazisme-a-lecran-autour-de-trois-films-recents/

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