22.01.24 Le Dernier des Juifs, un film de Noé Debré

« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il répète sans cesse à sa mère pour la rassurer : jusqu’ici tout va bien… Jusqu’ici tout va bien… Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important, c’est pas la chute. C’est l’atterrissage » .

Hubert dans La Haine de Mathieu Kassovitz, 1995 (hors les ajouts en gras)

L’envie était forte de commencer à écrire sur Le Dernier des Juifs en parodiant les mots prononcés dans un film des années 1990 devenu culte. Réalisé trente ans après La Haine de Mathieu Kassovitz, Le Dernier des Juifs se déroule sur ce même territoire au-delà du périphérique – mais porte lui sur le départ des Juifs des banlieues populaires. Comme dans La Haine ou Mazel Tov Cocktail le film montre un jeune héros identifié comme juif vivant dans une cité. Mais Vinz, dans le premier, et Dimitrij, dans le second, sont des castagneurs retournant le stéréotype du Juif de centre-ville à la Woody Allen – peureux et intellectuel. Noé Debré choisit de faire vivre à l’écran un type de « Juif de banlieue populaire » qui serait différent : son héros a d’autres stratégies de défense face aux attaques et à l’hostilité dont il fait l’objet. Ce héros chaplinesque, interprété par Michaël Zindel, fait le choix de la tendresse comme rempart face à la haine et des bisous plutôt que des poings dans les combats. Le réalisateur fait de son personnage qui navigue au milieu de la violence non pas un misérable, mais un valeureux invulnérable. Et le film aurait très bien pu prendre le contre-pied du précédent et s’appeler L’Amour.

Sur ce sujet abondamment repris par la presse, on peut lire notamment Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, L’An prochain à Jerusalem, L’Aube, 2016.

Mazel Tov Cocktail est un court-métrage allemand de Mickey Paatzsch et Arkadij Khaet de 2020 sur un jeune migrant juif russophone dans une banlieue allemande.

Le dernier des Juifs d’une ville de Seine-Saint-Denis

Le Dernier des Juifs conte l’histoire d’un jeune homme de 27 ans, Ruben Bellisha, qui habite seul avec sa mère dans un appartement d’une cité qu’on imagine en Seine-Saint-Denis dans la région parisienne. Apparemment plus dans la lune que sur terre, on ne lui connait, hors du foyer, d’autres occupations que les courses pour substanter le couple qu’il forme avec sa maman, et le bon temps que lui accorde sa sensuelle voisine qui vibre au son des mots d’hébreu. Comme les voisins de son âge, il zone et, féru de rap, distrait sa mère et sa voisine de ses morceaux chantés à l’auto-tune. Doux comme un agneau, gauche comme Pierre Richard, Ruben Bellisha est un habitant presque ordinaire de cette ville qui l’a vu naître. Mais, lui et sa mère, y sont les derniers Juifs : la synagogue a déjà fermé et le magasin de nourriture kasher s’apprête à plier boutique faute de clients.

Cette ville, elle n’a pas vraiment de nom dans le film – elle n’est jamais nommée. Le réalisateur ne veut en aucun cas pointer un doigt accusateur vers une ville ou un département en particulier. Ce qui l’intéresse, c’est autre chose, c’est raconter de manière douce-amère la fin d’un monde et d’une coexistence : celle des Juifs venus d’Algérie dans les années 1960 en banlieue parisienne et qui y ont, tant bien que mal, continué à coexister avec leurs mêmes voisins qu’en Algérie : les « Arabes ». Dans l’une des premières scènes du film, la mère du héros déclare du haut de son balcon où elle regarde la cité : « Qu’est-ce qu’il y a comme Noirs. Ils sont passés où les Arabes ? » Ce sont les « Blancs » qui semblent pourtant avoir disparu de cette cité. Le « HLM » que chantait Renaud au tout début des années 1980 ne ressemble plus à cet immeuble où sont surtout rassemblés des migrants chinois de la première génération et des immigrés et enfants d’immigrés d’anciennes colonies françaises. Pourtant, nul Renaud dans ce film : c’est le rap, une petite musique qu’on croirait sortie d’un film de Jacques Tati et Enrico Macias qui constituent sa bande-son.

« Dans mon HLM » est une chanson de Renaud parue dans l’album « Marche à l’ombre » en 1980.

« Rien à foutre de la Shoah » est aussi une citation du rappeur Freeze Corleone extrait d’un album sorti en septembre 2021.

Le film nous apprend très vite comment cette ville ne s’appelle pas – et où ne vivent pas Ruben et Gisèle, sa mère. Ils ne vivent ni à Saint-Mandé, ni à Saint-Maur-des Fossés, ces villes plus cossues où, comble de la réussite, le cousin de Ruben, roi de la combine et de la débrouille, a lui élu domicile. Ces villes, où Gisèle (interprétée par Agnès Jaoui) pense qu’il est urgent de partir, car on raconte qu’il y fait bon vivre pour les Juifs, ce sont les villes de banlieue du Val-de-Marne et le 17e arrondissement de Paris – le nouvel Eldorado juif, dit-on. Bellisha, lui, semble attaché à sa cité – et, avec nonchalance, fait de la résistance. Partisan du moindre effort, il ne se soucie guère des marques extérieures de réussite sociale. Et puis, il a ses habitudes dans son HLM – il y est né et y a grandi – et un HLM, ça ne se quitte pas comme ça. « Lâcher un HLM, c’est Haram », lui lance l’un de ses voisins.

La principale ville où se passe l’action du film, aperçoit-on à un moment, s’appelle Livry-sous-Bois. C’est une ville imaginaire, un mélange de Livry-Gargan ou de Clichy-sous-Bois, avec des éléments d’autres villes du département. La ville ressemble à Noisy-le-Sec, mais certaines caractéristiques rappelleront, nous le verrons, plutôt Stains, Aubervilliers ou Bagnolet. Dans cette ville, Bellisha représente une « Communauté juive » désormais composée d’absents. Est-ce que sa mère et lui, comme tous les autres, partiront ? Et si ce départ apparaît comme inéluctable, où vont-ils aller ? Rester dans sa cité, partir ailleurs, immigrer en Israël sont les trois options qui s’offrent au « dernier des Juifs » – des choix politiques pour un film qui préfère plutôt poser des questions que donner des réponses trop affirmatives.

Filmer l’antisémitisme

Nous sommes après février 2022, comme l’attestent les masques sur les visages, et le drapeau ukrainien hissé à la fenêtre d’une mairie alsacienne. L’antisémitisme en banlieue est l’un des arrière-plans du film. Bellisha semble ne pas prêter attention à cette violence routinière qui rythme son quotidien. Son cousin, lui, le roi de la combine précédemment cité, est aussi passé maitre dans l’art des stratégies de survie en milieu hostile : s’il le faut, dire bien clairement sans sourciller qu’on est juifs – lui explique-t-il dans la scène de la voiture.

Le film nous montre – sous une forme presque anodine qui parait couler sur le héros du film – un jeune voisin qui dans le hall de l’immeuble rigole devant ses copains « eh les mecs, j’ai attrapé un Juif ! Qui veut l’égorger pour aller au paradis », un électricien qui, très sérieux, à la vue d’une mezouza fait marche arrière, car il ne veut pas entrer chez des Juifs ; des inscriptions antisémites en grosses lettres sur la porte de l’appartement familial ; et des inscriptions antisémites à l’intérieur même de l’appartement qui dans des lettres dégoulinantes hurlent « RAF de la Shoah ». L’antisémitisme franchit le seuil de leur maison – et entre dans la vie des Bellisha. Il y a péril en la demeure. Il s’agit bien pour le réalisateur de montrer un antisémitisme de proximité dans ces effets matériels et réels.

Seul Juif de la ville à être encore présent, Bellisha est invité par un adjoint au Maire afin de représenter à lui tout seul la minorité juive au cours d’une cérémonie œcuménique qui doit tenir place dans la synagogue désormais déserte. L’adjoint lui tient un discours plein d’une belle langue de bois sur l’amitié entre les peuples frères, sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui sont des combats qui tiennent à cœur à la municipalité. Le déménagement des « Israélites » est un objet de préoccupation pour cette mairie, dit-il. Derrière l’élu, une affiche parmi d’autres, muette elle, tient un discours un peu différent. On y lit que cette ville a élu comme citoyen d’honneur un Palestinien – que les Juifs de la ville auraient considéré probablement peu fréquentable. En parallèle de l’antisémitisme flagrant qui peut pousser les Juifs des quartiers populaires à vouloir partir, le sentiment que rien n’est fait pour leur donner envie de rester est présent à travers cette affiche. En effet, le choix de la ville de Stains de décerner le titre de citoyen d’honneur à Marwan Barghouti et de faire figurer son portrait sur le fronton de la mairie en le qualifiant de « Mandela palestinien » a été considéré par des Français juifs comme un geste de défiance à leur encontre et une importation en France du conflit israélo-palestinien. De même, Gisèle remarque amèrement que sa ville est désormais jumelée avec Jenine – rappelant le choix de Bagnolet de se jumeler avec Chatila en 2002. Il est vraiment temps de partir, pense-t-elle. Tous les signes d’hostilité identitaires sont contrebalancés par des voisins, tout aussi arabes ou noirs que les antisémites, mais qui, eux, par leurs gestes d’amitié, de tendresse, rendent le quotidien dans cette ville de banlieue plus chaleureux et fait hésiter les Bellisha.

Marwan Barghouti est une figure controversée palestinienne – considérée comme « homme de paix » par les uns, terroriste par les autres. Chef de file du Tanzim, groupe para-militaire du Fatah, il est en prison en Israël depuis 2022.

A l’extérieur

Rappelant le personnage de Jakob le menteur de Jurek Becker ou plus encore le fils dans Good bye Lénine, Bellisha se révèle au fil du film. Il veut créer un cocon protecteur pour sa mère malade, où elle serait à l’abri des tristes rumeurs du monde. Il protège cette mère, dupe de pas grand-chose, qui aimerait que son fils apprenne à se défendre. Il n’est pas qu’un doux rêveur inconscient face à une mère alarmiste et terrifiée qui verrait des antisémites partout. Comme les personnages de ces films ou celui du père dans La Vie est belle de Benigni, il essaie par des subterfuges de créer un monde moins sinistre pour sa mère. Par exemple, il pose un voile pudique sur l’antisémitisme qui est entré chez eux en cachant péniblement le « RAF de la Shoah » sous un portrait d’un sosie de Meyer Habib , renommé dans le film Haim Zerbib, le « député des Juifs ».

Jureck Becker, Jakob le menteur, traduit de l’allemand par Claude Sebisch, Grasset, 1997 (1969).

Good bye Lénine un film allemand de Wolfgang Becker sorti en 2003.

Jacques Derrida, Le Dernier des Juifs, Galilée, 2014.

N’en déplaise à son fils, Gisèle – qu’elle sorte ou non – est branchée en permanence sur la chaine israélienne I24 ou des groupes Whatsapp qui avant tout le monde prédisent que la guerre a été déclarée. Depuis sa chambre, Gisèle est reliée aux villes et aux lieux où les Juifs demeurent : Sarcelles et Israël. De même, plutôt qu’aller voir le rabbin – il n’y en a plus – Ruben regarde des tutos sur Youtube depuis son lit. Avant le grand départ (ou pas) vers un ailleurs vers lequel tout les pousse, Ruben et sa mère sont déjà dans un ailleurs virtuel à travers Internet et la télévision.

Le départ des Juifs de banlieue est rarement pensé comme un déménagement ordinaire – ici, dans ce film-fable – il l’est plutôt comme une réflexion nostalgique sur l’errance, sur la difficulté à partir et sur le grand départ. Le dernier des Juifs est une comédie dramatique qui déborde de clins d’œil, de références littéraires et cinématographiques, permettant à chaque scène de rire ou de se plonger dans une sombre mélancolie. Par ce titre, le réalisateur situe son film dans le sillage du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper, du Dernier des Justes d’André Schwartz-Bart, des romans de la disparition d’un monde – ainsi que dans celui de Jacques Derrida.

Pourtant, si ce film s’appelle le dernier des Juifs, s’il en reste encore un, c’est que tout n’est pas totalement perdu, c’est qu’il demeure un peu d’espoir – « Faut pas que vous partiez, sinon y aura plus du tout de juifs ici et c’est là que les gens ils vont devenir des racistes », lui dit sa voluptueuse voisine.

Pour citer cet article

Lisa Vapné, « Le Dernier des Juifs, un film de Noé Debré », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 janvier 2024, https://revue.alarmer.org/le-dernier-des-juifs-un-film-de-noe-debre/

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