04.07.23 Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, un livre de Francesca Trivellato

Alors que l’histoire économique des Juifs a longtemps constitué un domaine marginal d’étude, miné par le poids des stéréotypes antisémites, depuis une génération un courant d’étude novateur a pris place. Comme dans d’autres champs de l’histoire, la déconstruction des mythes est allée de pair avec des analyses de terrain qui ont révélé la diversité de réalités longtemps ramenées à des archétypes et des clichés. L’une des chefs de file de ce courant est l’historienne Francesca Trivellato, professeure à l’Institute for Advanced Studies de Princeton, dont le livre Corail contre diamants. De la Méditerranée à l’océan indien au XVIIIe siècle (2009) est emblématique de ce renouvellement. Après avoir analysé les pratiques commerciales de marchands séfarades à Livourne au XVIIIe siècle et mis en valeur la complexité et l’ampleur de leurs réseaux interculturels entre le Portugal et le comptoir de Goa en Inde, Francesca Trivellato aborde dans son nouveau livre l’histoire des représentations des Juifs et du commerce d’argent. Pendant longtemps, les Juifs ont été accusés des abus et des dévoiements des transactions financières, qu’il s’agisse du prêt à intérêt ou d’autres pratiques de crédit, de paiement ou de change sur les monnaies. L’objet du présent ouvrage est l’étude de la « légende » de l’invention de la lettre de change, née dans un recueil de droit maritime sous la plume d’un avocat bordelais du XVIIe siècle nommé Etienne Cleirac. L’enjeu de ce livre est de faire l’archéologie d’une légende oubliée telle une strate effacée, mais latente des préjugés antisémites au long cours.

La lettre de change est un document servant de moyen de paiement. Sa principale fonction est de transférer des fonds entre places commerciales de différents pays, évitant de transporter de la monnaie et de convertir des espèces métalliques. Comme elle repose sur un paiement différé, elle est aussi un instrument de crédit. De plus, par l’endossement (signature au dos), son bénéficiaire peut la transmettre à un nouveau cessionnaire.

Estienne [Étienne] Cleirac, Us, et coustumes de la mer, divisées en trois parties […], Par Guillaume Millanges imprimeur ordinaire du Roy, Bordeaux, 1647.

Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, préface de Pierre Birnbaum, traduit de l’anglais par Guillaume Calafat et Jacques Dalarun, Seuil, 2023. Titre original : The Promise and Peril of Credit: What a Forgotten Legend about Jews and Finance Tells Us about the Making of European Commercial Society, Princeton University, 2019.

L’autrice commence par rappeler l’importance de la lettre de change, dont l’étude est devenue marginale en histoire économique alors qu’il s’agissait d’un instrument de crédit central dans l’économie européenne. Comme l’assurance maritime, elle permettait des transactions dans des espaces lointains mais, de manière singulière, son usage s’est complexifié au fil d’une évolution qui trouve son aboutissement au XVIe siècle. Moyen de crédit et de conversion de monnaies entre places de commerce, qui tel une traite pouvait servir à payer des dettes, elle pouvait aussi jouer le rôle de moyen de paiement en étant endossée (et réutilisée dans de nouvelles transactions), tout en permettant des gains par la compensation du taux d’escompte ou par le change sur les monnaies. La lettre de change – en rien l’invention des Juifs ni d’aucune autre communauté, par la complexité croissante des usages et des écritures qui accompagnent sa diffusion, alimente des inquiétudes qui placent les Juifs, marginalisés dans l’Europe chrétienne et déjà accusés d’usure, au centre des hantises de fraude.

Histoire des Juifs, histoire totale

Pour analyser l’élaboration et le cheminement de cette légende, Francesca Trivellato articule l’étude des contextes économiques, religieux et politiques (notamment au cours des années 1640 à Bordeaux) et celle des résonances de ce fantasme dans de multiples publications jusqu’au XIXe siècle. Elle mêle le contexte et l’intertextualité. Si les historiens ont oublié cette légende et son rôle dans la transmission séculaire de représentations liant les Juifs au capitalisme, c’est parce que pendant des décennies, le cloisonnement des études historiques en secteurs étanches (économie, culture, politique, société) a empêché la mise en regard des pratiques économiques et des représentations nécessitant de surcroît une histoire sur la longue durée, par-delà les découpages temporels institués. De plus, le manque d’intégration de l’histoire des Juifs à l’histoire de France a longtemps empêché de dépasser ces segmentations et d’interroger le rôle de creuset des stéréotypes antisémites joué par la littérature économique dans la France d’Ancien Régime. 

Depuis des années, prenant le contre-pied de ces barrières disciplinaires, Francesca Trivellato explique que l’histoire économique des Juifs impose de connecter le politique, le social et le culturel. Dans Corail contre diamants, l’historienne avait montré que c’est l’ampleur des réseaux de sociabilité interculturels des marchands sépharades de Livourne qui permet de comprendre le déploiement de leur commerce à longue distance, alors que les institutions permettant de sécuriser des transactions au long cours étaient encore peu développés. La fiabilité du réseau via une correspondance commerciale massive constituait une assurance contre les risques et les incertitudes qui accompagnaient des transactions à l’échelle du monde. La culture et le négoce ne peuvent s’envisager de manière distincte si l’on veut comprendre la place occupée par les Juifs dans l’économie des siècles passés et, plus largement, leur rôle dans l’essor du grand commerce européen. 

C’est cette question des risques, de l’incertitude et des craintes qui sous-tend le succès de la légende construite par Cleirac, à partir d’une « fausse référence » attribuée à un auteur florentin du XIVe siècle, Giovanni Villani, attribuant aux Juifs l’invention de la lettre de change. Pour comprendre la fortune de cette représentation, dessinant « une trame commune » depuis l’image de l’usurier juif fixée au XIIIe siècle jusqu’au stéréotype antisémite accusant les Juifs des méfaits du capitalisme à partir du XIXe siècle, l’historienne adopte un déroulement chronologique, au fil de sept chapitres, restituant à la fois les contextes et les cheminements de la légende à travers un large corpus de publications.  

La fabrique de la légende : Bordeaux au XVIIe siècle

Le premier chapitre situe la toile de fond de la fabrication de la légende : le développement de l’assurance maritime et des lettres de change en Europe, marqué par la standardisation des documents, rendant ces savoirs plus abstraits, moins lisibles et plus dépendants de l’habileté de praticiens chevronnés, sachant les « traduire » et les adapter. C’est particulièrement le cas avec les lettres de change qui permettent des spéculations sur les taux de change sans circulation d’argent, le « change sec ». En l’absence d’institutions régulatrices, ce sont les relations personnalisées, la confiance dans les partenaires, qui constituent la meilleure protection de toute transaction. A contrario, ces échanges suscitent aussi les plus grandes inquiétudes sur « la moralité du crédit ». « Face à cette situation, la légende de l’invention de la lettre de change par les Juifs fit mouche », écrit l’historienne. 

Il s’agit d’un prêt dissimulé derrière des conversions de devises.

Le deuxième chapitre est consacré à l’élaboration de la légende par Cleirac, à partir de l’usure et de stéréotypes médiévaux sur les Juifs qu’il remanie et élargit alors qu’aucun lien n’était établi entre les Juifs, l’assurance maritime et les lettres de change. Le « change sec » devient source de métaphores organiques (le sang du commerce asséché), réinvesties au fil de rapprochements avec la mystique chrétienne médiévale du sang de l’hostie. Le troisième chapitre traite de « l’énigme de l’usure », dans un contexte où, depuis le Moyen Âge les autorités religieuses, en rien opposées à l’accroissement du commerce, entretiennent le flou sur l’usure, entre pratique licite et illicite. L’absence même de normes « pour éradiquer les abus » favorise les stéréotypes. L’usure juive devient synonyme chez Cleirac de tout procédé illicite, à travers un mélange d’arguments juridiques, théologiques et commerciaux. L’autrice analyse le réinvestissement des préjugés contre les Juifs puisés dans les textes médiévaux dans le contexte au XVIIe siècle bordelais. Le quatrième chapitre offre une plongée dans le monde de Cleirac à Bordeaux où depuis le XVIe siècle se sont installés des « Nouveaux Chrétiens » de la péninsule ibérique, appelés « marchands portugais ». Au XVIIe siècle, ils se signalent par « leur dynamisme commercial » et suscitent une « hostilité diffuse » de la part des élites locales qui soulignent tant leur « habileté dans le domaine économique » que leur « identité religieuse insaisissable ». Ces crypto-Juifs illustrent le brassage entre Juifs et Chrétiens à un moment où l’essor commercial favorise aussi l’implication de nobles dans le commerce, autre brouillage de la société d’Ancien Régime, peu à peu subvertie dans ses fondements et de moins en moins lisible. Invisibilité des Juifs, opacité des lettres de change, confusion de l’ordre juridique et social : la légende prospère dans un climat de suspicion et de méfiance alors que se pose le problème des fraudes commerciales qui accompagnent l’essor économique. Ce n’est qu’une première étape.

Le capitalisme et ses représentations, des Lumières à la Révolution industrielle

Le cinquième chapitre met en lumière le succès de la légende au XVIIIe siècle, en particulier dans des ouvrages majeurs de la « science du commerce », sans cesse réimprimés, Le parfait négociant de Jacques Savary (1675) et Le dictionnaire universel de commerce édité par deux de ses fils (1723-1730). Avec une remarquable clarté, Francesca Trivellato distingue quatre phases. D’abord, la consécration de la légende assurée par Savary, soucieux de l’honorabilité du commerce et souhaitant pour cela, faire œuvre de pédagogie en apprenant aux lecteurs à se méfier des Juifs. Comme chez Cleirac, « la figure du Juif prêteur sur gage cède désormais la place à celle du Juif marchand international ». Bien que des doutes soient émis sur la véracité de la légende dès 1690, une nouvelle phase de diffusion prend place entre 1700 et 1748. Mais si les fils Savary amplifient les références aux Juifs dans Le dictionnaire universel de commerce, l’interprétation bienveillante de Montesquieu dans De l’esprit des lois en 1748 induit une nouvelle donne. Le sixième chapitre met en valeur la place faite par Montesquieu aux Juifs comme « pionniers » du « doux commerce », source de civilisation, les lettres de change apparaissant comme une invention bénéfique, à l’égal de la boussole ou de l’imprimerie. La phase suivante (1748-1775) est celle d’une « bifurcation », entre le relais des théories de Montesquieu dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert et la diffusion des stéréotypes dépréciatifs dans la littérature économique et juridique, tout en faisant une place au doute sur la véracité de la légende. Lors d’une quatrième phase (1775-1791) la légende ressurgit à la faveur des débats sur l’émancipation, dont le théâtre est cette fois, le Nord-est de la France, où les Juifs sont plus nombreux, plus pauvres et plus marginalisés que dans le Sud-Ouest. Dans un contexte de tension, les plaidoyers pour l’égalité juridique n’empêchent pas l’association des Juifs à l’usure et la confusion entre le prêt d’argent et le crédit commercial. Cette confusion persiste y compris chez les lauréats du concours de Metz, en 1785, dont l’abbé Grégoire, à tel point que « les Juifs cessèrent de revendiquer leurs droits au nom de leur utilité dans le commerce ». Les « vertus du commerce » ne sont plus évoquées pas les défenseurs des Juifs, ce qui incite, selon Francesca Trivellato, à mettre en cause « les effets émancipateurs du commerce » si souvent soulignés dans l’historiographie récente. 

Le septième chapitre confirme ce constat : la diffusion de la légende en Europe et la force des stéréotypes liant les Juifs et le crédit suggèrent que les attitudes ne furent pas plus positives à l’égard des Juifs dans les pays au développement économique soutenu, comme la Grande-Bretagne et les Provinces-Unies ; « les compétences commerciales des Juifs ne servirent [pas] d’aiguillon à la défense de leur émancipation ». La légende traverse le XIXe siècle, elle gagne même du terrain dans « les grands récits sur la naissance du capitalisme » alors que se déploie la science historique comme le détaille le huitième chapitre, centré sur Marx, Sombart et Weber et leur réélaboration du cliché à l’aune non plus de la moralité du crédit, mais des effets du capitalisme industriel. Un sursaut des historiens médiévistes dans l’entre-deux-guerres a bien lieu, pour contrer l’effacement du Moyen Âge de la modernité économique, mais il s’accompagne d’une éviction des Juifs de leur récit, pour éviter les stéréotypes, non sans aboutir à séparer « l’histoire des Juifs de l’histoire générale ». 

C’est sur ce carrefour entre l’histoire et l’historiographie que Francesca Trivellato clôt sa démonstration : bien que la légende a cessé d’être relayée dans l’histoire et dans la science économique au cours du XXe siècle, elle s’est aussi effacée comme un impensé de l’histoire alors que l’antisémitisme prospérait sur les stéréotypes associant Juifs et capitalisme. Le dernier processus en jeu est le cloisonnement de la science historique en champs disciplinaires, séparant l’économique du culturel, rendant ainsi impossible l’analyse des représentations dans l’économie, mais aussi l’histoire des Juifs comme partie prenante de l’histoire économique, jusqu’au tournant impulsé par le livre de Jonathan Israel en 1985, European Jewry in the Age of Mercantilism, 1550-1750

Pour l’historienne, si l’histoire économique des Juifs a connu depuis un développement certain, il reste que l’analyse conjointe des pratiques et des discours constitue de nos jours un défi. Alors que la multiplication des études sur les activités commerciales des Juifs a incité certains chercheurs à y voir les prémisses de l’émancipation, Francesca Trivellato conclut son livre sur « les limites du marché comme moteur de tolérance et d’égalité ». Pour l’autrice, si les Juifs et les non-Juifs ont fait l’expérience de la communication dans la sphère économique, cette coexistence séculaire n’a pas empêché le succès des stéréotypes antisémites liant les Juifs, le crédit et le capitalisme. Ce constat, assez déstabilisant pour les historiens des Lumières sensibles à la valeur civilisatrice de l’échange, s’inscrit dans les analyses actuelles qui soulignent, par exemple, dans l’histoire des savoirs, la vigueur des rapports de domination, d’exclusion et d’effacement de catégories d’acteurs, alors même que leurs pratiques exprimaient la richesse et les promesses d’un dialogue.

Pour citer cet article

Liliane Hilaire-Pérez, « Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, un livre de Francesca Trivellato », RevueAlarmer, mis en ligne le 4 juillet 2023, https://revue.alarmer.org/juifs-et-capitalisme-aux-origines-dune-legende-un-livre-de-francesca-trivellato/

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