Pour le plus grand nombre, le couple Artur et Lise London est synonyme de l’Aveu, ce récit du procès Slánský par l’un de ses accusés, ainsi qu’un réquisitoire contre la mécanique des procès staliniens et l’engrenage des dénonciations et des auto-dénonciations – des aveux – qui en faisaient le cœur. Artur London écrit son livre en 1968, au moment même où à Prague se déroule ce printemps qui rêvait d’un « socialisme à visage humain » et le publie quelques mois après que les chars soviétiques ont brutalement refermé cette parenthèse de liberté le 21 août 1968. Adapté au cinéma par Costa-Gavras, un an plus tard, le couple est incarné à l’écran par Yves Montand et Simone Signoret qui à l’instar des London ont longtemps été des compagnons de route fidèles du parti communiste. Le livre a eu en France un retentissement considérable, à la hauteur de la dénonciation implacable des rouages de la répression stalinienne, même si, au départ, le film comme le livre ont été très mal accueillis par la gauche française.
Artur London, L’Aveu. Dans l’engrenage du procès de Prague, Paris, Gallimard, coll. Témoins, 1968.
Le Parti communiste français a accueilli le livre d’abord de manière gênée, puis avec agressivité. La gauche non communiste, de son côté, n’appréciait pas l’attachement viscéral d’Artur London à l’idéal communiste. C’est seulement en 1976, que Jean Kanapa, alors bras droit de Georges Marchais, lève la condamnation du livre, Artur London, Aux sources de l’Aveu, présenté par Lise London, Paris, Gallimard, coll. Témoins, 1997, p. 10
Artur London, vice-ministre des Affaires étrangères, arrêté en janvier 1951, est l’un des 14 accusés du Procès dit du « Centre de conspiration contre l’État dirigé par Slánský » qui s’est déroulé à Prague du 20 au 27 novembre 1952. Au cours de ce procès, chacun des accusés a reconnu publiquement sa culpabilité. Condamné à la prison à perpétuité à l’issue du procès, il a été incarcéré jusqu’en 1956. Au cours de sa détention, entre décembre 1953 et 1954 il a fait passer à sa femme des notes. Il a ensuite rédigé un long document pour revenir sur ses aveux et plaider sa cause. Libéré en 1956, il a pu s’installer en France à partir de 1963.
La dimension antisémite du procès dans lequel Artur London est l’un des accusés est à comprendre dans le cadre d’une campagne de répression globale (au sein du Komintern) orchestrée depuis l’Union soviétique et dirigée contre les « ennemis et les traîtres », « les complotistes titistes » ou « les ambassadeurs de l’impérialisme occidental », qui se seraient infiltrés au cœur de l’État, comme c’est aussi le cas pour le procès de Laszlo Rajk en Hongrie en 1949. En premier lieu, le procès Rajk comme le procès Slánský sont des procès visant une épuration politique à l’intérieur du Parti communiste, dans les sphères les plus hautes du pouvoir. En même temps qu’Artur London, sont arrêtés, entre autres, Karel Svab, Bedrich Reicin, Rudolf Margolius et Vladimir Clementis, ministre des Affaires étrangères. Rudolf Slánský n’est nul autre que le secrétaire général du parti communiste tchécoslovaque. Ils sont arrêtés et torturés pour qu’une affaire puisse être montée contre eux afin de justifier l’épuration politique. Le fait que 11 accusés sur 14 soient juifs n’est pourtant pas le fruit du hasard. Afin de justifier un prétendu complot impérialiste mais aussi sioniste à la tête de l’État tchécoslovaque, tout est fait par la sécurité d’État tchèque pour que le plus de Juifs possibles soient associés à cette affaire et pour faire avouer à Slánský qu’il est à la tête d’une conspiration sioniste. En plus de monter en secret une affaire falsifiée de complot sioniste, le procès Slánský, au cours duquel la judéité des accusés est présentée comme si elle constituait leur seule identité – celle d’étrangers à la nation – est un moment d’expression d’un antisémitisme plus général dans la société tchécoslovaque – comme cela sera le cas en URSS pendant l’affaire dite des blouses blanches. C’est notamment sur la question de la répercussion du procès que nous avons voulu revenir au cours de cet entretien avec Françoise London, fille aînée d’Artur et Lise London.
Voir Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs, PUF, Paris, 2001.
Tout cela est montré admirablement dans le film de Ruth Zylberman Le Procès – Prague 1952 dont le titre nous renvoie inévitablement à l’arbitraire de la justice, à la brutalité bureaucratique et aux conditions de l’arrestation qui occupent les premières lignes du roman de Franz Kafka : « On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin ». Grâce à des images d’archives du procès retrouvées en 2018, le film montre les visages de ces hommes abattus, meurtris qui, quelques mois plus tôt, étaient à la tête de l’État tchécoslovaque. Par une logique échappant à la raison, ces hommes qualifiés de « traîtres trostkistes-titistes-sionistes, ennemis du peuple tchécoslovaque » se retrouvent sur le banc des accusés. Chacun, l’un après l’autre, avoue sa culpabilité. Dans l’extrait du film où Rudolf Slánský avoue ses crimes, on est troublé par cet homme forcé à prononcer de lui-même le verdict qui va le conduire à la mort. Ou encore, par celui où Artur London, militant communiste de la première heure, explique qu’il a participé à cette conspiration parce qu’il a grandi dans un milieu bourgeois, « étranger au peuple travailleur ».
L’ensemble de ces archives se trouve en ligne et non traduit sur ce site : https://www.nacr.cz/en/for-public/research-room/digital-research-room-archival-records-on-line/political-trials/slansky, page consultée le 5 décembre 2022. Sur ce procès, voir Françoise Mayer « Sources filmiques des procès Horáková et Slánský. De l’occultation à la valorisation (1950-2020) », Cahiers du monde russe, vol. 61, no. 3-4, 2020, p. 317-348.
On peut voir un autre extrait dans le film d’Albert Knobler, « Le bonheur dans vingt ans », Doriane Films, 1971.
Dans son film, Ruth Zylberman choisit de s’intéresser à ces « coupables qui clament leur culpabilité » et de revenir sur le mécanisme de l’aveu à l’appui des archives des interrogatoires. Le film nous fait nous approcher au plus près de ces hommes devenus parias, broyés par un État dont ils étaient des fidèles partisans. Il s’intéresse à l’histoire de ce procès à hauteur d’hommes et d’enfants et c’est aussi dans cette perspective que nous avons choisi de faire cet entretien avec Françoise London.
Pouvez-vous nous parler de vos familles maternelle et paternelle, celles des parents de Lise Ricol-London et d’Artur London ?
Mon grand-père Frederico est né en 1884 dans la Province de Teruel. Vers 16 ans, il est venu en France pour rejoindre ses deux frères aînés qui travaillaient sur des chantiers. Il travaillait comme mineur à la barre à mine.
Ma grand-mère, Francisca, était aussi aragonaise. Autour de 10 ans, elle a été placée comme niñera, comme nounou. Elle s’occupait d’enfants dans une famille bourgeoise à Saragosse. Puis, un peu plus âgée, elle est entrée comme bonne dans un monastère de bonnes sœurs. Elle est venue en France en 1910 rejoindre mon grand-père, qui a travaillé dans des mines de plomb argentifère à Cogolin en 1913, à côté de Saint-Tropez, puis dans la Haute-Loire et enfin à Montceau-les-Mines, où est née ma mère, Lise, en 1916.
À la maison, on parlait espagnol, mais moi je répondais en français. Ma grand-mère parlait très bien français, mon grand-père non. Mais il a appris à lire tout seul dans L’Humanité. Il était dans des syndicats anarchistes avant même la création du Parti communiste français en 1920. Ma grand-mère, elle, catholique n’a jamais adhéré au Parti. Ils n’ont jamais été naturalisés en France et sont restés espagnols jusqu’au bout. En 1936, quand la guerre civile a commencé, ils auraient pu conserver leur statut d’immigrés économiques, mais comme ils se sont déclarés républicains espagnols, cela leur a valu les pires ennuis, en particulier de devoir demander une prolongation de leurs papiers tous les six mois durant toute leur vie.
Ma grand-mère n’est jamais retournée en Espagne. Mon grand-père lui y est retourné deux fois : à la mort de son père et à la mort de son beau-père. Ce sont eux, pépé et mémé qui se sont occupés de nous pendant que nos parents militaient, tractaient, étaient en prison ou étaient déportés.
De l’autre côté, ce que je sais, c’est que mon grand-père qui s’appelait Emil London venait de Bohême d’une famille nombreuse de neuf enfants. Et tous les garçons de cette famille, les aînés, sont allés à un moment donné en Amérique, comme ça se faisait à l’époque, quand on venait d’un tout petit pays. C’est là qu’il a rencontré ma grand-mère. Lui, était un juif tchèque et elle était une juive slovaque, hongroise. Elle travaillait comme cuisinière dans une maison, une maison bourgeoise, comme on dit. Ils se sont mariés à New York. Emil London avait travaillé à Détroit, chez Ford. Plus tard, ils ont décidé de revenir en Europe pour se présenter mutuellement leur famille. Ils sont arrivés en Bohême quand la guerre de 1914 a éclaté et mon grand-père a été mobilisé. Il avait déjà été syndicaliste aux États-Unis. Alors, à la fondation du Parti communiste tchécoslovaque, dans les années 1920, il a tout de suite adhéré.
Mon père, Artur London est né en 1915 à Moravská Ostrava en Moravie du Nord. Il a beaucoup milité, déjà très jeune. Il allait avec son père à toutes les grandes manifs. Il avait été marqué par les manifestations pour Sacco et Vanzetti. À 15 ans, il a fait sa première prison après avoir été arrêté à une manifestation, remis à son père contre une amende. Mais ensuite il est tombé tuberculeux et le Secours Rouge tchèque l’a envoyé à Moscou pour se soigner alors qu’il avait 18 ans. Il est donc arrivé à Moscou où il a été enregistré au Kim, (Jeunesses tchécoslovaques auprès de l’Internationale communiste des Jeunes).
Que pouvez-vous nous dire des années 1930 et des années de guerre ?
C’est en 1934, à Moscou que mes parents se sont rencontrés. Ma mère y avait été envoyée comme dactylo par le Parti communiste français. Elle est rentrée en France en 1936, mon père a pu partir un an plus tard, avec beaucoup de difficultés. La période des grands procès avait commencé. Après le coup d’État de Franco, maman s’occupait du Bureau des brigades internationales. Et elle est partie en septembre 1936 en Espagne où mon père l’a rejoint en 1937, tous les deux engagés dans les brigades internationales. Ils sont rentrés, elle en 1938, enceinte de moi et lui en 1939. Après la défaite républicaine, ils ont aidé les anciens des brigades et les républicains espagnols qui étaient réfugiés en France. Ma mère s’occupait des femmes et des enfants qu’on enfermait alors dans toutes sortes d’institutions, comme des asiles psychiatriques. Mon père militait à la MOI (Mouvement ouvrier immigré) et il s’occupait des antifascistes internés dans les camps français. Nos parents, qui ne pouvaient pas s’occuper de moi, m’avait confiée à mes grands-parents qui habitaient dans un HBM à Ivry.
Dans mon enfance, jamais je n’ai eu d’expérience de l’antisémitisme, dans la famille on ne parlait pas de juif, je ne savais pas que mon père était juif. Je ne suis même pas sûre que mes grands-parents Ricol savaient que mon père était juif. Tout le monde était accueilli chez mes grands-parents, quelle que soit son origine. Tout simplement, la question de l’origine ne se posait pas. C’est seulement en arrivant à Prague, lorsqu’on a mis mon père en prison, que j’ai fait l’expérience de l’antisémitisme.
Pendant la guerre, en France, je n’ai pas été persécutée en tant que juive, car à l’état civil mon nom était Françoise Ricol, mes parents n’étant pas mariés. Je n’ai été reconnue par mon père qu’en 1943, en même temps que mon frère Gérard, né cette année-là. Mais en France, on ne savait pas que London était un nom juif, il était tchécoslovaque. C’est seulement à Mauthausen où mon père a été déporté politique, après son arrestation en tant que résistant, qu’un kapo polonais s’est interrogé sur ce nom et que l’organisation interne de résistance du camp l’a caché pour le protéger de ce kapo.
C’est après la guerre que j’ai su que toute la famille de mon père avait été déportée, certains à Theresienstadt et ensuite exterminés Auschwitz, mais aussi à Treblinka. Ça, Treblinka, je ne l’ai su que très récemment. Dans ma famille, les déportés étaient tous des politiques, mais aussi tous leurs amis qui venaient à la maison et qui revenaient des camps. Toute mon enfance, j’ai entendu parler des histoires de kapos, mais aussi des Polonais et des Ukrainiens, et pas en bien. Par ma mère, j’avais entendu parler de petites filles juives qu’on faisait chanter parce qu’elles chantaient bien dans le kommando de Buchenwald où elle été envoyée. Mais quand j’entendais parler de petites filles juives, c’était comme des petites filles blondes ou brunes. Pour moi, elles avaient été déportées, mais il n’y avait pas une spécificité juive.
Quels sont vos souvenirs de Prague et du procès Slánský ?
Mon père est parti pour Prague à l’hiver 1948-49 au moment de Noël. Il était retourné en Tchécoslovaquie contraint et forcé. Comme papa était tuberculeux et qu’en France on manquait de pénicilline, il a été envoyé en Suisse chez Jean Vincent, le secrétaire du parti du travail suisse. Là, il a été soigné. Avant d’être envoyé en Suisse, il avait demandé sa naturalisation française. Mais comme la guerre froide commençait, on lui a refusé son visa de retour en France et très vite il n’a plus eu de visa suisse non plus. Il n’avait plus d’endroit où aller… alors il est retourné en Tchécoslovaquie, même s’il n’y avait plus de famille, car tout le monde avait été exterminé, sauf deux cousines.
Nous, on est arrivé à Prague en 1949. On venait des HLM d’Ivry où on était très heureux avec tous les copains et toutes les copines. On était très politisés. En arrivant à Prague, je ne parlais pas un mot de tchèque et j’étais la plus jeune de ma classe. Au début d’ailleurs, quand on m’a mise à l’école, je lisais des livres français cachés sous mon pupitre parce que je m’emmerdais. Je ne comprenais rien. Et puis, n’oubliez pas que les autres ils avaient fait quatre ans de russe.
Mon père avait été nommé vice-ministre des Affaires étrangères. Ma mère travaillait à la radio tchèque en langue française. Mon grand-père faisait du jardinage. Au-dessus du garage, il y avait une espèce de terre non cultivée, alors il s’est mis à cultiver des légumes.
Le dimanche où il a été arrêté, mon père était parti chercher les journaux L’Humanité pour pépé et Vaillant pour nous. C’était juste après les fêtes de Noël. Michel, mon petit frère avait un an. Mon père a pris la petite Citroën. Il n’est jamais revenu. Nous, les enfants on nous a dit qu’il était parti en mission. On a été expulsés de notre maison. Ma mère a alors été envoyée travailler à l’usine, une usine de rénovation de voitures où elle était correctement traitée. Mais elle en a été chassée, et dans la deuxième usine, elle a eu beaucoup de mal. D’un seul coup, on ne voyait plus personne, sauf la famille de Vavro Hajdu, un des accusés du procès ainsi que les deux cousines de mon père et leur famille.
Militant du Parti communiste tchèque, il est vice-ministre des Affaires étrangères au moment du procès. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il est libéré en 1956.
Et l’antisémitisme en avez-vous pris conscience ?
C’est quand mon père a été arrêté et que cela a commencé à se savoir, à l’école, j’entendais : « juive » et du jour au lendemain c’est devenu « sale juive ». On nous avait expulsés de notre maison dans un endroit qui était très loin de l’école. Puis, on a voulu me virer de l’école au prétexte qu’elle était trop loin. Mais j’ai réussi à y rester. C’est au début du procès, lorsque j’ai vu les articles qui titraient : « Grand procès contre l’espionnage », « Grand procès contre la République » et à côté des noms des accusés, j’ai vu le mot juif accolé. Le basculement a eu lieu à ce moment-là. J’ai lu tous les noms Slánský, Geminder, je connaissais leurs noms, je les connaissais, et je vois Artur London, juif. C’est ce jour-là que ma mère, elle aussi, a compris les charges contre les accusés. Elle était décomposée. On lui avait expliqué que l’arrestation, c’était simplement pour vérifier certaines choses pour aider le Parti, mais personne ne lui avait dit qu’il y aurait un procès. Ça nous est tombé comme une chape sur la tête. Le verdict du procès on l’a entendu à la radio en novembre 1952. Il y avait nous et la famille de Hajdu autour d’un poste de radio. Mon père a été condamné à la perpétuité. Comme il était vice-ministre et que son ministre des affaires étrangères avait, lui, été condamné à mort, c’est peut-être pour ça qu’il a échappé à l’exécution. Il fallait quand même que ce procès semble un peu humain, comme ils avaient déjà condamné à mort les ministres, les vice-ministres en ont peut-être bénéficié.
Bedřich Geminder, alors chef de la section internationale du secrétariat du Parti.
Les profs et la direction de l’école étaient assez ignobles avec moi après le procès, le seul qui était correct était le prof d’éducation civique. J’ai fini l’école obligatoire à 14 ans et on a voulu me faire signer un engagement socialiste de cinq ans pour partir en Bohême du Nord pour être maçon ou ferblantier. À la place, je suis allée voir le directeur d’un centre d’apprentissage du métier d’ajusteur-outilleur où devait aller se former une camarade de classe qui ne pouvait pas s’y rendre. Cette expérience à l’usine, même si je devais me lever à 3h30 du matin pour être à 5h45 à l’usine, a été la meilleure période de ma vie à Prague, parce que là je n’étais plus la sale juive, j’étais la fille comme tout le monde. Les ouvriers étaient gentils avec moi, ils me rassuraient en me disant que mon père n’avait pas été exécuté. Que c’était un bon signe.
Mon père a été enfermé d’abord à Ruzyn, une prison près de l’aéroport de Prague et ensuite il a été envoyé dans la forteresse Leopoldov en Slovaquie, qui date de l’empire austro-hongrois. On les a tous mis là-bas, un lieu horrible où il s’est retrouvé avec les fascistes slovaques qui avaient tué l’oncle de papa à la hache ou les collabos tchèques. Ils étaient à Leopoldov bien tranquilles.
Nous avons pu le voir longtemps après le procès, à la fin du printemps 1953, en présence d’un flic, ma mère et les trois enfants, moi, Gérard et Michel, né en 1950. J’étais chargée de l’occuper, tandis que mes frères de faire tout le bruit possible pour que mes parents puissent se parler. Moi je racontais à ce flic toutes les blagues antisocialistes que j’entendais et mes frères se battaient comme des chiffonniers. Pendant ce temps, mon père a pu expliquer à ma mère que tout ce qui avait été dit au procès était faux et qu’il fallait absolument qu’elle quitte la Tchécoslovaquie avec nous et qu’il puisse commencer à se battre pour demander une révision du procès et rétablir la vérité. Au cours de deux autres visites que nous avons eu le droit de lui faire, il lui passait les petits manuscrits qui ont été les sources de l’Aveu.
Comment s’est passé votre retour en France ?
C’est à l’automne 1954, qu’on a été rapatriés à Paris. C’est mon oncle Raymond Guyot, qui nous a logés chez lui, place de la République. À mon arrivée, on m’a inscrite à l’école de la métallurgie féminine, puis j’ai commencé comme stagiaire au laboratoire GTC, un laboratoire de cinéma. Mon rêve c’était de devenir astronome ou archéologue, mais j’étais contente de travailler dans le cinéma.
Mari de Fernande, la sœur aînée de Lise, Raymond Guyot, est membre du bureau politique du Parti communiste français au moment du procès. Après avoir vécu à Moscou, il avait été parachuté en France par les Britanniques pour rejoindre la Résistance, argument utilisé au moment du procès pour l’accuser d’espionnage.
Mon père a été libéré en mars 1956. Ma mère et mes frères l’ont rejoint à Prague en 1956 et moi, je suis restée avec mes grands-parents. Mes parents sont rentrés en France dans les années 1960.
Et depuis ?
Si je pense à mon identité, je me sens très française, mais le côté chéri, aimé, c’est le côté espagnol, l’identité juive compte pour moi, même si je ne connais rien aux fêtes. Une partie de moi se sent très juive. Mon père, pour son enterrement, a demandé un kaddish laïque, c’est Alexandre Adler qui a dit le kaddish. Il avait été élevé dans le judaïsme du côté de sa mère qui faisait les fêtes traditionnelles. Mais lui, c’est au camp et à Prague que sa judéité l’a rattrapé. À Paris, après son retour, sa judéité était marquée par la nourriture et tous les mets qui lui rappelaient ce qu’il mangeait quand il était enfant.
Artur London est décédé en 1986.
La guerre actuelle en Ukraine me fait revenir par flash des souvenirs de la guerre, celui de l’exode pour aller à Carisey, puis à Chamarande plus près de Paris. Je servais d’alibis à ma mère pour des rendez-vous clandestins, au Jardin des plantes par exemple, ou rue Lauriston où ils avaient une planque ou dans le métro où une fois, j’ai traité les Allemands de « sale boche » et où un monsieur s’est adressé à ma mère en lui disant : « Madame attention les enfants ça peut être dangereux ».
C’est important de reparler de L’Aveu nos jours. C’est toujours d’actualité. Le film a été restauré à la cinémathèque et lors de sa projection, il y avait un monde fou dans la salle. C’est bon signe.
Pour citer cet article
Marie-Karine Schaub et Lisa Vapné, « Le Procès de Prague de 1952. Entretien avec Françoise London », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 décembre 2022, https://revue.alarmer.org/le-proces-de-prague-de-1952-entretien-avec-francoise-london/