L’image est l’une des plus célèbres de l’histoire du sport : deux athlètes noirs, Tommie Smith et John Carlos, lèvent silencieusement leur poing ganté sur le podium. La scène a lieu le 16 octobre 1968, à l’issue de la finale du 200 mètres masculin des Jeux olympiques de Mexico, qui a vu Smith remporter la course et Carlos terminer à la troisième place. Entre les deux, s’est glissé un Australien blanc, Peter Norman, que l’on n’attendait pas nécessairement à pareille fête avant la compétition. Il se tient droit, immobile, mais affiche discrètement sa solidarité avec ses deux rivaux en portant un badge à la poitrine. Les photographies prises ce jour-là dissimulent au spectateur d’aujourd’hui deux éléments essentiels, qui font partie intégrante du rituel olympique : le drapeau américain que les deux athlètes, en baissant la tête, refusent de regarder, et l’hymne du pays, The Star-Spangled Banner, qui retentit au même moment dans le stade. Par leur geste, Smith et Carlos dialoguent silencieusement avec ces symboles de la nation, instaurant une distance voire une rupture par rapport à eux. Le poing levé à la face du monde leur oppose un contre-symbole, celui du Black Power.

Cette image demeure inintelligible si l’on n’a pas en tête le contexte pour le moins tumultueux dans lequel elle s’inscrit. Les deux hommes offrent, durant les quelque deux minutes de cérémonie, un concentré de l’histoire africaine-américaine des années précédentes. Pendant la décennie écoulée, le mouvement pour les droits civiques a atteint son apogée et obtenu d’importantes victoires législatives. Deux en particulier méritent d’être citées : le Civil Rights Act de 1964, qui interdit toute ségrégation légale, et le Voting Rights Act de 1965, qui s’oppose à toute entrave au droit de vote, en particulier celui des Noirs du Sud des États-Unis. Néanmoins, ces années de luttes, de manifestations, de sit-ins, de boycotts ont laissé des traces profondes au sein même du mouvement. La stratégie non violente, incarnée par Martin Luther King, est de plus en plus contestée par la jeune génération, souvent étudiante. Celle-ci constitue la principale force vive du mouvement et donc aussi la plus exposée aux violences des policiers ou des membres du Ku Klux Klan. La multiplication de graves émeutes urbaines dans les ghettos du Nord et l’Ouest du pays à partir de 1964 donne aussi aux militants le sentiment d’être inaudibles auprès de cette population déshéritée, alors que le mouvement s’était jusqu’ici concentré sur le racisme du Sud.
Ces divergences tactiques éclatent véritablement en 1966 durant une marche qui réunit les principales organisations noires dans le Mississippi (la Marche contre la peur). À l’occasion d’un discours prononcé devant un public fourni, Stokely Carmichael, longtemps proche de King, appelle à conquérir le « pouvoir noir », un mot d’ordre plus revendicatif que celui que défend le pasteur, « Freedom Now ». Davantage slogan que programme politique, le Black Power séduit justement par son caractère à la fois vague et prometteur. Plus encore que Carmichael, c’est Malcolm X, assassiné l’année précédente, qui constitue la principale inspiration des déçus de la non-violence. « Brother Malcolm », comme l’appellent affectueusement les militants, n’en appelle pas ouvertement à la violence armée mais réclame le droit de répliquer en cas d’agression. Lors des meetings, leaders et partisans du Black Power brandissent le poing, renouant plus ou moins consciemment avec la gestuelle antifasciste des années 1930.
Le poing levé de Smith et Carlos tire en grande partie sa célébrité d’avoir su traduire en une image mémorable, stylisée, l’esprit d’une époque que ce terme de Black Power résume de façon commode. Il n’était pas dit que l’esprit contestataire se diffuserait jusque dans le monde du sport, traditionnellement assez hermétique aux mouvements sociaux. Cela s’est fait en trois étapes, avec pour point de départ le sport universitaire. Dans un premier temps, à l’automne 1967, des étudiants noirs de l’université d’État de San Jose (Californie) fondent un syndicat étudiant (le United Black Students for Action) pour défendre leurs intérêts. La mobilisation de San Jose a ceci de particulier que le sport y tient une grande place, à la fois dans les revendications – par exemple la demande de recrutement d’entraîneurs noirs – et parmi les étudiants protestataires. Un en particulier, Tommie Smith, est un athlète de niveau mondial. L’administration de l’université, soucieuse d’éviter que la situation ne s’envenime, prend rapidement des mesures allant dans leur sens.
Dans un deuxième temps, forts de ce succès, plusieurs athlètes noirs de San Jose et leur jeune enseignant en sociologie, Harry Edwards, ambitionnent de changer d’échelle et d’apporter leur contribution à la lutte pour l’égalité. Pour cela, ils fondent une nouvelle organisation, l’Olympic Project for Human Rights (OPHR), qui propose un boycott noir des Jeux olympiques de Mexico qui doivent avoir lieu un an plus tard. Ou plutôt, il s’agit d’obtenir des avancées, en échange de quoi la menace de boycott ne doit pas être mise à exécution. Parmi les exigences de l’organisation, on trouve par exemple la démission du président du Comité international olympique (CIO), Avery Brundage, accusé de racisme, ou encore la restitution du titre de champion du monde de boxe poids lourds à Muhammad Ali, perdu depuis qu’il a refusé de s’enrôler au Vietnam. Dans les faits, la menace de boycott a peu de chances d’aboutir mais, sur le plan médiatique, la manœuvre réussit et la question tient en haleine la presse nationale et locale. Elle gagne néanmoins en crédibilité en février 1968, lorsque le CIO décide de convier l’Afrique du Sud aux Jeux, elle qui avait été exclue en 1964 pour cause d’apartheid. Les athlètes noirs de l’OPHR se joignent alors à trente-deux pays africains qui menacent de faire défection. Le CIO finit par faire machine arrière deux mois plus tard. L’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, contribue aussi à instiller le doute. Les athlètes seraient-ils prêts à renoncer à leurs rêves olympiques pour lui rendre hommage ? Finalement, le boycott s’effiloche lentement, jusqu’à ce que le renoncement soit officialisé, un mois avant le début des Jeux. Liberté est laissée à chaque athlète d’agir à sa manière, une fois la compétition commencée.
Le poing levé constitue la troisième étape. Tommie Smith et John Carlos – ce dernier ayant rejoint l’université de San Jose et l’OPHR en cours d’année –, avaient compté parmi les plus engagés en faveur du boycott, tout en continuant à s’entraîner au cas où. La cérémonie de remise des médailles est un moment particulièrement propice à l’expression politique, mais encore faut-il terminer parmi les trois premiers. Ce n’est qu’une fois la performance accomplie que Smith et Carlos élaborent plus en détails leur mise en scène, pendant les quelques dizaines de minutes qui les séparent du moment fatidique. L’Australien Peter Norman, mis dans la confidence, soutient sans réserve leur initiative et accroche à sa poitrine le badge de l’OPHR. Membre d’une famille engagée dans l’Armée du salut, il est sensible à la cause aborigène et, plus généralement, à la question du racisme. C’est aussi lui qui suggère aux deux athlètes de se partager la seule paire de gants noirs dont ils disposent, raison pour laquelle Smith lève le bras droit et Carlos le bras gauche.
Pourquoi des gants ? Interrogé le lendemain sur la chaîne ABC qui retransmet les Jeux, Tommie Smith indique qu’il s’agit d’une référence à l’unité et au pouvoir noir. Toutefois, la première raison semble avoir été plus prosaïque : il s’agissait de pouvoir serrer la main d’Avery Brundage en gardant la main gantée, au cas où le président du CIO ferait partie du protocole de remise des médailles. C’est finalement lord Burghley, marquis d’Exeter et membre important du CIO, qui s’en charge, ce qui rend la précaution inutile. Lorsqu’arrive le moment de cheminer vers le podium et de monter dessus, les spectateurs remarquent un autre détail : Smith et Carlos n’ont que leurs chaussettes aux pieds. Ils entendent ainsi dénoncer la pauvreté d’une grande majorité des Noirs américains, qui n’ont pas les moyens de s’acheter des paires de chaussures de sport. Smith prend toutefois soin de montrer aux caméras sa paire de Puma, avant de la poser bien en évidence à côté de lui. L’entreprise s’était attirée la sympathie des athlètes africains-américains en leur fournissant gratuitement des chaussures et autres équipements sportifs, malgré les règles de l’amateurisme qui régissaient alors l’olympisme et proscrivaient ce genre de cadeaux.
Le poing levé, la tête baissée et l’absence de chaussures sont les principaux détails. C’est ce qui ressort des articles de presse parus le lendemain et de l’intervention de Tommie Smith sur la chaîne ABC. Il faut que soient publiées les photographies de presse, dans les jours suivants, pour que surgissent d’autres détails faussement anodins, commentés plus tard par les deux athlètes. Ainsi indiquent-ils que le foulard de l’un et le long collier de l’autre font référence au lynchage des Noirs américains. Autre détail encore, la veste ouverte de Carlos est, écrit plus tard ce dernier, un hommage aux ouvriers, noirs et blancs, de Harlem, le quartier qui l’a vu grandir. Précisons enfin que si le poing levé fait référence au Black Power, il ne s’agit pas pour autant, contrairement à que l’on peut parfois lire, d’un hommage ou d’un geste de solidarité envers le Black Panther Party. Cette organisation marxiste, née en 1966 à Oakland (Californie), quelques mois après le discours de Stokely Carmichael, est la plus fameuse de celles que l’on rattache traditionnellement au Black Power, mais elle n’est pas la seule. De nombreux groupuscules éphémères se formaient à l’échelle locale et participaient d’une effervescence politique qui s’était emparée de nombreux quartiers et universités. Quoi qu’il en soit, ni Smith ni Carlos n’étaient des Black Panthers. Un autre contresens courant consiste à dire que les deux champions entendent protester contre la ségrégation. Cette affirmation est trop imprécise : le Civil Rights Act de 1964, qui réaffirmait les principes du XIVe amendement de la Constitution, l’a officiellement interdite là où elle avait une existence légale et officielle, dans le Sud. S’il existe toujours des formes de ségrégation sociale et spatiale, ne serait-ce que dans le domaine du logement, la protestation de Smith et Carlos ne porte pas sur une forme spécifique d’exclusion. En outre, elle a aussi un contenu positif : elle ne critique pas seulement l’ordre existant, mais affirme aussi la puissance transformatrice de la communauté noire.
Dans le stade, ces subtilités échappent au public mais celui-ci comprend, semble-t-il, assez rapidement de quoi il est fondamentalement question. Les applaudissements nourris se mêlent à quelques sifflets, comme on peut l’entendre dans les archives télévisées. Les réactions de la presse étatsunienne, le lendemain, suggèrent que deux interprétations se font face. D’un côté, on loue le courage des deux athlètes qui osent parler en leur nom propre et défendre une juste cause. De l’autre, et c’est l’opinion majoritaire, on déplore à la fois une entorse au protocole olympique et un manque de respect envers le drapeau. Mais les lignes bougent très rapidement car, ce même jour, les deux athlètes sont officiellement exclus du reste de la compétition. Le communiqué est celui du comité étatsunien, mais en réalité c’est bien le CIO et son président Brundage qui imposent leur sanction. Celle-ci n’a pas de réelle portée sur le plan sportif, Smith et Carlos n’ayant plus d’épreuves à disputer. Elle n’en est pas moins humiliante et les bannis prennent rapidement le chemin du retour en Californie. Une partie des journalistes qui avaient pris parti contre leur geste trouvent la décision du CIO trop sévère et fustigent une institution archaïque, qui ne comprend plus son époque. Le reste des athlètes noirs présents à Mexico n’est pas en reste, consterné qu’un geste non violent et empreint de dignité soit traité comme une infamie. Plusieurs d’entre eux, et quelques Blancs, s’approprient à leur tour la cérémonie du podium pour exprimer leur soutien par tel ou tel geste, par exemple le fait de retirer ses chaussures.
L’exclusion contribue à modifier le statut de Smith et Carlos. Elle les transforme en martyrs de la cause noire, célébrés par les militants à leur retour. Les années suivantes s’avèrent toutefois très difficiles, entre courrier haineux et difficultés à trouver un emploi stable. À partir des années 1980, leur situation s’améliore et des hommages officiels commencent à leur être rendus, jusqu’à leur invitation, en 2016, à la Maison Blanche à l’instigation de Barack Obama. La postérité du poing levé n’est pas uniquement institutionnelle. Le joueur de football américain Colin Kaepernick y a recours en pleine élection présidentielle de 2016 pour dénoncer les violences policières envers les minorités. Il pose aussi un genou en terre, en un signe de prière emprunté à Martin Luther King et aux pasteurs qui y avaient eu fréquemment recours durant les années du mouvement pour les droits civiques. Après le meurtre de George Floyd, en mai 2020, la posture est massivement imitée par d’autres athlètes et, plus largement, par les manifestants indignés de par le monde. À l’ère des médias de masse et de l’émotion mondialisée, dont les effets se faisaient déjà sentir à Mexico un demi-siècle plus tôt, le corps est un moyen d’expression parfois plus efficace qu’un discours articulé. Ainsi le poing levé de Mexico n’offre-t-il pas seulement un résumé de son temps. C’est aussi un fragment d’imaginaire global, au carrefour des luttes sociales et du sport.
Bibliographie
BASS Amy, Not the Triumph but the Struggle. 1968 Olympics and the Making of the Black Athlete, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004.
BLUTSTEIN Harry, Games of Discontent. Protests, Boycotts, and Politics at the 1968 Mexico Olympics, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2021.
JULLIARD François-René, « Crise raciale et genèse de l’athlète activiste à San José State College (1967) », 20 & 21. Revue d’histoire, 2024, vol. 163, no 3, p. 151‑164.
MOORE Louis, We Will Win the Day. The Civil Rights Movement, the Black Athlete, and the Quest for Equality, Santa Barbara, Praeger, 2017.
Pour citer cet article
François-René Julliard, « Le poing levé de l’Amérique noire », RevueAlarmer, mis en ligne le 1er juillet 2025, https://revue.alarmer.org/le-poing-leve-de-lamerique-noire/