En France, en Italie ou ailleurs, il est fréquent que certains matchs de football donnent lieu à des manifestations de racisme. Ce sport constitue-il un terrain particulièrement propice à l’expression de préjugés racistes ?
Fabien Archambault : Le sport est une culture de masse insérée dans une société. Il n’y a aucune raison que, s’il y a du racisme au sein de la société, celui-ci ne s’exprime pas à l’occasion des événements sportifs. Néanmoins, ce constat est insuffisant. Dans une autre perspective, l’anthropologue Christian Bromberger avait interprété le racisme qui a cours dans certains matches comme un manichéisme identitaire, dans une enquête publiée au milieu des années 1990. Tout y est bon pour provoquer l’autre, avec un but simple : faire « dégoupiller » l’adversaire pour en tirer profit. Que l’on pense par exemple au « coup de boule » asséné à Marco Materazzi par Zinedine Zidane lors de la finale de la Coupe du monde de football 2006 après que le premier a cherché à provoquer la colère du second. La question serait donc la suivante : le recours à un registre raciste ou antisémite est-il l’expression d’un racisme diffus dans la société qui trouve alors à s’exprimer ? Ou bien ne s’agit-il que de postures visant à provoquer la colère adverse ?
J’en donnerai deux exemples. Le premier est assez célèbre. Dans le quartier de Villa Crespo, dans le centre de Buenos Aires, il y a deux clubs : l’un, l’Atlético Atlanta, a été fondé par des juifs au début du XXe siècle et revendique encore aujourd’hui le statut de club de la communauté juive de la ville : présidé par un juif, il affiche ses liens avec la synagogue de Buenos Aires et entretient des liens sportifs avec Israël ; en revanche, les socios de l’autre club, celui de Chacarita Juniors, qui, selon les historiens Rodrigo Daskal et Julio Frydenberg, sont également majoritairement juifs, ne revendiquent pas cette appartenance identitaire et se réclament plutôt du péronisme au sens large. Lors du derby qui a opposé les deux clubs en 2000, les supporters de Chacarita Juniors sont arrivés au stade en criant : « Chaca arrive par la petite ruelle en tuant des juifs pour faire du savon. » Cela a provoqué un scandale et suscité les protestations de l’ambassadeur d’Israël et des représentants de la communauté juive d’Argentine. En 2012, lors d’un nouveau derby, les supporters de Chacarita Juniors ont récidivé, allant même jusqu’à lancer des savons sur les supporters de l’Atlético Atlanta. C’est à cette occasion qu’ont été édictées, peu après, en Argentine, les premières lois sportives permettant d’interrompre les matchs en cas de cris racistes ou antisémites. Elles s’appliquent alors aussi bien dans le cadre de la justice pénale ordinaire que dans celui de la justice sportive. Ces différents incidents ont suscité une indignation générale et plongé les observateurs de la presse sportive dans une grande perplexité : comment tout cela a-t-il été possible alors que les supporters des deux clubs sont juifs ? L’interprétation « brombergienne » consisterait à dire que les supporters de Chacarita, conscients de la revendication identitaire des supporters d’Atlanta, utilisent l’antisémitisme comme une ressource potentiellement efficace.
Deuxième exemple, mais il y en aurait beaucoup : à Rome, une série d’incidents antisémites sont survenus depuis la fin du XXe siècle. En 1998, les supporters de la Lazio de Rome ont déployé une banderole à l’adresse de leurs adversaires de l’AS Roma : « Auschwitz la vostra patria, i forni le vostre case » [Auschwitz votre patrie, les fours vos maisons]. Puis, en 2017, les laziali ont affiché partout dans la ville une photo détournée d’Anne Frank portant un maillot de la Roma. Dans ce cas, l’interprétation privilégiant le manichéisme identitaire a ses limites. En Italie, le mouvement ultra, au départ très politisé, à gauche et à droite, s’est développé dès les années 1970. Il était donc surveillé par la police depuis une trentaine d’années et les rapports du ministère de l’Intérieur montrent bien comment s’est opérée, à la fin des années 1990, une « libération de la parole » raciste qui reflète l’évolution de la société italienne à cette époque. Le cas de la Lazio, historiquement liée à la droite romaine et au fascisme, est symptomatique. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que la Roma, traditionnellement considérée comme le club de gauche de la capitale, a également eu recours à l’antisémitisme. Comment cela se fait-il ? En réalité, les groupes de gauche réunis dans le Commando ultrà curva sud se sont dissous en 1999, ce qui reflétait l’épuisement du militantisme de gauche au sein du club mais aussi la baisse d’influence de la gauche dans la société italienne. Cela a laissé le champ libre aux groupes d’extrême droite, peu nombreux mais qui sont parvenus à devenir hégémoniques et à susciter une surenchère entre les ultras des deux clubs : qui serait le plus antisémite ? Ici le football est instrumentalisé par des groupes politiques pour faire entendre dans l’espace du stade des discours qui, autrement, seraient inaudibles en-dehors de cet espace.


Loïc Artiaga : S’agissant de ce rapport aux identités, on peut parler d’espace atlantique. Dans le football, on constate en effet une certaine cohérence d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, autour d’un triple processus : le premier est la construction de clubs autour d’identités minoritaires, en particulier en Amérique du Sud avec la formation de clubs de quartier ; le deuxième processus, qui se développe à la fin du XIXe et surtout au XXe siècle, voit la formation d’équipes reflétant une forme d’identité nationale ; le troisième, enfin, est l’intégration des identités minoritaires dans ces nouvelles équipes nationales. On le voit, notamment en France, par l’incorporation heureuse de joueurs dans les équipes nationales : heureuse, parce que les résultats sportifs suggèrent que les différentes vagues de population s’intègrent bien à la population nationale : les joueurs polonais, italiens, espagnols, maghrébins… contribuent, d’une certaine façon, à une réussite nationale. Le football permet ainsi de mettre en scène la coexistence de différentes communautés ; mais c’est en même temps un terrain très favorable à l’expression du racisme et de l’antisémitisme car les multiples identités y sont plus visibles que dans d’autres sports où la possibilité d’avoir des joueurs d’origines diverses est moins forte. Toutefois, les discours racistes se retrouvent ailleurs ; le joueur de rugby Mathieu Bastareaud a témoigné de tous les épisodes de racisme auxquels il a été confronté durant sa carrière, avec des manifestations identiques à celles que l’on voit dans le football, alors même que l’on croyait le rugby mieux protégé : cris de singes, invectives, etc.
Fabien Archambault : Yvan Gastaut a bien montré comment Jean-Marie Le Pen, à l’occasion du championnat d’Europe des nations de 1996, a introduit le thème du joueur « mauvais Français » parce qu’il ne chante pas la Marseillaise. Ce débat n’existait absolument pas auparavant.
Certains sports sont-ils plus à l’abri que d’autres face à ces manifestations de racismes ?
Loïc Artiaga : Aucun sport n’est vraiment à l’abri mais les formes peuvent varier. Le « racisme culturel », selon lequel certains groupes ne pourraient pas s’intégrer du fait de leur culture irrémédiablement différente, tend à remplacer d’autres formes de racisme. À l’origine, le sport est construit pour la performance d’un corps blanc, pour montrer que le corps moderne, le corps qui réussit dans le cadre de la performance mesurable et mesurée, c’est le corps blanc. Sauf que, dans l’ensemble des sports, le corps noir, pour des raisons sociales et non biologiques, se montre aussi performant que le corps blanc. Le racisme biologique ne peut donc plus fonctionner aussi bien au XXe siècle et se trouve ainsi concurrencé par d’autres formes de discours discriminants.
Fabien Archambault : Les sports les plus populaires sont les plus susceptibles de devenir le réceptacle ou le véhicule de conceptions racistes. À la fin du XIXe siècle, l’émergence des joueurs indiens comme Kumar Shri Ranjitsinhji dit Ranji, au sein de l’équipe anglaise de cricket, nous en fournit un exemple. En réaction apparaît le stéréotype de l’Indien paresseux. Ranji est décrit comme fainéant et langoureux, mais cette différence est également esthétisée : cette différence lui offrirait un avantage. À partir du moment où il s’internationalise, le sport devient un espace symbolique où s’affrontent et se comparent les nations. Dès lors qu’il devient une des mesures du classement entre celles-ci, la nécessité de penser l’ordre du monde s’impose. Il faut rendre compte de l’affirmation de la puissance des indigènes ou de l’échec des colonisateurs. L’impensé raciste est toujours possible puisqu’il faut aussi rendre compte de résultats inattendus par rapport à ce qu’on imagine être la juste hiérarchie naturelle de l’ordre des choses.
Loïc Artiaga : Il suffit qu’une figure atypique surgisse pour que soit thématisée la question des différences raciales. Prenons le golfeur Tiger Woods, champion noir dans un sport où dominent traditionnellement les Blancs. Comme l’époque ne permet plus de penser biologiquement les différences raciales, on en vient aux commentaires sur les choix tactiques voire sur les modes de vie : oui, Tiger Woods est un grand champion mais, en dehors du golf, il ne se comporte pas très bien, et ce n’est sans doute pas un hasard puisqu’il est noir. Le commentaire raciste sert des préjugés qui permettent de conserver une certaine hiérarchie en nourrissant une forme d’ethnoculturalisme.


Tiger Woods sur la une du New York Post, le 30 mai 2017, à la suite de son arrestation pour conduite en état d’ivresse. Source : compte X du New York Post.
Pourriez-vous revenir sur la façon dont le racisme dit scientifique a pu, ou non, nourrir les imaginaires racistes dans le monde sportif ?
Fa Archambault : Des débats apparaissent assez tôt sur le caractère naturel des performances. En 1904, des « Journées anthropologiques » sont organisées en marge des Jeux olympiques de Saint Louis (Missouri). Les participants étaient notamment des Indiens d’Amérique. L’objectif était de mesurer la réalité du mythe du « bon sauvage » qui, plus proche de l’état de nature selon certains anthropologues, accomplirait des prouesses physiques. N’ayant pas reçu d’entraînement spécifique, leurs performances s’avèrent médiocres Dans une perspective évangélisatrice, la YMCA tiendra à ce sujet un discours égalitariste : « Si on leur donne les moyens de s’entraîner comme des Blancs, ils deviendront aussi forts que des Blancs ».
On retrouve ces débats autour d’une hiérarchie raciale naturelle au moment des Jeux de Berlin (1936), lorsque Jesse Owens remporte quatre médailles d’or, ce qui ne perturbe pas outre mesure les nazis pour qui le sprinter noir était plus proche de l’état de nature et donc nécessairement plus performant. Aux États-Unis, certains tentent d’expliquer scientifiquement cette supériorité, en affirmant que les Noirs auraient un os de la cheville différent qui leur permettrait de courir plus vite. William Montague Cobb, le premier docteur noir en anthropologie physique, étudie la cheville d’Owens et conclut à sa « normalité » et donc à la non pertinence de cette question.

Jesse Owens (au centre) sur la première place du podium de l’épreuve de saut au longueur, durant les Jeux olympiques d’été de Berlin, en 1936. Source : Bundesarchiv, Bild 183-G00630, via Wikimedia Commons.
Pour revenir à ce qui a été évoqué plus tôt, ne s’agit-il pas d’une lecture rétrospective ou d’une montée en généralité excessive que de dire : « Le sport est construit pour un corps blanc » ?
Loïc Artiaga : Non, pas dans le cas des États-Unis en tout cas. Il existait des ligues sportives séparées ; les confrontations entre boxeurs blancs et noirs pour le championnat du monde des poids lourds y ont longtemps été interdites. L’une des grandes victoires du premier Noir champion des poids lourds, Jack Johnson, provoque des émeutes (1910). Face à lui, se sont dressés des « grands espoirs blancs » (« Great White Hopes ») partis à la reconquête du titre. Cette idée court pendant tout le XXe siècle et perdure encore aujourd’hui. Par exemple, Connor McGregor, qui a été le grand champion de MMA des années passées, a été défini comme un « Great White Hope ». Toutefois, cela ne veut pas dire que les communautés noires n’ont pas leur propre histoire du sport, mais celle-ci est un peu différente. C’est ce qu’a bien montré Nicolas Martin-Breteau : chez les élites noires américaines, le sport a été associée à la conquête d’une forme de dignité.
François-René Julliard : Deux événements de la fin du XIXe siècle aux États-Unis peuvent expliquer en quoi le sport est effectivement conçu pour des corps blancs. D’une part, la ségrégation qui se met en place dans le Sud à partir de la fin des années 1870 et dont le caractère constitutionnel est confirmé en 1896 par l’arrêt de la Cour suprême Plessy v. Ferguson ; et d’autre part, l’affirmation de l’importance de l’activité physique, dans un contexte où les élites blanches sont de plus en plus urbaines, de plus en plus sédentaires et où la crainte de la dégénérescence se fait jour. Le sport apparaît comme une solution, comme un sursaut viril permettant tout à la fois de contrer cette tendance au déclin et de justifier ce statut d’élite sociale. On le voit bien, par exemple, à travers la figure de Théodore Roosevelt qui, avant de devenir président des États-Unis, se présente en quelque sorte comme le premier sportif de la nation, raconte qu’il était un enfant malingre mais que les sorties en forêt, le renforcement de son corps l’ont aidé à gravir l’échelle sociale et conquérir le pouvoir. Le fait que le sport soit revendiqué comme une valeur rend d’autant plus insupportable la contestation de la suprématie blanche dans ce domaine. Jack Johnson était alors la figure du boxeur noir autour de laquelle toutes ces tensions se cristallisaient. Pour conquérir le titre de champion du monde des poids lourds en 1908, il se voit contraint de rencontrer son adversaire en Australie. À la suite de sa victoire, les promoteurs ont cherché à dégoter un Blanc susceptible de le battre afin de rétablir l’ordre symbolique qui veut que le champion du monde des poids lourds, l’homme le plus fort du monde, soit blanc. James Jeffries, ancien champion du monde à la retraite, consent à l’affronter à Reno (Nevada) mais perd nettement. La vidéo du match a été interdite dans plusieurs États des États-Unis.

Éditorial du New York Times, du 12 mai 1910, critiquant la dimension « raciale » donnée au combat à venir entre Johnson et Jeffries, perçus comme les représentants respectifs des « noirs » et des « blancs ». Source : New York Times Editorial, Public domain, via Wikimedia Commons.

Fabien Archambault : Le cas des États-Unis illustre le phénomène d’un racisme ancré dans la société, dont le sport est un prolongement. Ben Green a montré comment, après la Seconde Guerre mondiale, les victoires des Harlem Globetrotters, une équipe de basketball composée de joueurs noirs, sur des équipes de joueurs blancs provoquaient des scandales dans le Midwest et le sud des États-Unis. Dans certains stades du Midwest, le public blanc ne peut pas croire à ce qui est en train d’arriver et fait tout pour interrompre la rencontre, puisqu’il est inconcevable que des Noirs battent des Blancs. Cela peut toutefois se renverser très vite, puisqu’en une dizaine d’années, les joueurs noirs intègrent les ligues de baseball et de basket.
On pourrait aussi évoquer, à titre d’exemple, la défaite du fameux boxeur italien Primo Carnera qui, après avoir remporté de nombreux combats aux États-Unis, a été battu par le boxeur noir Joe Louis. La photo de sa défaite a, par la suite, été censurée par le régime fasciste de Mussolini.
François-René Julliard : En effet, à plusieurs reprises, Joe Louis concentre sur lui des enjeux politiques : en 1935 contre Primo Carnera, au moment de l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne, avec le développement de discours qui dépassent largement l’enjeu sportif puisque ce qui importe est avant tout la légitimation du régime fasciste ; et en 1936 et 1938 lors de ses matchs contre l’Allemand Max Schmeling, où est mise en scène l’opposition entre le modèle américain, avec ce qu’il comporte d’ambiguïtés, puisqu’il se veut démocratique malgré la ségrégation, et le modèle nazi incarné par Schmeling, bien que ce dernier ait toujours refusé toute association ou identification à ce régime.

Loïc Artiaga : Quelques années plus tôt, dans des matches qui l’opposaient à des boxeurs américains, Schmeling était le représentant de l’Europe. Mais après 1933, il devient le représentant de l’Allemagne et donc une cible sur le ring : en le combattant, on combat en réalité un régime. Par exemple, Max Baer, un boxeur américain qui revendique publiquement sa judéité, se présentera contre Schmeling avec une étoile jaune sur son short, et dira : « Quand je le cogne, c’est Hitler que je cogne. »
Pourriez-vous revenir sur le rapport entre l’esprit d’équipe et l’esprit de compétition ? Ce dernier n’est-il pas de nature à induire des formes d’hostilité identitaire ?
Fabien Archambault : L’esprit de compétition peut faire resurgir l’injure raciste. Dans le cas de l’altercation entre Materazzi et Zidane, la puissance médiatique de ce dernier a empêché le développement de discours racistes au moment de sa faute. Il est tombé dans la provocation intentionnelle des Italiens et les discours journalistiques ont plutôt essayé de circonscrire cet événement au caractère « nerveux » du joueur. Toutefois, tous les joueurs ne bénéficient pas d’une telle protection, comme en témoignent les attaques régulières à l’encontre de Karim Benzema.
Loïc Artiaga : Le statut d’icône sportive demeure fragile lorsque l’on appartient à une minorité, a fortiori lorsque surviennent des problèmes extra-sportifs. Rappelons aussi que ces conceptions ne touchent pas que le public : le staff est aussi pétri de conceptions racialisantes des joueurs. Les enregistrements révélés par Mediapart à ce sujet, à l’occasion de l’affaire des quotas de l’équipe de France de football en 2010, montrent la persistance de ces conceptions, selon lesquelles il faudrait écarter certains joueurs noirs trop « costauds », trop d’Arabes ou trop de binationaux.
Fabien Archambault : Les commentateurs insistent parfois davantage sur les qualités physiques des athlètes non-blancs au détriment de leurs qualités techniques. Le jeu des sœurs Williams en tennis repose sur une puissance certaine mais aussi sur des compétences techniques qui passaient au second plan. Or le problème du tennis n’est pas seulement de frapper fort, mais aussi et surtout de parvenir à maîtriser cette force pour que la balle reste dans le court.
Loïc Artiaga : Ce préjugé masque une réalité qui touche tout le tennis : l’athlétisation de l’ensemble des joueuses.

Dans quelle mesure la médiatisation (presse, réseaux sociaux) a-t-elle contribué à l’aggravation ou à l’atténuation de ces manifestations de racisme et d’antisémitisme dans un cadre sportif ? Et quelles peuvent être les mesures pour lutter contre ces phénomènes ?
Fabien Archambault : En Italie, les premières mesures de lutte contre le racisme remontent aux années 1990. La première est la loi Mancino de 1993, du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicola Mancino. Cette loi s’appuie sur la constitution italienne qui condamne l’apologie du fascisme et ses corollaires idéologiques, donc le racisme. Cette loi a permis à la justice ordinaire, pénale, de sanctionner les chœurs racistes dans les stades. Mais un groupe d’écrivains de gauche, Wu Ming, exprime la crainte qu’une telle loi ne renforce les épisodes de racisme explicite dans les stades, du fait de la médiatisation des procès et condamnations que les individus jugés pourraient utiliser pour donner de la visibilité à leurs discours. On renoue ainsi avec le débat sur les moyens de lutter contre ces manifestations de racisme sans leur faire de publicité.
Au-delà de la loi Mancino, pouvez-vous nous dire quels ont été les instruments mis en place par les États ou par les fédérations sportives pour combattre le racisme et s’il y a, de ce point de vue-là, des pays en avance par rapport à d’autres ?
Loïc Artiaga : Les premières prises de parole collectives des ministres des sports à l’échelle européenne ont lieu au début des années 1980. Mais à la même période, le phénomène prégnant est l’essor de politiques urbaines qui utilisent le sport comme un moyen d’intégration et palliatifs. Deux leviers sont alors retenus : la culture et le sport, en espérant que le terrain sportif, parce qu’il crée une forme d’horizontalité et impose des règles abstraites à tout le monde, permette de créer des conditions d’égalité, quelles que soient les origines de chacun. De nouvelles professions émergent : des éducateurs sociaux, sportifs… qui servent cette politique territoriale.
Plus tard, en 2016, la grande initiative de l’UEFA contre le racisme coïncide avec les prises de position d’athlètes états-uniens, en particulier Colin Kaepernick. Il y a donc une double échelle de lutte contre le racisme : celle de l’État par le sport et celle des sportifs et institutions sportives dans le sport, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Colin Kaepernick, alors quarterback des San Francisco 49ers, lors d’un match contre les Green Bay Packers, le 9 septembre 2012. Source : Mike Morbeck, via Wikimedia Commons.
Fabien Archambault : Dans les années 2010, l’UEFA a réutilisé les dispositifs mis en place en Angleterre puis en Italie dans les années 1980 face aux actes de violence dans les stades, en les appliquant à la question du racisme. Certains dérogent en partie au droit commun : l’interdiction de stade à vie ou pour une certaine période, l’utilisation de la reconnaissance faciale…
En Italie, la loi Mancino vise d’abord les supporters mais sa portée est plus large : en cas de chœurs racistes dans le stade, c’est le club qui sera tenu pour responsable et donc sanctionné par un retrait de points ou une défaite automatique. Toutefois, cela suscite de nombreuses controverses qui compliquent sa mise en application. Peut-on légitimement incriminer le club, c’est-à-dire appliquer une peine collective pour une responsabilité individuelle ? Quand un joueur est victime d’une injure raciste, le débat se concentre sur la question de savoir si ses coéquipiers doivent être solidaires puisque, chaque fois qu’une équipe s’est retirée du terrain parce qu’un de ses joueurs a été insulté, elle a eu match perdu. C’est pourquoi les campagnes antiracistes sont accusées de n’être là que pour le décorum, sans permettre de lutter contre la réalité du phénomène.
Loïc Artiaga : Une question fondamentale se pose au niveau européen : qui régule ? Il existe bien le Tribunal arbitral du sport (TAS), fondé au début des années 1980, qui est une institution mondiale mais elle ne s’occupe pas des questions de racisme. Elle traite, pour l’essentiel, de problématiques liées aux transferts, aux finances ou au dopage. Récemment, quand le dirigeant de la FIFA Gianni Infantino a annoncé un changement des règles en proposant aux ligues nationales de ne plus rejouer les matchs mais de pénaliser systématiquement l’équipe dont les supporters se seraient mal conduits, il s’est heurté à des réactions souverainistes comme : « On est chez nous en Premier League [la ligue anglaise] ». La proposition la plus ferme et la plus souhaitable, à savoir la pénalisation de l’équipe, est donc difficilement applicable. Cela pose donc cette question fondamentale de savoir qui doit réguler : les justices des différents pays ? Les fédérations ? Le mouvement olympique qui, dans sa charte, proscrit les discriminations raciales ?

Des dispositifs particuliers ont-ils été mis en place aux États-Unis ?
François-René Julliard : Une différence essentielle avec l’Europe doit être mentionnée : là-bas, le sport relève principalement du secteur privé. Il n’y a pas de ministère du Sport. Les grands moments de l’antiracisme dans le sport ont aussi été le fait d’initiatives privées. Par exemple, la déségrégation de la Ligue majeure de baseball (MLB) est intervenue à l’initiative d’un club, les Dodgers de Brooklyn (1947). À la suite d’une campagne de membres de l’élite noire, en particulier de journalistes, le manager du club a finalement embauché un très bon joueur noir, Jackie Robinson, qui exerçait dans ce qu’on appelait une Negro League, c’est-à-dire une ligue noire avec un championnat séparé. Robinson était connu pour son calme et sa capacité à gérer la pression associée à un tel événement, à ne pas perdre ses moyens en cas d’insultes racistes dans le stade. Mais le processus ne relevait en rien de l’initiative d’une fédération ou de l’État fédéral. La même logique est à l’œuvre en basketball, à partir de 1950.

Loïc Artiaga : L’idéal du « bon » athlète noir qui saura rester calme sur le terrain, mais aussi être irréprochable en dehors, est puissant. L’entraîneur de Joe Louis lui avait donné des lignes de conduite, des règles qu’il n’avait pas le droit de transgresser, à la fois sur le ring et en dehors, parce qu’il était un athlète noir. Cela allait de « on ne frappe pas un athlète à terre » jusqu’à « on ne se montre pas avec une femme blanche dans une boîte de nuit », pour éviter tout scandale. Il apparaît ainsi comme une figure d’athlète noir acceptable, au point de figurer sur des affiches de propagande pour l’armée américaine.
François-René Julliard : Dans le cas de Joe Louis, il s’agissait aussi de fournir un contre-exemple à Jack Johnson qui s’affichait avec des femmes blanches, achetait des voitures de luxe et avait un train de vie ostentatoire. Cette exemplarité lui ouvre les portes d’un combat pour le titre de champion du monde des poids lourds, comme il le souligne dans son autobiographie.

Portrait du boxeur Joe Louis, le 15 septembre 1941. Source : Carl Van Vechten, Public domain, via Wikimedia Commons.
Dans quelle mesure le sport a-t-il été le théâtre d’un combat antiraciste ?
François-René Julliard : Pour le cas des États-Unis, les années 1960 marquent une rupture avec la période antérieure. On constate une politisation contestataire d’un certain nombre d’athlètes, alors que le sport était jusqu’ici largement considéré comme un moyen d’ascension sociale, pas comme une tribune. Du côté des Noirs américains, c’est ce qu’ont incarné aussi bien un Muhammad Ali, qui refuse d’aller combattre au Vietnam, que le geste célèbre de Tommie Smith et John Carlos sur le podium du 200 mètres aux Jeux de Mexico en 1968. Smith et Carlos lèvent le poing et baissent la tête pour ne pas regarder le drapeau états-unien, suggérant qu’ils n’ont pas couru pour le pays mais d’abord pour la minorité noire. Cela s’inscrit dans toute une évolution politique générale qu’on englobe sous les termes Black Power. Mais la contestation dépasse les seuls Noirs américains et touche massivement le sport universitaire.

Loïc Artiaga : Ces prises de position des années 1960 sont en effet liées à un contexte de politisation, voire de radicalisation des sportifs, assez inédit dans l’histoire des pratiques sportives de haut niveau. Mais tous ces athlètes payent, d’une manière ou d’une autre, le prix de leurs engagements : une carrière qui se termine rapidement ou bien une très longue exclusion. C’est le cas d’Ali qui, de manière miraculeuse, réussit à remonter sur le ring environ quatre ans plus tard. Dans les années 1980-1990, on trouve moins de figures radicales mais plutôt une forme d’esthétisation et de récupération des gestes d’engagement, notamment par les équipementiers sportifs. Muhammad Ali est reçu par l’ONU en 1971 et se met, ensuite, à produire des dessins pour la paix. Il s’éloigne de la contestation radicale au profit d’un discours consensuel qui correspond à celui des équipementiers sportifs. Lorsqu’il allume, la main tremblante, la flamme olympique à Atlanta (1996), il devient un véritable messager de la paix. La plupart de ces icônes de la contestation, jusqu’à Kaepernick, sont ainsi récupérées et, finalement, le discours radical devient un discours commode, par exemple pour Nike, pour vendre des biens de consommation.
Pour citer cet article
Marie-Anne Matard-Bonucci, « Sport et racisme : regards croisés d’historiens. Un entretien avec Fabien Archambault, Loïc Artiaga et François-René Julliard », RevueAlarmer, publié le 29 juillet 2024. https://revue.alarmer.org/sport-et-racisme-regards-croises-dhistoriens-entretien-avec-fabien-archambault-loic-artiaga-et-francois-rene-julliard/
Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995.
Yvan Gastaut, Le Métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement, 2008.
Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle, Paris, EHESS, 2020.
Ben Green, Spinning the Globe. The Rise, Fall, and Return to Greatness of the Harlem Globetrotters, New York, HarperCollins, 2005.
Stephen H. Norwood, « “American Jewish Muscle”: Forging a New Masculinity in the Streets and in the Ring, 1890-1940 », Modern Judaism, vol. 29, n° 2, 2009, p. 167-193.