15.12.22 Cris de singe et déshumanisation dans les stades de football : la réappropriation d’un stigmate racial

Dans un entretien donné le 10 novembre 2022 au magazine sportif américain Sports Illustrated, Kylian Mbappé, joueur phare du PSG, présent en équipe de France pour sa deuxième Coupe du monde, au Qatar, est revenu sur une expérience douloureuse vécue pendant l’Euro, en juillet 2021. Kylian Mbappé y évoque les insultes racistes dont il a été victime sur les réseaux sociaux après l’élimination de la France en huitièmes de finale à l’issue d’un pénalty manqué, mais il revient également sur l’absence de réaction de la part de la Fédération Française de Football. Il déclare :

Je ne peux pas jouer pour des gens qui pensent que je suis un singe » avant de poursuivre « je n’ai pas lâché l’équipe nationale parce que c’est un message à la jeune génération de dire : On est plus fort que ça.

Kylian Mbappe, Sports illustrated, 10 novembre 2022.

Cet entretien, relayé dans plusieurs journaux dont Le Parisien, est un témoignage de la violence des attaques racistes qui peuvent être proférées dans les stades de football. Elles sont l’expression de leur résistance dans les sociétés occidentales. Deux années auparavant, au cours d’une rencontre amicale opposant la Russie à la France avant la Coupe du monde en mars 2018, des cris de singe avaient été lancés depuis les tribunes en direction de joueurs français, de la même manière qu’à Budapest pendant l’Euro 2020. Les exemples sont nombreux dans les stades d’Europe au cours de matchs tant professionnels qu’amateurs et en dresser la liste ne serait pas possible.

Voir le documentaire d’Olivier Dacourt et de Marc Sauvourel Je ne suis pas un singe diffusé sur Canal Plus en 2019.

La déshumanisation des hommes et des femmes identifiés comme noirs, par le biais d’une comparaison au singe est l’un des stéréotypes raciaux les plus persistants et virulents, s’attaquant à l’humanité même des individus stigmatisés. Si les stades de football sont le théâtre fréquent de ces actes racistes, le monde politique n’est pas à l’abri de telles pratiques : pensons à Christiane Taubira durant son mandat de Garde des Sceaux de 2012 à 2016, à la ministre Cécile Kyenge en Italie, ou encore à Barack Obama, président des États-Unis de 2009 à 2017, victime à plusieurs reprises, tout comme son épouse, dans son pays et à l’étranger, de comparaisons au singe, sous la forme de photomontages, d’insultes écrites ou de caricatures de presse. Au-delà de ces sphères très médiatisées, ces associations dégradantes ont lieu quotidiennement dans le monde. 

Face aux accusations de racisme dans les stades de football, certains parlent de « folklore » pour en minimiser la violence, c’est le cas de Lucas Castellini, chef des Ultras de l’Hellas Verone en Italie. Cette association des personnes d’ascendance africaine aux espèces simiennes a une longue histoire, qui n’a rien de folklorique. Dans l’histoire, des populations non Africaines, comme les Irlandais ou les Japonais, considérées comme vaincues ou dangereuses ont également été comparées aux « orangs-outans ».

Sur l’Hellas Vérone, voir le récit de Tim Parks, A season with Verona, Secer & Warburg, 2002.

Pour une analyse des cas irlandais et japonais, voir les articles de Susan C. Townsend et Steve Garner in Wulf D. Hund, Charles W. Mills et Silvia Sebastiani, (dir.), Simianization. Apes, Gender, Class, and Race, Berlin, Lit Verlag, 2015, ainsi que la riche bibliographie qu’ils fournissent.

Sur ce point, voir, parmi d’autres, Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au coeur des problèmes d’une communauté (1965), Paris, Fayard, 1997 ; Matthew Frye Jacobson, Whiteness of a Different Color: European Immigrants and the Alchemy of Race, Cambridge, Harvard U.P., 1998 ; Jean-Frédéric Schaub, Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2021.

Delphine Peiretti-Courtis, Corps noirs et médecins blancs : la fabrique du préjugé racial XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2021.

Toutefois, les Africains et les personnes d’ascendance africaine ont été et demeurent les principales cibles de l’assimilation dégradante au singe. Loin d’être anecdotique, les cris de singe, attaques verbales et peaux de banane lancées sur les terrains de foot prolongent une histoire s’inscrivant dans la longue durée qui contribua à justifier l’esclavage ou encore la colonisation. Les modalités et les finalités de ces assimilations au singe ne sont plus les mêmes que par le passé, mais la déshumanisation du corps des hommes et des femmes noirs, demeure, elle, vivace, forte et destructrice.

Les mécanismes psychologiques du racisme 

K. Faniko, D. Bourguignon, O. Sarrasin, S. Guimond, Psychologie de la discrimination et des préjugés, Louvain, De Boeck, 2018.

L’étude des mécanismes psychologiques des stéréotypes et des discriminations met en lumière le fait que la catégorisation raciale, comme la catégorisation sociale ou sexuelle, a pour but de renforcer l’identité d’un groupe vis-à-vis d’un autre, créant des distinctions entre « eux » et « nous ». Les stéréotypes, dont les origines sont souvent méconnues de ceux qui les véhiculent, sont activés afin d’identifier, de catégoriser ou bien d’exclure celui qui est considéré comme autre, étranger et différent. Pour un groupe de supporters, le fait de proférer des insultes racistes en direction de joueurs répond à une dynamique identitaire. Ce rejet peut intervenir pour diverses raisons, soit parce qu’il est un adversaire, soit parce qu’il a échoué et qu’on le rejette, comme cela a pu se produire pour Kylian Mbappé et pour bien d’autres joueurs. Le processus d’animalisation d’un individu revient à lui dénier la possession des traits caractérisant l’ensemble des humains. Les cris de singe renvoient l’homme à une inhumanité, l’excluant définitivement du groupe. Animaliser l’individu permet ainsi, en lui déniant sa nature humaine, de le placer en situation d’infériorité face à l’homme qui, lui, détiendrait des capacités d’intelligence ou d’émotions complexes, jugées supérieures. L’individu ou le groupe déshumanisé est ensuite plus susceptible d’être victime de discriminations, d’exploitations, de rejet ou d’agressions. L’assimilation au singe constitue une forme paroxystique d’un tel processus.

Sur ces mécanismes identitaires d’antagonismes radicaux, voir Christian Bromberger, Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Editions de la maison des sciences de l’homme, 1995.

L’assimilation des populations noires aux chimpanzés, orangs-outans ou guenons, animaux, à la lisière de l’humanité, eux-mêmes représentés de manière anthropomorphique depuis le milieu du XVIIe siècle a pour but de souligner une continuité et par conséquent une altérité paroxystique. Avant même l’évolutionnisme du XIXe siècle, cette assimilation symbolisa une « altération » de leur humanité et le renvoi à leur prétendue primitivité et sauvagerie. La perspective évolutionniste du XIXe siècle ancra ensuite l’idée selon laquelle l’animal se situait en bas de l’échelle de l’évolution, l’homme noir dans un statut intermédiaire, et l’homme blanc à son sommet.

Silvia Sebastiani « L’orang-outang, l’esclave et l’humain : une querelle des corps en régime colonial », L’Atelier du Centre de recherches historiques [Online], 11 | 2013 ; Silvia Sebastiani, « Singeries des Lumières : race et esclavage », Revue de la Bibliothèque nationale de France, numéro spécial Singeries. A la frontière de l’humain, vol. 61, 2020, p. 85-93.

Claude-Olivier Doron, L’Homme altéré : Races et dégénérescence, XVIIe-XIXe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016 ; Pierre Serna, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en révolution (1750-1840), Paris, Fayard, 2017.

Gaëlle Le Dref, « L’homme face à l’évolutionnisme : un animal paradoxal », Le Portique [En ligne], 23-24, 2009.

Naturalistes, anatomie comparée et race à l’époque des Lumières

La plongée dans la genèse de cette assimilation des populations noires aux singes, nous amène dans la période des Lumières, celle de l’encyclopédisme, des explorations et du désir des Européens de classer le vivant et les populations de l’humanité. Le développement des sciences renouvelle les savoirs sur l’Homme, sur sa diversité et ses origines, l’éloignant de l’approche créationniste de la pensée chrétienne jusque-là prédominante. Deux éléments sont nécessaires à la constitution de la « science de l’homme » des Lumières : l’insertion de l’être humain dans l’ordre naturel, à partir de grandes entreprises de classifications naturalistes – ce qui permet de le décrire comme on le fait pour le singe, le cheval ou le chien ; et l’inscription de ces classifications dans le temps et l’espace, liant la variété des peuples aux différentes étapes du progrès humain

Claude Blanckaert, « “Produire l’être singe . Langage du corps et harmonies spirituelles », Annales historiques de la Révolution française, 2014/3 (n° 377), p. 9-35.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬ Voir aussi les travaux devenus classiques de Winthrop D. Jordan, White Over Blacks. American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1968 et de M. Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières. Paris, Maspero, 1971. Pour une synthèse récente : Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc, Paris, Seuil, 2020.‬‬

Jean-Frédéric Schaub, Silvia Sebastiani, Race et histoire, op. cit., p. 374. Voir aussi Justin E. H. Smith, Nature, Human Nature, and Human Difference. Race in Early Modern Philosophy, Princeton, Princeton University Press, 2015.

À l’époque où la colonisation européenne des terres africaines prend son essor, l’humanité est classée en races, l’anatomie comparée, la médecine et l’anthropologie raciales se développent. De manière concomitante, les populations considérées comme « sauvages », telles que celles d’Afrique, sont rapprochées des animaux : elles sont assimilées à la faune locale et aux espèces simiennes. L’esclavage leur a assigné une place inférieure sur l’échelle humaine, place que la science contribue à légitimer et à fixer.

Rappelons-le : 12,5 millions d’Africains ont été déportés aux Amériques comme esclaves entre le XVIe et le XIXe siècle, dont presque la moitié pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle). Soulignons aussi que les grands singes ont pu être vendus et achetés par des réseaux de l’esclavage ; ils ont été embarqués à bord des navires de la traite.

La perception de l’homme comme l’animal le plus évolué était réfutée dans les siècles précédents du fait de la prédominance des théories chrétiennes sur la pensée savante et de l’impossibilité de remettre en question la Genèse. A partir des classifications linnéennes, cette conception acquiert un statut scientifique et domine la pensée raciologique au XIXe siècle.

Les naturalistes européens et en particulier Linné, Buffon ou Blumenbach classifient l’humanité en races dont certaines jugées inférieures aux Européens pour des raisons « morales » (aujourd’hui on dirait plutôt socio-culturelles et historiques) ou « esthétiques ». À partir de 1735 avec la publication de Systema Naturae du naturaliste suédois Carl Von Linné, l’homme rejoint l’animal dans la grande chaine du vivant. À la fin du XVIIIe siècle, l’humanité est ainsi divisée en plusieurs groupes, la « race blanche » caucasienne, la « race jaune » asiatique, la « race rouge » américaine, la race malaise ou « marron », ou la « race noire » africaine. L’anatomie comparée qui se développe au cours des XVIIIe et XIXe siècles, dans le but de parfaire les connaissances sur l’anatomie humaine et sur les « races » de l’humanité, joue un rôle important dans cette assimilation aux singes. Au XIXe siècle ces dissections sont réalisées dans l’objectif de délimiter les spécificités de chaque groupe humain, distinguées en races, et de découvrir leur degré de proximité avec l’animal et notamment avec le singe, considéré comme le plus proche de l’Homme. Dans ces études anatomiques, les individus classés dans la « race noire » sont souvent comparés aux singes pour souligner la supériorité supposée de la « race blanche » et son « indubitable » humanité.

Marcus de Souza Correa, « Des singes et des hommes », Le Monde, novembre 2013.

J. Duvernay-Bolens, « L’Homme zoologique. Race et racisme chez les naturalistes de la première moitié du XIXe siècle », L’Homme, T. 35, 1995, n°133, p. 9-32. A. Butchart, The Anatomy of Power. European Construction of the African Body, Zed books, New York et Londres, 1998

Dans le célèbre rapport de dissection de Saartjie Baartman, réalisé par l’anatomiste et paléontologue Georges Cuvier et présenté en 1817 à l’Académie royale de médecine, celle que l’on a surnommée la Vénus hottentote, une femme originaire d’Afrique du Sud, exhibée en Angleterre et en France quelques années avant sa mort, est comparée à un orang-outan. « Je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne » affirma l’auteur dans une phrase citée par ses confrères et successeurs jusqu’à la fin du siècle. Cette analogie, énoncée de façon péremptoire par un médecin renommé, contribua à ancrer l’idée d’une proximité entre les Africaines et Africains et les singes dans l’esprit des scientifiques européens, mais également américains : ce rapport est cité aux États Unis dans les années 1850. Prisonniers d’un héritage pluriséculaire de pratiques de l’esclavage, du cadre politique de la colonialisation et d’un contexte idéologique dans lesquel l’humanité est hiérarchisée, les scientifiques contribuent à leur tour à justifier ces formes de domination.

G. Cuvier, Extrait d’observations faites sur le cadavre d’une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Vénus Hottentote, Mémoires du Muséum, T.III, 1817, p. 263-271. Voir Claude Blanckaert (dir.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2013.

 J.C. Nott, G.R. Gliddon, (dir.), Types of Mankind : or, Ethnological Researches Based Upon Ancient Monuments, Paintings, Sculptures and Crania of Races, Philadelphie-Londres, Lippincott-Grambo & Co-Trübner & Co, 1854.

Crânes, animalité et Évolution

La craniologie, c’est-à-dire les observations, les palpations et les mensurations des crânes humains, qui se développe en Europe dans la première moitié du XIXe siècle contribue à figer de telles hiérarchies.

Petrus Camper, médecin et biologiste hollandais, invente l’angle facial, indice qui a pour but d’établir une hiérarchie esthétique. Cette donnée permet d’évaluer la saillie du crâne et la projection plus ou moins avancée des mâchoires et de la face. Présenté dans sa Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes parue en 1791, l’angle facial doit déterminer les différences entre la bête et l’homme idéal, représenté par le grec antique. Plus l’angle d’un individu est ouvert plus ce dernier s’approche, selon lui, de la perfection esthétique. Dans les résultats qu’il publie, le singe s’approcherait des 30°, l’homme « idéal » des 100°. Au-delà des canons esthétiques qu’elles établissent, ses observations contribueront, au siècle suivant, à établir une hiérarchie entre les êtres et à fixer les stéréotypes associés à l’homme noir, parmi lesquels le prognathisme, soit l’avancement des mâchoires, est le stéréotype le plus répandu jusqu’au milieu du XXe siècle. Une telle caractéristique courante chez les ancêtres des Homo sapiens sapiens, comme l’Homo habilis ou l’Homo erectus, n’est évidemment présente qu’à titre individuel et pathologique chez les êtres humains. Du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle , certains médecins affirment que la projection des os maxillaires vers l’avant manifeste la prédominance des instincts primaires, comme la nécessité impérieuse de s’alimenter au détriment de l’activité intellectuelle. D’autres considéreront ensuite que le prognathisme incarne l’animalité atavique présente sur les corps.

L’autre préjugé courants attribué aux populations africaines, l’hypersexualité, procédait des mêmes ressorts. Dépeintes comme instinctives, soumises à leurs passions et à leurs instincts sexuels à l’instar des animaux, les populations africaines se différenciaient des Européens décrits comme plus cérébraux. Julien-Joseph Virey, naturaliste et écrivain prolixe, a largement contribué dans son Histoire naturelle du genre humain et dans de nombreux dictionnaires médicaux, à diffuser de tels lieux communs. Pour ce polygéniste, comparer en ces termes les Noirs et les Blancs démontrait qu’ils n’appartenaient pas à la même espèce humaine.

Sur Camper, voir l’étude incontournable de Miriam C. Meijer, Race and Aesthetics in the Anthropology of Petrus Camper (1722-1789), Amsterdam, Rodopi, 1999. Sur l’angle faciale et l’usage qui en est fait au XIXe siècle, voir Claude Blanckaert, « “Les vicissitudes de l’angle facial” et les débuts de la craniométrie (1765-1875) », Revue de synthèse, 108-3/4, 1987, p. 417-453 ; Marc Reneville, Le Langage des crânes. Histoire de la phrénologie, Paris, Institut d’édition Sanofi -Synthélabo, 2000.

Pierre Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomique et philosophique, Paris, Librairie des Sciences médicales, De Just Rouvier et E. Le Bouvier, 1836. G. Lefrou, Le Noir d’Afrique. Antropo-biologie et raciologie, Paris, Payot, 1943.

J.J. Virey, « Nègre », Dictionnaire des sciences médicales, par une société de médecins et de chirurgiens, C.L.F. Panckoucke éditeur, Paris, 1819, p. 386.

Le polygénisme est la croyance en l’existence de plusieurs espèces humaines depuis l’origine, dont l’espèce blanche et l’espèce noire ; le monogénisme est la croyance en l’existence d’une seule espèce humaine.

Les images, dessins et gravures présents dans les ouvrages scientifiques sur les races humaines visant à mettre en exergue la hiérarchie du vivant, depuis le singe jusqu’à l’homme blanc en passant par l’homme noir, le plaçant ainsi dans un statut intermédiaire, se popularisent progressivement et imprègnent les représentations de l’altérité africaine.

J.J. Virey, « Profils de l’Apollon, du nègre et de l’orang-outan », Histoire naturelle du genre humain, planche 3, Dufart, Paris, 1801, p. 134.

Petrus Camper, « La ligne faciale du singe à queue, de l’orang-outang, du nègre et du kalmouk », Dissertation physique sur les différences que présentent les traits du visage, Utrecht, B. Wild et J. Altheer, 1791

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Petrus Camper, « La ligne faciale du type européen et de l’Apollon », Dissertation physique sur les différences que présentent les traits du visage, Utrecht, B. Wild et J. Altheer, 1791

Certains médecins et anatomistes essaient même de prouver, à l’aide d’analyses craniologiques, que la bipédie est imparfaite chez les populations noires africaines du fait d’une disposition particulière du trou occipital dans le crâne, , la faculté de se tenir droit constituant l’une des principales spécificités de l’être humain.

Travaux académiques, académie des sciences, Gazette médicale de Paris : journal de médecine et des sciences accessoires, série 2, 1841, n°09, p. 687. L. J. B. Bérenger-Féraud, Les peuplades de la Sénégambie, Paris, Ernest Roux, 1879, p. 3.

Ces théories sont néanmoins contestées par certains médecins et anthropologues dès les débuts du XIXe siècle et tout au long de la période. En 1826, le docteur Desmoulins rejette formellement cette idée et critique d’une manière générale l’animalisation des populations africaines révélant ainsi, qu’au-delà du discours dominant, d’autres voix ont existé. Pourtant les discours stéréotypés véhiculant l’idée d’une proximité entre les hommes et les femmes noir.es et les singes sont présents dans la littérature médicale jusque dans les années 1950. En 1901, H. Sarrazin, vétérinaire militaire, considère que les hommes et les femmes d’Afrique grimpent aux arbres comme les singes en se servant des mains et des pieds. Les descriptions des savants tendent à confondre de façon métaphorique et métonymique les habitants d’Afrique avec la faune environnante, avec laquelle ils partageraient plus de points communs qu’avec les populations situées dans le continent européen.

Dr Joulin, Mémoire sur le bassin considéré dans les races humaines, Paris, P. Asselin, 1864, p.5 ; A. Firmin, De l’égalité des races humaines (anthropologie positive), Paris, F. Pichon, 1885 ; J. Finot, Le préjugé des races, Paris, Félix Alcan, 1906

A. Desmoulins, Histoire naturelle des races humaines du Nord-Est de l’Europe, de l’Asie Boréale et Orientale et de l’Afrique Australe, Paris, Chez Méquignon-Marvis Libraire-éditeur, 1826, p. 297.

H. Sarrazin, Races humaines du Soudan français, Chambéry, Imprimerie générale de Savoie, 1901, p. 13

La doctrine évolutionniste formulée par Darwin en 1859, précisée dans l’ouvrage The Descent of man, en 1871 se voit dévoyée par Herbert Spencer et les tenants d’un darwinisme social diffusant des théories sur l’existence de sociétés et de classes qui seraient évoluées et d’autres primitives. L’idée d’un chainon manquant entre le singe et l’humain n’a pas été énoncée par Darwin lui-même mais a été développée par des adeptes de la pensée évolutionniste qui considéraient que les « Bochimans » et les « Hottentots » (population khoisane d’Afrique du Sud à laquelle appartenait Saartjie Baartman) ou encore les « Pygmées » du centre de l’Afrique incarnaient cette figure. Malgré l’opposition très forte entre les tenants du monogénisme et les polygénistes, l’assimilation des populations africaines aux espèces simiennes constitue l’un des points de concordance de leurs discours, considérant qu’il existerait des peuples inférieurs à d’autres. Les polygénistes, tels que Broca, n’adhèrent pas à la doctrine de l’Evolution : ils défendent l’idée selon laquelle il existe plusieurs espèces humaines, qui ne sont pas reliées entre elles. Les analogies animalières servent alors à corroborer, non pas la thèse du chainon manquant mais la théorie selon laquelle l’anatomie des Africaines et Africains serait similaire à celle des singes et prouverait ainsi qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce que l’homme blanc. Ces théories se voient également soutenues aux États-Unis par des polygénistes célèbres comme Josiah Nott ou George Gliddon. L’animalisation des corps noirs alimente, par ailleurs, les discours virulents déployés par les polygénistes contre le métissage. 

L’appellation Boschiman et Hottentot provient des colons hollandais et anglais. Les Bushmen sont les San, une population de chasseurs cueilleurs d’Afrique du Sud, tandis que les Hottentots ou Khoï-khoï sont des éleveurs nomades des mêmes régions d’Afrique. L’appellation Khoisan regroupe ces deux peuples que les langues à clics réunissent.
F-X. Fauvelle-Aymar, L’Invention du Hottentot : histoire du regard occidental sur les Khoisan (XVe–XIXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.

Les études sur la préhistoire qui se développent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec Jacques Boucher de Perthes ou Gabriel de Mortillet, conçoivent également l’humanité en termes hiérarchiques. Certains anthropologues étudient ainsi les sociétés africaines à l’aune de cette nouvelle discipline et décrivent les populations d’Afrique comme les ancêtres vivants de la « race blanche ».

La diffusion des stéréotypes : la construction d’un imaginaire racial

L’assimilation des Africaines et Africains aux singes s’est progressivement ancrée dans les esprits sous l’effet conjoint des scientifiques d’une part, des lettrés, des élites et des hommes politiques d’autre part, avant de se diffuser plus largement dans les représentations populaires. Ensuite, les savoirs et les stéréotypes raciaux se sont propagés au sein de la population française, comme ailleurs dans le monde occidental et au-delà, avec pour but de légitimer la politique coloniale. 

Présentés parfois comme de grands enfants ou comme des êtres primitifs, les Africaines et Africains doivent être, selon le discours savant et politique de l’époque, colonisés pour être civilisés. La logique esclavagiste qui prévalait depuis l’époque moderne se vit ainsi remplacée par une logique colonialiste assortie d’une justification civilisatrice à l’époque contemporaine.

Dans les expositions coloniales et les exhibitions humaines se développant en France, dès la fin des années 1870, les individus africains étaient souvent entourés de la faune supposée de leurs pays d’origine, dispositif renforçant ainsi la notion de primitivité et de proximité avec la nature dans l’imaginaire national. Exhiber ainsi des êtres humains répondait à la curiosité d’un public français et européen en quête d’exotisme, tout en construisant une forme de pédagogie coloniale dans le face à face entre l’idée de civilisation et celle de sauvagerie. Dans les exhibitions du Jardin zoologique d’Acclimatation, dans les expositions coloniales, dans les manuels scolaires, dans les cartes postales ou dans les publicités, depuis le dernier tiers du XIXe siècle jusqu’aux années 1940-1950, l’association des personnes noires aux espèces simiennes se poursuivit. Sur la carte postale « Roudoudou visite le zoo », un jeune garçon, vêtu d’un uniforme, vecteur supposé de civilisation, s’exprime de manière « élémentaire ». On lui attribue des propos qui associent explicitement les singes aux Africains.

Carte postale illustrée par Raoul Guinot, éditée par les Grands Magasins de la Samaritaine (vers 1920).

L’un des manuels de lecture les plus lus, Le Tour de la France par deux enfants, publié pour la première fois en 1877, par Augustine Fouillée sous le pseudonyme de G. Bruno, présente encore au milieu du XXe siècle quatre races d’hommes. La légende décrit la « race blanche » comme étant la plus parfaite et présente la « race noire », en dernier, avec des caractéristiques physiques comme « les bras très longs ». Ainsi, l’on retrouve encore, même si l’assimilation au singe n’est pas explicite, des conclusions provenant d’études anthropométriques du siècle précédent – le chirurgien et anthropologue Broca évoquait l’existence d’avant-bras plus longs chez les Africaines et les Africains comme ceux des primates – et qui demeurent dans un manuel destiné à des milliers d’enfants. 

P. P. Broca, « Sur les proportions relatives des membres supérieurs et des membres inférieurs chez les Nègres et les Européens », Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 2, 1867, p. 641-653.

G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants, première édition 1877.

L’association aux singes se fait toutefois moins présente sous la plume des médecins coloniaux, à la fin du XIXe siècle. Ces médecins, vivant aux côtés des populations, mettent plutôt en lumière l’existence d’une diversité intra-populationnelle et culturelle au sein des territoires, délaissant progressivement l’approche racialiste unique et les comparaisons animalières souvent adoptées par les savants éloignés du terrain. Malgré les apports de ces médecins qui se font ethnographes, des sciences sociales ou de l’anthropologie culturelle dans la première moitié du XXe siècle, contribuant à déconstruire des cadres de pensée et notamment l’idée d’animalité des populations noires africaines, plusieurs médecins coloniaux s’intéressant à l’anthropologie des peuples colonisés, contribuent encore à diffuser des représentations déshumanisantes de ces populations jusqu’au milieu du XXe siècle. Ainsi, une guenon trône en couverture des Satyres illustrées de l’Afrique noire du docteur Muraz en 1947. De même, l’animalisation de groupes de population perdure parfois encore à cette période sous la plume de médecins, quand il s’agit d’inférioriser une « ethnie » vis-à-vis d’une autre.

Satyres illustrées de l'Afrique noire. | Rakuten
Gaston Muraz, Satyres illustrées de l’Afrique noire, Paris, édition du comité de documentation et de propagande de l’Afrique noire française, 1947

Des survivances racistes 

Les théories sur l’animalité des populations noires, nourries par les partisans d’une humanité plurielle ou les tenants d’une vision évolutionniste de l’humanité, ont survécu jusqu’au milieu du XXe siècle dans l’imagerie et l’imaginaire populaires. Leur contestation  dès la première moitié du XIXe siècle et plus encore au cours du siècle suivant par des médecins, demeura le fait d’une minorité.

Même après la dénonciation du racisme après 1945 et l’invalidation de la race comme catégorie biologique par les scientifiques, les comparaisons des populations noires aux singes perdurent. Un rapport de l’ONU, datant de 2019, émis dans le cadre de la décennie des personnes d’ascendance africaine, fait mention de la persistance des humiliations et des discriminations à caractère racial en usant notamment de la comparaison au singe, un type d’association usité dans les pays européens, mais également aux États-Unis, plus que dans tout autre milieu. Encore à la fin des années 1980, la télévision diffusait des images vidéo de joueurs d’ascendance africaine du FC Nantes descendant des arbres.

Malgré les protestations et l’engagement contre le racisme de nombreux joueurs, relayés par les instances de l’UEFA, les sanctions demeurent aujourd’hui limitées. Seul un travail de déconstruction des stéréotypes racistes dont l’enracinement est à la mesure d’une sédimentation pluriséculaire, permettra de mettre fin aux injures et cris racistes qui résonnent encore trop souvent dans les enceintes sportives. 

Pour citer cet article

Delphine Peiretti-Courtis, « Cris de singe et déshumanisation dans les stades de football : la réappropriation d’un stigmate racial », RevueAlarmer, mis en ligne le 15 décembre 2022, https://revue.alarmer.org/cris-de-singe-et-deshumanisation-dans-les-stades-de-football-la-reappropriation-dun-stigmate-racial/

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