14.12.22 L’équipe de France de football, des mercenaires des années 1930 aux caïds des années 2000, ou la construction d’une suspicion ordinaire

Il a suffi de l’annonce de la liste des joueurs retenus par Didier Deschamps pour disputer la Coupe du monde au Qatar pour que les réseaux sociaux vibrent des réactions racistes les plus nauséabondes. Dans un message diffusé sur Twitter, un retraité, repris par une jeune femme de 19 ans, se désespère de l’état du pays, dénonçant le peu de « blancs » présents dans cette liste et considérant qu’« accueillir la misère de l’Afrique [ne] donne pas la légitimité à cette équipe loin s’en faut !!! ». Sur le même réseau, un soutien anonyme d’un politicien d’extrême droite ose un message ironique à l’encontre de la NUPES sur la diversité qu’incarnerait le groupe des sélectionnés et conclut par l’expression d’une colère rentrée. Cela lui vaut la réponse d’un Insoumis pour qui « des millionnaires qui iront taper du ballon dans un stade climatisé construit sur les cadavres de 6000 ouvriers ne représenteront jamais la diversité », ou celle d’autres militants qui approuvent au contraire son propos par un message ou un « like ». Quelques jours plus tard, le président du Rassemblement National, Jordan Bardella, félicite les Bleus de leur qualification en demi-finale, en prenant soin de ne citer qu’Olivier Giroud et Didier Deschamps. De nombreuses réactions lui rappellent alors le premier but inscrit par Aurélien Tchouameni et la présence des autres joueurs sur la pelouse. Au-delà de la condamnation la plus ferme des attaques racistes, l’histoire aide à comprendre comment les vedettes de football, et particulièrement celles de l’équipe nationale, peuvent, en France, devenir la cible de racistes sans scrupule. En effet, cette sélection sportive semble parfois figurer le miroir du « creuset français », même sous des formes incomplètes, ce qui en fait potentiellement une cible privilégiée de l’extrême droite autant que des discours sur l’identité nationale.

Compte Twitter @GrossSchengel, message daté du 10 novembre 2022, 9:54 PM.

Compte Twitter @leilasdt_of, message daté du 10 novembre 2022, 10:00 PM.

Compte Twitter @charliezemmour, message daté du 10 novembre 2022, 12:21 PM.

Compte Twitter @CLavisson, message daté du 10 novembre 2022, 1:41 PM.

Compte Twitter @J_Bardella, message daté du 10 décembre 2022, 10:09 PM.

Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, éditions du Seuil, 1988.

Emile Sartorius, le 16 avril 1905 : [photographie de presse] / [Agence Rol]

Une image imparfaite du creuset français

L’équipe de France naît, en 1904, de la volonté de la commission football de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques, la fédération omnisports la plus importante du moment. Si elle ne constitue pas un condensé parfait des pratiquants de l’époque, elle n’en est pas moins une image sociologiquement plutôt fidèle. Dans les quatre premières années de son existence, jusqu’à ce qu’elle tombe dans l’escarcelle du Comité Français Interfédéral à la suite de la « guerre des fédérations », les internationaux sont surtout des fils de la boutique et du patronat industriel. Parmi eux, se trouvent déjà des enfants nés de parents étrangers. Le Havrais Charles Wilkes est ainsi le fils d’un Anglais entrepreneur de déchargement de navires alors que le Roubaisien Emile Sartorius a pour père un négociant textile allemand. D’autres exemples pourraient être cités, en particulier d’origine belge, c’est-à-dire d’une des principales communautés étrangères du moment, d’autant que l’équipe nationale recrute alors fréquemment dans les clubs de la conurbation Lille-Roubaix-Tourcoing qui constitue un véritable foyer de l’immigration venue du royaume voisin. Fils d’immigrés, ils sont néanmoins surtout des enfants des « nouveaux riches » que construit le capitalisme industriel.

Alfred Wahl, Les archives du football. Sport et société en France (1880-1980), Paris, Gallimard, 1989, p. 99-104.

Extrait de l’article : « L’homme sportif du jour : Yvan Beck, capitaine du FC Sète,
Le Miroir des sports, 12 mai 1934, Source : Gallica.

Avec l’émergence d’un sport-spectacle qui se développe aux alentours de la Première Guerre mondiale, les clubs les plus en vue cherchent à embaucher la main d’œuvre la plus qualifiée possible pour attirer les foules et ainsi voir leurs recettes progresser. Si les joueurs anglais sont parmi les plus prisés dans un premier temps, de nombreux footballeurs de talent, venus d’Europe centrale rejoignent les équipes françaises. C’est en particulier le cas d’étudiants yougoslaves qui s’installent dans le sud de la France où ils rejoignent le FC Cette (puis Sète) ou le Stade Olympique Montpelliérain, tels Yvan Beck, mais aussi de joueurs qui, bien qu’ayant une activité annexe, apparaissent comme de véritables immigrés du ballon rond, venus en France pour évoluer dans des clubs de football qui les rémunèrent. Ainsi, au cours des années 1930, des clubs de renom comme le Racing Club de France, recrutent volontiers des joueurs autrichiens, tels le gardien de but Rudi Hiden ou le demi Gusti Jordan, ou encore le hongrois  Jules Mathé lesquels obtiennent leur naturalisation quelques années après leur arrivée en France. Dans le même temps, le FC Sochaux regarde du côté de l’Amérique Latine et fait venir Hector Cazenave, Pedro Duhart et Michel Lauri, des oriundi, des enfants ou petits-enfants d’émigrés français en Uruguay ou en Argentine qui bénéficient, par leurs origines, de la nationalité d’un pays sur le sol duquel ils n’ont jamais mis les pieds avant que ceux-ci ne leur servent à briller sous les regards des supporters comtois. En regardant vers les pays issus de l’Empire austro-hongrois ou vers les terres transatlantiques, les clubs français, en cette période de transition les menant de l’« amateurisme marron » au professionnalisme naissant, se tournent donc vers des bassins de recrutement situés hors des foyers habituels de l’immigration. Par capillarité, l’équipe nationale bénéficie alors d’apports originaux, encore peu représentatifs des communautés présentes en France.

François da Rocha Carneiro, « Yvan Beck », le « Yougo » devenu Français », dans Une histoire populaire des Bleus 1904-2022, hors-série de L’Humanité, 2022, p. 24-25.

Sur le recrutement des étrangers dans les premières années du championnat professionnel, cf. Pierre Lanfranchi, Alfred Wahl, Les footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995, p.78-83 ; Marc Barreaud, Dictionnaire des footballeurs étrangers du championnat professionnel français (1932-1997), Paris, L’Harmattan, p.16-21.

Au cours du second XXe siècle et pendant les premières décennies du XXIe siècle, l’équipe de France gagne en représentativité. Ce n’est plus vraiment l’heure des recrutements à l’étranger de joueurs talentueux naturalisés au cours de leur carrière. Elle intègre désormais des joueurs venus de l’empire colonial d’Afrique du Nord, mais aussi des enfants nés en France ou arrivés dans leurs jeunes années. Se succèdent alors en sélection des Algériens comme Ali Benouna ou Abdelkader Firoud, des Marocains tels Larbi Ben Barek ou Mustapha Ben M’Barek, aux côtés de fils et petits-fils de Polonais (Raymond Kopa, Robert Budzynski ou Georges Bereta), d’Italiens (Lazare Gianessi, Roger Piantoni ou Michel Platini), d’Espagnols (Michel Hidalgo, Manuel Amoros ou Eric Cantona), ou, tardivement, de Portugais (Reynald Pedros ou Antoine Griezmann). S’y ajoutent des joueurs de couleur, venus d’abord des territoires ultramarins, qu’il s’agisse de la Martinique (Xercès Louis, Daniel Charles-Alfred ou Gérard Janvion,…), de Guadeloupe (Marius Trésor, Jocelyn Angloma ou Lilian Thuram), de Guyane (Bernard Lama, Florent Malouda ou Mike Maignan), de Réunion (Florent Sinama-Pongolle ou Guillaume Hoarau), de Nouvelle-Calédonie (Jacques Atre dit Zimako, Christian Karembeu ou Frédéric Piquionne) ou de Polynésie (Pascal Vahirua). Après les indépendances, ils sont rejoints par des footballeurs d’Afrique subsaharienne, ou du moins originaires de cette partie du globe : Jean-Pierre Adams naît dans Dakar encore sous domination coloniale, et Patrick Vieira ou Patrice Evra voient le jour dans la même ville devenue indépendante, Jean Tigana est né au Mali et Djibril Sidibé naît à Troyes de parents maliens, Basile Boli et Martin Djetou sont nés en Côte d’Ivoire, pays d’où est originaire le père de Djibril Cissé.

Marius Trésor et Jean-Pierre Adams, photographiés par André Lecoq dans L’Equipe

Dans les années 1970, les joueurs internationaux sont souvent affublés de qualificatifs qui, s’ils se veulent positifs, ne relèvent pas moins d’un essentialisme pernicieux. Ainsi, la défense centrale composée de Jean-Pierre Adams et Marius Trésor est-elle fréquemment qualifiée de « garde noire » de l’équipe de France. Y voyant un « or noir », L’Equipe assimile leurs compétences à leur couleur de peau, exaltant « des qualités qui sont historiquement attribuées aux groupes racialisés » :

Pap NDIAYE, La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, Folio-Actuel, 2009 (éd. originale, Calmann-Lévy, 2008), p. 271.

Toutes les qualités spécifiques de vitesse explosive et de détente féline, liées à une adresse extraordinaire et à une souplesse d’articulations sans égale, font du footballeur noir un joueur capable de réaliser des exploits remarquables et d’apporter à une équipe un élément de fantaisie et une force supplémentaire.

Jean-Philippe Réthacker, « Adams, Trésor, de l’or noir pour les Tricolores », L’Equipe, 2-3 septembre 1972.

Les arguments de l’extrême droite

L’essentialisme n’est évidemment pas le monopole de ceux qui cherchent à expliquer les compétences particulières de sportifs à qui ils attribuent des qualités intrinsèques que leur donnerait tantôt l’origine géographique, tantôt l’origine ethnique quand ce n’est pas leur taux de mélanine. D’autres discours, beaucoup moins bienveillants, mettent en accusation ce creuset français qu’est l’équipe nationale. Dès la fin des années 1930, l’extrême-droite forgent les arguments d’un racisme politique qui cible les Tricolores.

Le Miroir des sports du 13 décembre 1938. Source : Gallica.

La personne de Gusti Jordan focalise volontiers les attaques de L’Action Française. Dès 1936, on soupçonne le joueur né en Autriche-Hongrie de vouloir se faire naturaliser français. Au début de l’année suivante, dans L’Auto, principal quotidien sportif français de 1900 à 1944, le journaliste Maurice Pefferkorn envisage sa possible sélection si la procédure devait aboutir. De fait, la naturalisation du joueur autrichien permettrait à son club, le Racing Club de France, de recruter un nouveau joueur à l’étranger, et à l’équipe de France de disposer d’un demi-centre, poste auquel aucun joueur français ne parvient alors à s’imposer. Le journaliste qui écrit également souvent pour L’Action Française, doute alors de l’opportunité de sélectionner des naturalisés de fraîche date pour défendre les couleurs nationales. Son confrère Lucien Dubech, qui lui aussi signe des articles dans les deux journaux, se saisit de la question pour dénoncer un supposé cosmopolitisme de l’équipe de France :

Gusti Jordan, Football européen, Paris, éditions du Triolet, 1947, p. 112.

Maurice Pefferkorn, « Le Racingman Jordan sera-t-il un jour demi centre de l’équipe de France ? », L’Auto, 24 février 1937.

Afin de tourner la loi sur l’emploi des étrangers, le Racing désire faire naturaliser Jordan. Celui-ci, sollicité déjà l’an dernier, s’est fait tirer l’oreille. Cette année, on négocie. Il demande cinquante mille francs.
Quel dommage qu’on ne puisse lui administrer cinquante mille coups de pied quelque part. Exiger cinquante mille francs pour devenir Français : c’est avec ça qu’on fabrique des Français en démocratie. […]

Nous avons déjà dans l’équipe de France Duhart, formé en Uruguay, Courtois formé en Suisse, André formé en Autriche, sans parler de Di Lorto, qui est né natif des Martigues, mais qui, s’il n’est pas Italien, l’a échappé belle, et de Diagne qui est nègre. L’équipe de l’armée est pavée de noms en a, en i et en eck, truffée de Beck et de Baimbridge. Demain, sans doute, l’internationale sera le genre humain, et la balle ronde s’habille fort à la mode. On met des étrangers à des places qui ont une autre importance, on peut tout aussi bien en mettre dans les équipes de balle ronde. Au moins, que les étrangers qui nous font l’honneur de nous lire sachent que nous restons quelques-uns à n’être pas fiers quand nous employons contre eux de telles armes.

Lucien Dubech, « Jordan », L’Action Française, 10 mars 1937.

L’argumentaire repose sur plusieurs accusations simultanées. Le mercantilisme sert de toile de fond : soupçonné de vouloir 50 000 francs en échange de sa naturalisation, Gusti Jordan ne saurait être une bon Français. S’y ajoute évidemment les inquiétudes sur la « pureté de la race » : chacun des joueurs cités est ramené à sa supposée origine nationale ou ethnique. Enfin, trois ans après la crise du 6 février 1934, il s’agit aussi de s’opposer à la démocratie et au communisme.

Gusti Jordan affirme alors ne pas avoir encore pris sa décision et il faut attendre, en effet, mai 1937 pour qu’une demande de naturalisation soit déposée, qui aboutit au décret publié le 9 janvier 1938 par lequel le joueur autrichien devient français, l’obligeant au service militaire de deux ans et lui ouvrant les portes de l’équipe de France.

Au lendemain de la guerre, ces arguments réapparaissent. La revue Population peut ainsi prétendre, en 1947, que les « vrais Français » sont minoritaires dans la sélection nationale. Quelques années plus tard, alors que la sélection peine à briller sur les terrains, une revue sportive publie un dessin représentant « une équipe cent pour cent française pour Mr Barreau » [le principal sélectionneur d’alors] où des individus nommés Mochosky, Macaronito ou Crétinsky côtoient les Batardi, Kakatoesky ou Ravioli.

 A. Juret, « La francisation des noms de personnes », Population, 1947, cité par Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, « L’immigration dans le football », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, n° 26, avril-juin 1990, p. 93.

Caricature parue en 1953 dans Sport Digest, reproduite dans Claude Boli, Yvan Gastaut, Fabrice Grognet (dir.), Allez la France ! Football et immigration, Paris, Gallimard – CNHI – Musée National du Sport, 2010, p. 126.

A la fin du XXe siècle ressurgissent ces élans racistes fondés sur les mêmes arguments que dans les années 1930. Alors que l’équipe de France s’apprête à disputer une demi-finale du championnat d’Europe en Angleterre, face à la République Tchèque, Jean-Marie Le Pen s’en prend aux joueurs lors d’un meeting à Saint-Gilles (Gard), puis lors d’une conférence de presse et d’une intervention à la radio. Il estime « artificiel que l’on fasse venir des joueurs de l’étranger en les baptisant équipe de France ». Dans France-Soir quelques jours plus tard, écartant de fait le droit du sol, il détaille :

Propos cités par Pierre Georges, « Bleu, blanc, noir », Le Monde, 25 juin 1996. 

Desailly est né au Ghana, Martins est bi-national portugais, ayant opté pour la nationalité française pour pouvoir faire partie de cette équipe, Lamouchi est Tunisien né en France, Loko Congolais né en France, Zidane Algérien né en France, Madar Tunisien né en France, Djorkaeff Arménien né en France.

Propos de Jean-Marie Le Pen, publiés le 25 juin 1996 dans France-Soir, cités par Renaud Dély, « Le Pen fait sa sélection des footballeurs pas assez français », Libération, 26 juin 1996.

Les accusations en impureté et les naturalisations de complaisance reviennent au premier plan de la démonstration. Alors que l’arrêt Bosman permet à un nombre croissant d’internationaux de quitter le championnat de France pour rejoindre des clubs allemands, anglais, espagnols ou italiens, au risque d’être accusés de mercantilisme, Jean-Marie Le Pen se sert d’un symbole national pour appuyer sa dénonciation et choisit de pointer l’attitudes des joueurs pendant les hymnes nationaux :

Pris en décembre 1995 par la Cour de justice des Communautés européennes, l’arrêt Bosman met fin aux quotas pour le recrutement des joueurs intra-communautaires. Les clubs peuvent alors recruter autant de footballeurs de l’UE qu’ils le souhaitent. Cet arrêt est complété par d’autres décisions au début des années 2000, ouvrant le recrutement sans quota aux ressortissants de pays extra-communautaires.

Grâce à la télévision, je les regarde au moment où on joue la Marseillaise et je constate que la plupart d’entre eux restent bouche fermée, quelquefois même, pour certains, visage hostile, et que d’autres marmonnent des paroles qui ne cadrent pas avec celles qui devraient être celles de la Marseillaise.

 Propos de Jean-Marie Le Pen, cités dans Renaud Dély, « Un dérapage qui provoque un tollé et embarrasse son auteur », Libération, 25 juin 1996. 

L’intérêt porté au chant effectif de La Marseillaise inaugure une série de reproches récurrents faits aux footballeurs de l’équipe de France. Alors que leurs prédécesseurs sont loin d’avoir systématiquement chanté l’hymne national avant une rencontre et qu’il est d’usage en France lors des cérémonies officielles de rester bouche close pendant que la fanfare joue La Marseillaise, les propos de Jean-Marie Le Pen font se télescoper origines géographiques et amour de la Nation, ce qui oblige le sélectionneur Aimé Jacquet à prendre la défense des joueurs visés qui, selon lui, « aiment ce maillot encore plus que leurs coéquipiers »

Réaction du leader du FN, JEAN MARIE LE PEN, après que l’équipe nationale de football se soit qualifiée pour les ½ finales de l’Euro 96 en battant hier soir l’équipe de Pays Bas, INA Sport.

Propos d’Aimé Jacquet publiés dans une interview accordée à Télérama, 12 juin 1996, cités par Rémy Fière, « Bleus de France : union multicolore contre les discriminations de Le Pen », Libération, 25 juin 1996.

Les soupçons identitaires

La victoire de l’équipe de France en 1998, deux ans après les invectives du leader d’extrême-droite laisse croire à la réussite du creuset français qu’incarnerait l’équipe « black, blanc, beur ». Même Charles Pasqua, pourtant inflexible ministre de l’Intérieur à l’origine d’une loi éponyme adoptée en 1993 et restreignant fortement l’accès à la nationalité, propose dans un élan de générosité soudain que la France en profite pour naturaliser massivement les immigrés en situation irrégulière. C’est sans compter sur le basculement du monde dans les premières années du millénaire. 

Raphaëlle Bacqué, Philippe Bernard, « Charles Pasqua suggère de « régulariser tous les sans-papiers » identifiés », Le Monde, 17 juillet 1998.

L’échec des retrouvailles lors du France-Algérie d’octobre 2001, interrompu quelques minutes avant la fin de la rencontre en raison de l’envahissement du terrain par des supporters des Fennecs, quelques semaines seulement après les attentats qui ont visé le territoire américain, et l’élimination rapide de l’équipe de France en Coupe du monde l’été suivant, ont définitivement raison de l’utopie de 1998. Les soupçons lancés par Jean-Marie Le Pen peuvent alors tranquillement germer pour éclore lorsque le pouvoir s’enquiert de l’identité nationale. Lorsque Zinedine Zidane achève sa carrière sur un coup de boule donné à Marco Materazzi en 2006, Jean-Marie Le Pen fait preuve d’une relative indulgence, estimant que, « à tout pêché, on doit miséricorde ». Néanmoins, avec la retraite du Ballon d’or 1998, l’équipe de France commence à traverser une baisse de régime. A la fin de la première saison post-Zidane, et sans que cela n’ait aucun rapport de causalité, bien sûr, un nouveau président de la République s’installe à l’Elysée. Avec lui est créé un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement. L’association des trois premiers termes est à l’origine de nombreuses critiques. Elle dit assez le contexte dans lequel se joue la fin des années 2000.

Communiqué de Jean-Marie Le Pen, 11 juillet 2006.


En se plaçant du côté de l’équipe de France, cette période est marquée par le doute illustré en particulier par la remise en cause de plus en plus fréquente du sélectionneur en place, Raymond Domenech et par les polémiques à répétition. La contre-performance du groupe dans une ambiance délétère lors du championnat d’Europe 2008, la qualification in extremis pour la Coupe du monde 2010 dans des conditions contestables ou l’affaire Zahia ne cessent d’écorner l’image de la sélection nationale. 

Alors que l’équipe de France doit passer par des barrages contre celle d’Irlande, William Gallas inscrit un but décisif dans les prolongations du match retour, après que Thierry Henry lui a passé le ballon de la main.

En avril 2010, une enquête menée par la brigade de répression du proxénétisme porte sur les relations tarifées que Karim Benzema et Franck Ribéry auraient eues avec Zahia Dehar, mineure au moment des faits.

Les soupçons prennent alors une nouvelle forme. L’appartenance religieuse des joueurs rejoint la phénotypie alors qu’un buffet halal est proposé, lors des rassemblements de l’équipe de France à partir de 2007-2008. Dès lors, un amalgame réunissant indistinctement l’origine étrangère, la jeunesse de quartiers populaires, la couleur de peau et l’appartenance religieuse installe un discours xénophobe visant l’équipe de France. Le moindre incident est l’occasion de soupçons à l’égard de joueurs considérés comme insuffisamment français. Cette accusation connaît son apogée lors de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud.


Alors que les hommes de Raymond Domenech sont en difficulté après un premier match nul face à l’Uruguay, ils ne parviennent pas à prendre à leur compte la deuxième rencontre face au Mexique le 17 juin. A la mi-temps, dans le vestiaire, un désaccord éclate entre le sélectionneur et son avant-centre Nicolas Anelka qui est remplacé par André-Pierre Gignac, sans que cela ne permette de renverser le match, finalement perdu sur le score de 2-0. Deux jours plus tard, le quotidien L’Equipe affiche à sa une les propos supposés de l’attaquant de Chelsea : « Va te faire enculer, sale fils de pute ». Le scandale est tel qu’il est dans la foulée exclu du groupe par les dirigeants de la Fédération. Le vocabulaire de l’insulte, qui ne semble finalement pas être celui utilisé alors par le joueur en colère à l’encontre du coach, s’inscrit dans le registre volontiers attribué aux « jeunes de banlieue ». En réaction au renvoi abusif de leur partenaire et collègue, les joueurs de l’équipe de France décident le lendemain de faire la grève de l’entraînement public. La polémique alors enfle au point de devenir un sujet dépassant le seul cadre sportif. La classe politique s’en donne à cœur joie. En dénonçant le supposé goût de l’argent et du luxe des joueurs de l’équipe de France, l’opposition trouve là un moyen d’adresser, par ricochet, ce reproche au pouvoir en place, si enclin au bling-bling. Ainsi, le socialiste Jérôme Cahuzac estime que, pour ces joueurs, « la seule échelle de valeur de la réussite humaine c’est le chèque touché en fin de mois ».  Les députés de la droite gouvernementale accusent ainsi les grévistes de « petits merdeux », de « mecs avec un pois chiche à la place du cerveau » ou de « racailles ». Ils reprennent ainsi un leitmotiv apparu dans la bouche du ministre de l’Intérieur devenu président de la République, Nicolas Sarkozy, qui, en novembre 2005, revendique ce mot pour dénoncer les délinquants dans les banlieues. Il n’hésite par ailleurs pas à y adjoindre le terme « caïds ». Roselyne Bachelot, ministre de la Santé et des Sports, qui aurait dit aux joueurs « c’est l’image de la France que vous avez ternie », se présente devant l’Assemblée nationale et, dans l’hémicycle à l’occasion des questions au gouvernement, évoque « des caïds immatures commandent à des gamins apeurés », se plaçant dans la dialectique avancée par Nicolas Sarkozy en 2005 qui distinguait les « racailles » des « braves gens qui veulent avoir la paix ». 

Roselyne Bachelot à l’Assemblée nationale qualifiant l’Equipe de France de « caïds immatures » en juin 2010.

Propos de Jérôme Cahuzac sur Radio J, cités dans « « Navrant », « scandaleux », « lamentable »…, les politiques indignés … », LeMonde.fr, 21 juin 2010. L’auteur de ces propos sera, pour sa part, condamné quelques années plus tard pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale.

Propos cités dans Pascal Duret, Muriel Augustini, « Les Bleus, la Coupe du monde 2010 et la construction de « l’identité nationale », dans Pascal Duret (dir.), Faire équipe, Paris, Armand Colin, 2011, p. 123-124.

« Nicolas Sarkozy continue de vilipender « racailles et voyous » », Le Monde, 11 novembre 2005.

Propos cités dans LePoint.fr, 22 juin 2010.

Venant de l’arabe, l’utilisation du terme « caïd » renvoie inexorablement aux relations entre colonisateur et colonisé. S’appliquant à des individus originaires de banlieues populaires (par exemple Nicolas Anelka a grandi à Trappes, Patrice Evra aux Ulis ou Alou Diarra aux 3000 à Aulnay-sous-Bois), il porte aussi l’amalgame du moment qui associe aux origines géographiques une appartenance religieuse supposée. Celle-ci constitue d’ailleurs une question prégnante lorsque la Direction Technique Nationale réfléchit à la reconstruction de l’image du football français qu’aurait écornée la grève de Knysna, avant de lancer l’idée de quotas qui limiteraient de facto l’accès à la formation de jeunes joueurs « de couleur » et/ou binationaux.

Dans l’Algérie coloniale, le caïd était ainsi un fonctionnaire placé à la tête d’une circonscription administrative, le douar.

Stéphane Beaud (avec Philippe Guimard), Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus, Paris, La Découverte, 2014, p.208-209, évoque ainsi un séminaire en juillet 2010 au cours duquel aurait été abordée « la question des pratiques religieuses (islam) ».

La victoire ne met pas fin aux délires racistes. La mythologie « black blanc beur » n’a duré que l’été 1998 et ne se répète pas en 2018, lors de la deuxième victoire de l’équipe de France en Russie. Bien plus, les réseaux sociaux offrent aux arguments racistes un espace de diffusion qui dépassent désormais les seules frontières nationales. Ainsi, au moment de la finale de la Coupe du monde en Russie, un élu Fratelli d’Italia publie sur Facebook que « pour la première fois, une équipe africaine remporte la Coupe du monde de football », le Corriere della Sera considère l’équipe de France comme composée de « champions africains mélangés à de très bons joueurs blancs » et un ancien joueur croate retient, dans un message sur Twitter, le nom de treize internationaux français suivis de drapeaux de pays africains. La réponse la plus forte vient probablement d’un des nouveaux Champions du monde, Benjamin Mendy, qui, dans un tweet, place un drapeau français en face du nom de chacun de ses partenaires. Preuve s’il en était  qu’en près d’un siècle, le football devenu sport populaire par excellence dans la société française, les joueurs de l’équipe de France, de Gusti Jordan à N’Golo Kante, doivent encore se justifier de ne pas être de mauvais Français, des Français de papier qui n’aiment pas suffisamment un pays qu’ils n’auraient choisi que par opportunisme et intérêt pécuniaire.

Stéphane Beaud (en collaboration avec Philippe Guimard), Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011, p. 158-160.

Sur le sujet, cf. Stéphane Beaud, « 1998 – La France « black blanc beur » », dans Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017, p. 745-748.

Nina Jackowski, « Entre amertume et racisme, l’Italie digère mal la victoire des Bleus », LeMonde.fr, 17 juillet 2018.

« Francia-Croazia, una finale Mondiale senza tempo tra numeri e cuciture », Corriere della Sera, 15 juillet 2018.

Pour citer cet article

François da Rocha Carneiro « L’équipe de France de football, des mercenaires des années 1930 aux caïds des années 2000, ou la construction d’une suspicion ordinaire », RevueAlarmer, mis en ligne le 14 décembre 2022, https://revue.alarmer.org/lequipe-de-france-de-football-des-mercenaires-des-annees-1930-aux-caids-des-annees-2000-ou-la-construction-dune-suspicion-ordinaire/

Benjamin Mendy est depuis poursuivi pour viols et agressions sexuelles par sept femmes et est suspendu par son club, Manchester City

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