11.12.23 L’empire de la nature : une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin XVIIIe siècle-années 1930), un livre de Hélène Blais

Dans son nouveau livre, L’empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux, l’historienne Hélène Blais s’intéresse à un objet a priori « neutre » : le végétal. Pourtant, elle nous montre comment l’histoire de sa domestication et de son apprivoisement dans les jardins botaniques est une question éminemment sociale et politique. En effet, l’ouvrage s’efforce avec succès de placer les jardins botaniques au cœur des problématiques de l’histoire coloniale et impériale au XIXe siècle. L’historienne réaffirme que l’histoire des sciences et des savoirs (ici botaniques), de l’environnement et de la colonisation sont indissociables, le tout dans une somme de plus de 350 pages dans lesquelles les plusieurs dizaines d’exemples sont autant d’arguments et de preuves à l’appui du propos. Dans l’espace encore émergent qui aborde en français l’histoire des sciences et des collections par le prisme des empires et du colonialisme, ce livre est extrêmement bienvenu. Cette histoire presque mondiale des jardins propose une approche complémentaire à la récente étude du cas du jardin de Calcutta. D’une part, car elle constitue un véritable ouvrage de synthèse historiographique mobilisant une bibliographie riche et exhaustive, dont la densité est mesurée, digeste et accessible. D’autre part, car le livre aborde une série de cas méconnus – notamment au sein de l’empire colonial français – que l’historienne explore grâce à des archives inédites. Hélène Blais participe ainsi à l’ouverture de nouveaux chemins de recherche en déconstruisant l’idée de colonialité avec son regard et sa méthode d’historienne.

On signalera en plus du le livre de Marine Bellégo sur le jardin colonial de Calcutta ; quelques études sur les collections du Muséum National d’Histoire Naturelle comme celles de Bertrand Daugeron, de Claude Blanckaert ou de Christelle Patin ; des études sur les savoirs géographiques et les pratiques de terrain, le travail de Marie-Noëlle Bourguet, d’Isabelle Surun, d’Emmanuelle Sibeud ou de Marie de Rugy. Les études sont plus nombreuses en histoire moderne, où l’on peut trouver les travaux de Silvia Sebastiani, de Samir Boumedienne, de Guillaume Calafat ou de Romain Bertrand.

Marine Bellégo, Enraciner l’empire : une autre histoire du jardin botanique de Calcutta (1860-1910), Museum national d’histoire naturelle, Paris, 2021.

Hélène Blais, L’empire de la nature: une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin XVIIIe siècle-années 1930), Champ Vallon, Ceyzérieu, 2023.

Une histoire presque mondiale des jardins botaniques

Hélène Blais poursuit son étude de la production de l’espace colonial qu’elle avait commencée dans son travail sur l’Algérie coloniale. Toutefois, elle s’empare ici d’un nouveau sujet d’étude : les savoirs botaniques, les plantes et les jardins. Surtout, en proposant une histoire des jardins qui impressionne par l’ampleur de sa couverture géographique, elle change complètement d’échelle. Elle emmène ses lecteurs et lectrices dans des jardins coloniaux du monde, en Afrique, en Océanie (Adelaïde, Brisbane, Melbourne, Sydney, Wellington), en Asie du Sud-Est (Calcutta, Hanoi, Hong Kong, Peradeniya, Pondichéry), mais également en Europe (notamment Paris et Londres, mais aussi Berlin ou Bruxelles). Le continent africain fait l’objet d’un traitement particulièrement soigné, avec des exemples pris au nord (Alger, Tunis), au sud (Amani, Le Cap, Durban), à l’ouest (Conakry, Dalaba, Libreville, Saint-Denis du Sénégal, Victoria/Limbe), au centre (Éala) et dans les îles (Pamplemousses, Saint-Denis de la Réunion), permettant d’éviter la construction d’une catégorie trop rapide et réductrice de « jardin africain ». La Caraïbe est la seule région américaine traitée (Saint-Vincent, Saint Pierre de la Martinique, Kingston) avec Cayenne. L’autrice signale et justifie cette exception par le décalage chronologique entre les empires espagnol et portugais et les autres empires européens. Loin de nuire à la qualité du travail, ce choix souligne la nécessité d’établir des limites, même dans une étude englobante, afin d’éviter de suggérer des catégorisations inadaptées. À la croisée des échelles, le livre d’Hélène Blais permet à la fois de saisir l’ampleur mondiale, impériale, coloniale des jardins botaniques, mais en échappant toujours à une lecture déshumanisée et objectivante de mise en réseaux et de « savoirs en transit ». Plutôt, elle égrène les exemples par une approche « au ras de la terre » (p. 8), au plus proche des acteurs, du travail et du concret, du quotidien des jardins. Elle lui permet justement d’étudier très finement situations, hiérarchies et rapports de pouvoir afin de décrire, d’analyser et surtout de caractériser ce qu’étaient les jardins botaniques coloniaux et de comprendre leur rôle dans la constitution des empires coloniaux.

Hélène Blais, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, Paris, Seuil, 2014.

James A Secord, « Knowledge in Transit », Isis 95, no 4 (2004), p. 654-72.

Ici, l’autrice fait référence à James Beattie, Empire and Environmental Anxiety: Health, Science, Art and Conservation in South Asia and Australasia, 1800-1920. Houndmills, Basingstoke, Hampshire, UK: Palgrave Macmillan, 2011. Sur les liens entre colonisation et santé mentale, il est utile de lire ou de relire Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Éditions du Seuil, Paris, 1975.

Gouverner l’empire par la nature

Le livre se compose de quatre chapitres. Le premier porte sur les empires et leurs jardins et explore la façon dont les métropoles, par le biais des jardins, mettent en place un gouvernement de la nature et procèdent à une mise en ordre du monde. Hélène Blais y montre que les jardins accompagnent l’expansion des empires, plutôt qu’ils ne la suivent. Il s’agit de créer des lieux et des réseaux qui démontrent le pouvoir de l’État, qui témoignent de la volonté d’un ancrage local durable, souvent en décalage avec une situation politique peu stabilisée. Il ne s’agit nullement donc d’une ornementation finale. Le jardin doit aussi permettre de servir les colons : à Sydney, en 1816, il sert à produire des légumes pour la colonie naissante (p. 36). Il doit également permettre, par un paysage rassurant, de calmer l’anxiété coloniale liée à des environnements considérés comme malsains. Le jardin est le témoin d’une colonialité marquée par des situations variées : Kew, jardin métropolitain et centralisateur à Londres, contraste avec Buitenzorg, en Indonésie, qui est le jardin de référence de l’empire néerlandais, mais loin de la métropole (p. 52-57). Les empires apparaissent également dans toute leur dimension incertaine et instable : nombre de jardins sont éphémères ou abandonnés, faute d’engagement à long terme, comme à Saint-Denis du Sénégal ou à Alger (p. 37). La fragilité de l’empire transparait, par ailleurs, dans la fragilité des réseaux savants et la vulnérabilité des plantes qu’il est si difficile de transporter d’un continent à l’autre (p. 41-44).

Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? Open edition Press, Marseille, 2014.

Domestiquer les plantes, les humains et les non-humains

Le deuxième chapitre porte sur la mise en exposition des empires dans les jardins et la façon dont ces derniers participent à l’invention du territoire colonial. Hélène Blais s’appuie ici plus particulièrement sur l’aménagement des jardins afin de documenter le rôle éminemment politique des jardins et des sciences botaniques, qui servent à exposer la capacité des empires coloniaux à contrôler la nature et, qui plus est, une nature sauvage. Les jardins sont ainsi situés, pour la plupart, dans les villes, parfois en périphérie ou dans des zones marécageuses, mais souvent à proximité immédiate des lieux de pouvoir. À Sydney, à Buitenzorg ou encore à Hanoi, le jardin se trouve dans les dépendances de la résidence du gouverneur (p. 89). Ces objets urbains répondent également à une ambition prométhéenne de miniaturisation du monde et de son englobement dans un seul lieu (p. 110-111), en offrant la possibilité de voir et de s’approprier la nature sauvage et la tropicalité, sans toutefois avoir besoin de s’enfoncer dans la forêt ou la jungle (p. 120). Ainsi, le jardin apparaît, sous la plume d’Hélène Blais, comme un formidable instrument de domestication : la science botanique, pensée comme européenne, permet l’ordonnancement du végétal ; les aménagements pittoresques (ponts, chemins etc.), mais aussi les gardiens et la police ou encore les grillages participent du maintien de l’ordre chez les humains et les non-humains. Le jardin sert à maintenir l’illusion d’une nature maîtrisée et enclavée par les Européens, niant, par là même, les traditions horticoles locales préexistantes.

Relire les lieux de savoir à l’aune du jardin colonial

Le troisième chapitre du livre porte sur le jardin botanique colonial comme lieu de savoir. Dans cette partie, Hélène Blais mobilise un concept désormais bien connu du champ de l’histoire des sciences et des savoirs, forgé notamment par Christian Jacob. Elle permet toutefois de le renouveler, en abordant plus particulièrement le lieu-jardin dans son articulation avec d’autres collections, musées, bibliothèque et laboratoires de pointe. Mais Hélène Blais montre aussi la production du lieu-jardin comme le résultat du travail d’acteurs variés, notamment les directeurs de jardin et les ouvriers. Les trajectoires (formations, parcours, carrières) des directeurs de jardin sont si diverses qu’il parait difficile de généraliser (p. 164). Hélène Blais remarque que ces figures coloniales ont toutes été héroïsées (p. 163), ce qui a mené à l’invisibilisation des jardiniers, gardiens et ouvriers, eux souvent issus des sociétés locales.

Toutefois, les savoirs vernaculaires apparaissent dans les flores, ces publications qui consistaient à décrire l’ensemble des espèces pour un espace donné. Ces documents bien souvent très arides sont l’occasion d’apercevoir le quotidien du travail au jardin et les échanges entre directeur et employés. Par exemple, une orchidée décrite par John Lindley à Ceylan a été nommée Taeniophyllum Alwisii, en hommage à l’implication d’un non-Européen nommé William Alwis Seneviratne dans la production de savoirs sur cette espèce (p. 196). Ses présences peuvent se trouver au détour d’une signature au bas d’une planche, ainsi un certain John Tiley, « jeune mulâtre d’Antigua », signe quelques planches de l’ouvrage d’Alexander Anderson, à Saint-Vincent. Mais Alwis n’est pas remercié dans la publication de Lindley. John Tiley n’est jamais mentionné par Anderson (p. 200). Le chapitre s’achève sur une question peu abordée dans l’histoire des musées et collections : leur fin. La guerre et le doute sur l’utilité du jardin botanique comme instrument de gouvernement impérial ont mené à l’abandon de nombreux jardins, bien avant les indépendances, ne laissant aux nouvelles nations que des « ruines végétales » (p. 242). Les jardins, comme tous les lieux de savoir ne sont jamais une nécessité, mais plutôt des espaces négociés, bricolés par les sociétés. C’est une grande force de l’ouvrage d’Hélène Blais que de le rappeler.

Boris Jardine, Emma Kowal, et Jenny Bangham, « How Collections End: Objects, Meaning and Loss in Laboratories and Museums ». BJHS Themes 4 (ed 2019): 1-27.

Les plantes au cœur d’une économie de l’exploitation

Le quatrième chapitre constitue certainement la partie la plus originale de l’ouvrage. En effet, en saisissant le jardin botanique comme une entreprise coloniale, Hélène Blais replace le jardin dans une économie coloniale qui rompt avec une histoire classique des institutions scientifiques qui œuvreraient pour un intérêt scientifique supérieur. L’autrice y étudie les jardins sous l’angle de la mise en valeur et de l’exploitation rationnelle des ressources. Elle montre notamment comment les empires se construisent sur une forme « d’ingénierie de la nature » (p. 245), à partir de l’exemple de l’acclimatation, qui ne concernait pas seulement les flux de plantes et de graines des espaces colonisés vers l’Europe, mais aussi des métropoles vers les jardins colonisés. Ainsi, les transferts de plantes et le succès de leur acclimatation sont relatés dans les archives des jardins comme des symboles de la réussite du projet colonial (p. 258) qui doit permettre d’éviter les famines voire de « sauver le monde » (p. 259) – cette citation témoigne de toute la démesure associée au projet colonial par certains de ces acteurs. Pourtant, l’acclimatation révèle aussi et surtout toute la méconnaissance du territoire qui a été approprié. Vers 1914, le directeur du jardin d’essai du Hamma à Alger se rend à l’évidence : les pratiques de cultures locales ont peut-être plus de sens (p. 269). Par ailleurs, on réalise que certaines espèces acclimatées sont invasives. Cela n’empêche pas les jardins de devenir des entreprises de vente de plantes : Le Cap se ménage un revenu avec la vente de semences ; le Hamma est cédé à une société financière (p. 282). L’économie de l’exploitation des ressources est également visible sur le plan de la main d’œuvre des jardins, que la photographie permet de documenter. Le travail du jardin était souvent physique et pénible et revenait soit à des employés, soit à des esclaves, apprentis ou prisonniers, dont on exploitait le travail. En montrant les liens ténus existant dans certains cas entre travail de jardin et travail de plantation, Hélène Blais démontre que les jardins étaient également des lieux de domination et de violence que l’image rassurante d’une nature maîtrisée ne saurait occulter (p. 334).

Un jardin d’essai a une fonction économique assumée : il servait plus particulièrement à la culture des plantes servant à l’approvisionnement en graines.

Documenter et contextualiser pour « décoloniser »

Loin de se contenter de juxtaposer des exemples, Hélène Blais a croisé et tissé les histoires de ces jardins dans un texte d’une remarquable clarté pour un échantillon de cette ampleur. Photographies, plans, flores, publications scientifiques imprimées, factures, herbiers, littérature normative, guides de voyage, planches botaniques, et tant d’autres : la documentation mobilisée pour documenter l’histoire de tous ces jardins coloniaux forme un impressionnant corpus. À la question de l’engagement des historiens et historiennes dans une possible « décolonisation » des collections scientifiques qui est posée dans les premières lignes de l’introduction, Hélène Blais répond sans remobiliser la formule au cours du livre. Plutôt, elle montre par la pratique que faire et documenter l’histoire coloniale de collections de botanique est un casse-tête documentaire dont les historiens et historiennes, avec leur savoir-faire de composition de corpus, de contextualisation et de problématisation, savent s’emparer. Loin des terminologies qui font mouche, le livre d’Hélène Blais s’appuie sur la complexité et le nuancier des empires coloniaux, pour affirmer, sans concession, l’histoire de la domination coloniale et de ses violences au XIXe siècle.

Pour citer cet article

Déborah Dubald, « L’empire de la nature : une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin XVIIIe siècle-années 1930), un livre de Hélène Blais », RevueAlarmer, mis en ligne le 11 décembre 2023, https://revue.alarmer.org/lempire-de-la-nature-une-histoire-des-jardins-botaniques-coloniaux-fin-xviiie-siecle-annees-1930-un-livre-de-helene-blais/

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