09.01.24 Les Convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au XVIe siècle, un livre d’Isabelle Poutrin

Après l’Espagne du XVIe siècle et l’étude des morisques, musulmans convertis au catholicisme, c’est vers l’autre Péninsule de la Méditerranée occidentale que se tourne Isabelle Poutrin, spécialiste d’histoire religieuse et de la conversion à la période moderne. À partir du cas de l’énigmatique poétesse juive Devorà Ascarelli, l’autrice se lance dans une vaste enquête, sur plusieurs générations, autour de la famille de puissants banquiers juifs de Rome dont Devorà est issue, les Corcos. Des années 1560 jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est l’histoire de la communauté juive de Rome, à travers les parcours de ceux qui la quittent par la conversion, qui affleure dans cette histoire familiale des « convertis du pape ». 

Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609, Paris, Presses universitaires de France, 2012.

Isabelle Poutrin, Les Convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au XVIe siècle, Seuil, 2023

L’originalité de l’ouvrage réside tout d’abord dans les archives mobilisées pour écrire l’histoire des Corcos, juifs comme néophytes, à partir du pontificat de Pie V – une période au cours de laquelle la situation des juifs à Rome se dégrade progressivement, sous le coup de politiques papales toujours plus répressives. Quand nombre d’études sur les convertis font la part belle aux récits de conversion ou aux procès inquisitoriaux, où la sincérité des convertis est érigée en enjeu crucial, ce sont les archives de la Rote romaine qu’a choisi de privilégier l’autrice. Certes, la judéité des acteurs compte dans les procès portés devant ce tribunal chargé de juger en appel les sentences rendues par les évêques ou les tribunaux civils de l’État pontifical. Néanmoins, elle n’est pas l’enjeu principal des procès, la Rote traitant toutes sortes de litiges, qu’il s’agisse de dettes de jeu, d’héritages problématiques ou de dots non versées. Cette entreprise de décentrement permet ainsi à Isabelle Poutrin d’éprouver comment des questions d’appartenance religieuse s’insèrent dans de complexes disputes familiales, que sous-tendent bien souvent des différends financiers. Si l’autrice fait également usage d’autres fonds et de documents imprimés, la richesse des archives de la Rote constitue le meilleur des plaidoyers pour une diversification des sources utilisées pour faire l’histoire de la conversion dans l’Europe moderne. 

Se convertir en famille 

L’ouvrage se compose de onze chapitres, dont dix relatent les différentes vagues de conversions successives que subit le clan Corcos au cours des XVIe et XVIIe siècles. Illustrée par d’utiles arbres, qui permettent de se retrouver dans la généalogie touffue de la famille, cette approche chronologique permet à Isabelle Poutrin de restituer minutieusement les recompositions identitaires qu’entraine la conversion de chacun des membres de la famille, comme de mesurer le rôle ambigu de la sphère familiale dans le processus de conversion lui-même. Dans nombre de cas, les Corcos convertis, qui peuvent dès lors résider à l’extérieur du ghetto de Rome, fournissent un refuge matériel et un soutien économique aux néophytes de leur famille. Ainsi l’éclatante réussite du néophyte Salamone Corcos, devenu Ugo Boncompagni en 1582, facilite-t-elle la conversion de ses proches sur plusieurs décennies. Mais la famille se révèle également un lieu de pressions et de violences, rendues légitimes par la nature des diverses normes juridiques qui régissent les relations entre juifs et non-juifs à Rome. En effet, la conversion entraîne nécessairement une rupture avec les proches restés juifs, de la même manière que la non-conversion est, elle aussi, synonyme de séparation. La conversion d’Astruga Corcos, la fille d’Ugo Boncompagni, provoque sa séparation avec son mari, resté juif – une séparation qui n’est que temporaire, puisque ce dernier finit par céder aux pressions familiales et se convertir à son tour. À l’inverse, la poétesse Devorà Ascarelli refuse de suivre ses propres enfants dans la foi catholique et perd leur garde. 

À travers l’étude des différents parcours des membres de la famille Corcos, l’autrice démontre combien les pressions familiales, économiques, et religieuses qui poussent les néophytes vers le baptême s’exercent de façon différenciée en fonction du genre et de l’âge des individus. Les hommes adultes, forts d’une plus grande autonomie et d’un statut financier plus solide, sont souvent en meilleure position pour résister aux pressions. À l’inverse, les femmes de la famille se trouvent dans une position plus fragile et certaines, à l’instar de la femme de Salamone Corcos, sont même séquestrées hors des murs du ghetto par leurs proches néophytes, avec la complicité de certains cardinaux et nobles romains. Le sort des mineurs, plus démunis, est moins enviable encore. L’analyse fine du cadre légal, depuis la lettre de Grégoire le Grand (602) jusqu’à la bulle Cupientes Judaeos (1542), dans lequel s’opèrent les conversions des Corcos permet de mieux comprendre pourquoi certains néophytes, à l’instar d’Ugo Boncompagni, agissent comme des agents de conversion au sein de leurs propres familles, parfois avec une grande violence, n’hésitant pas à enlever des enfants juifs pour les faire baptiser hors du ghetto. Ainsi, à la faveur de la mort de leur père, le neveu d’Ugo Boncompagni et ses frères sont enlevés par leur oncle et baptisés contre leur gré en 1592. En 1604, l’histoire se répète et les enfants de la poétesse Devorà Corcos sont kidnappés par les mêmes Boncompagni et contraints d’accepter le baptême. 

L’examen de ces différentes situations face à la conversion et des diverses nuances de contrainte qu’elles impliquent, de la conversion « volontaire » d’Ugo Boncompagni, à celles plus brutales de certaines femmes et enfants de la famille, permet d’alimenter le débat sur la notion de consentement à la période moderne. Les baptêmes forcés de certaines femmes et enfants Corcos, procédures abruptes et violentes, sont considérés comme valides aux yeux de l’Église, témoignant de la spécificité du consentement au baptême, par rapport au mariage ou à d’autres types de contrats, battant par là en brèche l’idée d’un concept unique de consentement qui pourrait s’appliquer à toutes les sphères de la société moderne (p. 201). Toutefois, Isabelle Poutrin souligne bien que certaines de ces pratiques violentes, et en particulier l’offrande d’enfants au baptême contre la volonté de leurs parents, ne font pas toujours l’unanimité parmi les autorités du Saint-Siège. Le cas des enfants de Devorà Corcos fait l’objet d’âpres débats au sein de la Congrégation du Concile, organe chargé de la mise en pratique du concile de Trente, devant laquelle il est instruit en 1604. Si le cadre théologique dans lequel s’opèrent les conversions favorise et facilite la violence et la contrainte, cet épisode démontre l’existence d’espaces, certes bien minces, au sein desquels ces pratiques pouvaient être contestées et dénoncées.

L’économie de la conversion

L’autre enjeu de l’ouvrage réside dans l’analyse des conséquences économiques de la conversion sur les parcours de vie des néophytes, comme sur l’ensemble du clan Corcos. Isabelle Poutrin montre combien, à Rome, la conversion au catholicisme s’accompagne fréquemment d’une trajectoire sociale ascendante et d’un enrichissement individuel. Le parcours des Corcos peut, dans ce contexte, être rapproché de celui d’autres convertis de l’espace méditerranéen, à l’instar des esclaves chrétiens ou juifs en territoire ottoman dont la conversion à l’islam se traduit souvent par une nette amélioration du statut et des conditions de vie. Des bénéfices évidents à la conversion qui, toutefois, ne sauraient constituer un argument quant à la sincérité de la démarche des individus. 

Dans le cas des Corcos devenus Boncompagni, cet enrichissement doit également être recontextualisé dans le cadre des mesures économiques mises en place par la papauté, et en particulier la bulle Cupientes Judaeos du 21 mars 1542, pour inciter les juifs à se convertir. Les papes cherchent en particulier à favoriser l’ascension de « convertis-trophées », comme les désigne l’autrice, ceux dont les conversions, à l’instar des Corcos, sont vécues comme de véritables prises de guerre par l’Église. Ainsi, Salamone et son fils, lors de leur baptême le 16 juin 1582, prennent le nom de Boncompagni, qui est aussi celui du pape Grégoire XIII (1572-1585), et deviennent citoyens romains de plein droit, accédant par la suite à des charges municipales d’envergure. Postes prestigieux, rentes, privilèges : c’est un nouveau monde que la conversion ouvre aux Corcos. 

Un nouveau monde d’autant plus séduisant que les contraintes exercées envers les juifs, et particulièrement envers les banquiers actifs dans le ghetto, tendent à s’alourdir pendant la période étudiée par l’autrice. Si les juifs expulsés d’Espagne bénéficient initialement d’un régime de tolérance qui leur permet de s’installer à Rome, leur situation change sous l’influence de plusieurs mesures papales dans la première moitié du XVIe siècle. Le confinement forcé à Sant’ Angelo, quartier dense et insalubre des bords du Tibre, sous le pontificat de Paul IV (1555-1559), qui les force à se défaire des biens qu’elles possédaient hors du ghetto, porte un coup aux élites juives de la ville. Surtout, l’encadrement strict des activités bancaires et la surveillance exercées par les agents du pape limitent les possibilités d’ascension des banquiers juifs, parmi lesquels les Corcos. De plus, les conversions de certains des membres de la famille contribuent à fragiliser les activités de crédit des Corcos restés juifs, puisqu’elles se traduisent quasi-systématiquement par des transferts d’argent hors de la communauté – les néophytes quittant le ghetto emportaient leurs biens et pouvaient même prétendre au remboursement de certaines sommes à leurs parents restés juifs. Ainsi, les femmes mariées qui optent pour la conversion sont en droit de réclamer le remboursement de leur dot à leur mari, si ce dernier refuse de les suivre hors de Sant’ Angelo. Accablés par les mesures punitives autant que par les conséquences économiques sur eux de la conversion, les trajectoires des Corcos du ghetto témoignent de la paupérisation de la communauté juive de Rome et de son affaiblissement à la fin du XVIIe siècle. 

Jouer et vivre sa conversion à Rome

Loin de constituer une tragédie privée, qui ne s’écrirait qu’entre les murs du ghetto et de la Rote, les différentes vagues de conversion qui affectent le clan Corcos sont intimement liées à la vie politique, religieuse et sociale de Rome. C’est l’une des grandes forces de l’ouvrage d’Isabelle Poutrin que de replacer ces épisodes dans la vie politique de la capitale du catholicisme, rythmée par la succession des papes et les créations de cardinaux. De même, l’autrice montre combien les catastrophes qui affectent Rome pendant la période ont un impact sur la trajectoire des Corcos et des Boncompagni. En 1591, par exemple, l’épidémie de typhus qui dévaste la ville fragilise les Corcos du ghetto et contribue, en laissant plusieurs enfants orphelins, à accélérer plus encore le rythme des conversions au sein de la famille. 

Le chapitre introductif, le seul à ne pas être centré sur la conversion d’un Corcos, mais sur le contentieux qui oppose Elia Corcos au Génois Cesare Zattera (avec qui il avait parié sur l’identité de la future promotion de cardinaux) peut, à première vue, sembler déconnecté du reste de la démonstration. Toutefois, il sert, entre autres choses, à introduire l’importance du jeu dans la trajectoire de la famille et ses liens avec les Romains non-juifs. Si l’ubiquité des jeux de hasard dans la vie sociale et politique de la péninsule italienne à l’époque moderne a déjà été bien étudié, Isabelle Poutrin souligne son importance dans la vie religieuse de Rome : élections papales, créations de cardinaux, tout est matière à pari – y compris la conversion du premier des Corcos, Elia, devenu Michele Ghislieri. Cette dernière serait la conséquence d’un pari entre Elia Corcos et le cardinal Ghislieri, élu pape en 1566, à la surprise générale. Que la conversion, un changement de statut si lourd de conséquences sur la trajectoire des individus et de leur entourage, soit l’affaire d’un simple pari, voilà une observation profondément contre-intuitive, qui témoigne de l’insertion du processus de conversion dans les cadres sociaux qui régissent la vie romaine à l’époque moderne.

Voir par exemple, Evelyn Welch, « Lotteries in Early Modern Italy », Past & Present, 199-1, 2008, p. 71‑111.

Enfin, l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage réside dans ce que les archives de la Rote donnent à voir de la vie matérielle des juifs et des convertis à Rome, témoignant de la perméabilité du ghetto à la vie extérieure comme de l’insertion des néophytes dans la société romaine après leur conversion. Testaments et inventaires de biens, rédigés après un décès ou à l’occasion d’une conversion, restituent l’univers matériel de ces banquiers juifs du ghetto et font la lumière sur la quantité et la diversité d’objets que certains Romains en mal de liquidités, hommes d’église et cardinaux inclus, plaçaient, le plus discrètement possible, chez les Corcos. Des objets précieux que ces derniers, comme d’autres banquiers juifs, étaient chargés d’estimer, devenant, par là, des experts de la vie matérielle des élites romaine. À l’inverse, l’étude de l’inventaire des biens des Boncompagni permet à Isabelle Poutrin de mesurer combien la conversion des Corcos au catholicisme fut synonyme d’une fulgurante ascension au sein de la société romaine comme la capacité de ladite société à intégrer certains néophytes. Contrairement à l’Espagne, la question de la pureté de sang n’y est pas prégnante et les néophytes ne semblent pas subir de discriminations systématiques. Ainsi, dans les années 1580, Ugo Boncompagni acquiert un immeuble, comportant plusieurs appartements, un carrosse, véhicule de luxe, typique d’un mode de vie nobiliaire, ainsi qu’une maison et un domaine à la campagne. Lisa Buratti, l’épouse de Gregorio – le fils d’Ugo – qui, contrairement à son mari, est issue de la noblesse romaine, accumule une vaste garde-robe, où foisonnent bijoux et tissus de luxe, à la pointe de la mode locale. Autant d’indices d’un « gusto for things » (« goût pour les choses ») des Corcos et de leur volonté d’intégration dans la société romaine, comme du dynamisme de cette société profondément inégalitaire mais où une ascension sociale rapide, sur une ou deux générations, reste possible. En tout cas, tout au long du XVIIe siècle, à mesure que les Boncompagni s’entourent de biens meubles, nouent des alliances avec la noblesse locale et entrent dans les ordres, la mémoire de leur vie passée près du Tibre, à Sant’ Angelo, s’estompe progressivement – les voilà devenus, somme toute, des Romains comme les autres.

Renata Ago, Gusto for Things: A History of Objects in Seventeenth-Century Rome, Chicago, The University of Chicago Press, 2013.

Pour citer cet article

Ana Struillou, « Les Convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au XVIe siècle, un livre d’Isabelle Poutrin », RevueAlarmer, mis en ligne le 9 janvier 2023,
revue.alarmer.org/les-convertis-du-pape-une-famille-de-banquiers-juifs-a-rome-au-xvie-siecle-un-livre-disabelle-poutrin/

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