10.11.23 L’enlèvement, un film de Marco Bellochio

En traduisant par « L’enlèvement » le titre original du dernier film de Marco Bellocchio (« rapito » en italien) un léger glissement sémantique s’est opéré, trahissant probablement l’intention du réalisateur : car c’est bien sur la victime, l’enfant juif enlevé sur ordre de la papauté, plutôt que l’action en tant que telle, que se porte toute son attention.

Avec le talent qu’on lui connaît, le cinéaste italien reconstitue un épisode dramatique de l’histoire de l’Italie. Le 23 juin 1858, le petit Edgardo Mortara, est enlevé à ses parents par les carabiniers du pape sur ordre de l’Inquisiteur Feletti, pour être placé et éduqué à Rome dans la Maison des Catéchumènes.  Après avoir enquêté, non sans difficulté, la famille apprendra que l’enfant a été soustrait à son foyer pour avoir été baptisé en secret, alors qu’il était nourrisson, par une servante catholique, Anna Morisi. En dépit des protestations nombreuses en Italie et en Europe, non seulement Edgardo ne reviendra jamais au sein du cercle familial, mais il restera dans le giron de l’Eglise jusqu’à mort, en 1940, après avoir été ordonné prêtre. Ravi à ses parents, le jeune Mortara a cédé à une autre forme de ravissement, celui du converti devenu catholique fervent et prosélyte. 

Elle fut créé en 1543 par Ignace de Loyola. Pour une perspective de longue durée relative à la pratique des baptêmes forcés, Marina Caffiero, Baptêmes forcés. Histoire de juifs, chrétiens et convertis dans la Rome des papes, Paris, Honoré Champion, Bibliothèque d’Etudes Juives, 2017. Voir également Jeanne Favret-Saada (en collaboration avec Josée Contreras) Le christianisme et ses juifs, 1800-2000, Paris Seuil, 2004.

De manière magistrale, Bellochio reconstitue les étapes d’un endoctrinement, celui de l’enfant, et d’une aliénation qui transformera ensuite le jeune homme en prêtre soutien zélé de l’Église. Il détaille les mécanismes d’un processus inexorable :  d’un côté, un enfant fragilisé par la séparation familiale, en quête d’affection et de reconnaissance ; de l’autre, une institution et ses serviteurs, passés maîtres, au fil des siècles, dans l’art de la propaganda fide, l’évangélisation. Pas à pas, le jeune Edgardo s’approprie une croyance dont le caractère aussi étrange qu’étranger se reflète, les premiers temps, dans son regard d’enfant, entre prières incompréhensibles et culte rendu au Christ sur la croix ; mais à force de rituels et de gestes de dévotion, la liturgie le familiarise avec le nouveau dogme. Bientôt, le sentiment d’appartenance à une communauté, l’intérêt manifesté par le Souverain Pontife à l’endroit du jeune captif, les fastes de la Cour pontificale transformeront Edgardo, conformisme juvénile aidant, en un fidèle « soldat » de l’Église désireux de convertir sa propre famille. 

Bien connue par les travaux historiques qui lui ont été consacrés, l’histoire de Mortara a parfois été comparée, par son écho international, à l’affaire Dreyfus ou à l’affaire Finaly, survenue après la Seconde Guerre mondiale, dont l’issue fut toutefois plus heureuse.

David Kertzer, Pie IX et l’Enfant juif. L’enlèvement d’Edgardo Mortara, traduit de l’anglais par Nathalie Zimmermann, Perrin, 2001.

L’enchaînement des faits constitue bien une « Affaire » par sa dimension de controverse, en ce qu’elle polarise deux visions du monde opposées : à la modernité politique issue des Lumières et du processus de sécularisation des sociétés, fait face un pouvoir pontifical défenseur de conceptions d’Ancien Régime de plus en plus anachroniques. Mais en juin 1858, quand bien même ses assises ont été plusieurs fois ébranlées, le pape Pie IX exerce toujours un double pouvoir spirituel et temporel sur les États de l’Église, de la Romagne au Latium en passant par les Marches et l’Ombrie. Après les années de tourmente provoquées par la Révolution française et l’Empire, c’est un système théocratique qui a été rétabli dans les États de la papauté. 

À la suite de l’entrée des troupes révolutionnaires en 1798, puis de Napoléon en 1808 et enfin de la proclamation de la République romaine en 1849.

Pourtant, élu pape en 1846, Pie IX avait suscité d’intenses espoirs dans les milieux libéraux, en ordonnant la libération d’un millier de prisonniers politiques et en mettant fin à la censure sur la presse. À  la suite d’une commission d’enquête sur les conditions de vie dans le quartier du ghetto de Rome, le Souverain pontife avait autorisé les juifs à s’établir librement dans la ville. La pratique des sermons imposés aux juifs, la predica coatta fut également supprimée. Mais les velléités libérales du pape ne résistèrent pas au printemps des peuples. Après avoir accordé une  constitution à Rome en mars 1848, inspirée de l’exemple du Royaume de Piémont Sardaigne, et ordonné, un mois plus tard, d’abattre les portes du ghetto, le pape refusa de s’engager aux côtés du Piémont contre l’Autriche dans la première guerre d’indépendance italienne. Alors que l’effervescence révolutionnaire s’intensifiait, sentant la situation lui échapper, Pie IX quitta la capitale. C’est depuis Gaète qu’il suivit les péripéties de la Seconde République romaine et l’intervention des troupes françaises lui permettant, un an plus tard, de revenir à Rome pour y restaurer  le régime pontifical.


L’ENLEVEMENT 2 © Anna Camerlingo 2023 Tous droits réservés IBC MOVIE KAVAC FILM AD VITAM PRODUCTION MATCH FACTORY PRODUCTIONS ARTE FRANCE CINEMA.

Dans une Europe en proie aux aspirations libérales et aux mouvements des nationalités, le retour aux commandes du Pape Pie IX se traduisit par un tour de vis réactionnaire, sur un plan politique comme doctrinal. En 1864, l’Encyclique Quanta Cura condamna les « monstrueuses » erreurs politico-religieuses du siècle.  Citant l’un de ses prédécesseurs, le pape dénonçait comme un véritable délire, la conception selon laquelle, « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme, qui doit être proclamé et assuré dans tout État bien constitué ». S’ajouta à l’Encyclique un Syllabus Errorum inventoriant « les principales erreurs de notre temps » : celui-ci s’imposera comme le bréviaire des milieux conservateurs et intransigeants.

André Chouraqui, in L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine, PUF, Paris, 1965, p. 21.

Le film restitue admirablement l’opposition de deux mondes et l’incompréhension de la papauté face aux changements qui bouleversent l’histoire de l’Italie et de l’Europe. L’intransigeance du pape et de ses vicaires est à la mesure du traumatisme subi par l’institution pontificale au cours du XIXe siècle. Ironie de l’histoire, à un an près il n’y aurait pas eu d’affaire Mortara. La deuxième  guerre d’indépendance conduite par le Piémont contre l’empire austro-hongrois provoque une série de révoltes en Italie centrale et notamment à Bologne, obligeant le cardinal légat à s’enfuir. En 1859, la papauté perd les Marches et l’Ombrie. Les changements politiques survenus à Bologne permettent l’organisation d’un procès à l’encontre de l’inquisiteur Feletti, jugé désormais selon les lois séculières en vigueur. 

À partir de 1860, le pouvoir temporel du pape ne s’exerce plus que sur Rome et le Latium. Dans la capitale de la chrétienté, les Juifs, sujets du pape, sont toujours discriminés, ne disposant pas des mêmes droits que les chrétiens. Après plusieurs siècles d’oppression, entre soumission et discussion, ils ont fait l’apprentissage de la prudence et de la ruse face aux prétentions de l’Église. C’est ce que suggère le film lorsque dans la Maison des Catéchumènes, Edgardo reçoit les conseils d’un jeune « ragazzo » du peuple romain convaincu qu’il suffit de jouer la comédie de la conversion pour se débarrasser des nouveaux maîtres et retourner à la vie d’avant. Il montre aussi qu’à la différence des responsables communautaires de Reggio, Modène et Bologne, les Juifs de Rome sont moins enclins à conduire une protestation publique autour du cas Mortara, pariant sur une stratégie de négociation qui se révélera tout aussi vaine.

La lutte contre l’antisémitisme avait déjà vu, par le passé, des formes de mobilisation internationale en Europe et au-delà. En 1840, des Juifs français et anglais ont défendu la cause d’un groupe de  Juifs de Damas, accusés par le Consul de France d’être responsables de la mort d’un père capucin. Les arrestations puis la torture, jusqu’au décès, de deux des accusés ont  ému les communautés émancipées provoquant l’entrée en scène de figures telles que Sir Moses Montefiore, ancien sheriff de Londres ou de l’avocat Adolphe Crémieux. Leur engagement conduira à la relaxe des inculpés déclarés innocents. Avec l’affaire de Damas, apparaît le projet de création d’une structure internationale pour défendre les Juifs à une époque où seuls 400 000 d’entre eux, sur un total de 4 à 5 millions, bénéficient de droits civils pleins et entiers. L’enlèvement d’Edgardo Mortara conduit, une nouvelle fois, Moses Montefiore et d’autres personnalités du judaïsme à mobiliser leurs réseaux en Europe et Outre-Atlantique. La presse libérale américaine, à commencer par le New York Times, consacre de multiples articles à l’événement. Au-delà du monde juif, certains cercles  protestants mais aussi des formations laïques se retrouvent autour d’une certaine idée du « droit naturel » des familles à ne pas être séparées. L’internationalisation de l’Affaire accrédite, une fois encore, le projet de création d’une structure internationale de défense et d’éducation des juifs de par le monde. Sous la plume d’Isidore Cahen, dans Les Archives Israélites, le dessein se précise : 

il s’agit uniquement de substituer à des efforts isolés l’action commune, de refaire un corps de membres épars ; l’horrible affaire  (Mortara)qui occupe le monde et qui nous a suggéré l’idée de ce plan, pourra ainsi marquer une ère nouvelle, une régénération morale : le crime serait devenu alors, par la grâce de la Providence, et en dépit de ses auteurs, une source de bien !.

Isidore Cahen, « L’Alliance israélite universelle », in Archives Israélites de France, vol XIX, décembre 1858, p. 702.

L’idée se concrétise, en 1860, avec la création en France, de l’Alliance israélite universelle. 

Mais le pape compte aussi des défenseurs et l’Affaire Mortara attise l’antisémitisme des milieux intransigeants. En Italie, La civiltà cattolica, créée en 1850 par les Jésuites, se jette dans la bataille et inspire, par ses articles la presse conservatrice du monde entier. Forte de son implantation internationale et de ses prétentions à l’universel, l’Église suscite partout des contre-feux face aux dénonciations de l’abus de pouvoir papal. En France, l’Univers de Louis Veuillot, particulièrement virulent, installe dans l’opinion l’idée de la toute-puissance des Juifs méditant de noirs desseins contre les sociétés chrétiennes : 

Sur ces mobilisations, voir le chapitre consacré à l’affaire Mortara dans Michel Winock, La France et les Juifs de 1789 à nos jours. Le Seuil, 2004.

La Civiltà cattolica fut créée en 1850 à Naples par des Jésuites. Elle devint ensuite l’une des voix officielles de la papauté.

La Synagogue est forte. Elle enseigne dans les universités, elle a les journaux, elle a la banque, elle est incrédule, elle hait l’Église ; ses adeptes et ses agents sont nombreux. Elle les a mis en mouvement partout, et son succès dépasse les espérances qu’elle pouvait concevoir, puisque, si nous en croyons Le Constitutionnel, les gouvernements eux-mêmes, cédant à la fausse opinion qu’elle a su créer, lui viennent en aide. Rarement les Juifs ont mieux montré ce qu’ils sont en état de faire en Europe : toutefois ils prennent l’habitude d’employer des comparses qui pourront se faire payer cher. 

Citation In  Michel Winock,  op. cit., p. 54-60.

Les réflexions de Louis Veuillot sont révélatrices de la réalité des préjugés antisémites tels qu’ils circulent dans les milieux catholiques et au sein de la société au milieu du XIXe siècle. Lorsque débute l’affaire, les parents d’Edgardo négocient avec le père Feletti un délai de vingt-quatre heures avant que l’enfant ne soit  emmené. Parce que l’inquisiteur craignait que l’enfant ne fût « sacrifié » par ses propres parents, il ordonna à deux gendarmes de rester dans la chambre familiale. Loin de se cantonner à des accusations à matrice religieuse, les propos antijuifs sont déjà émaillés de griefs imputant aux juifs leur toute puissance sur un plan économique, culturel et intellectuel. La fusion des différents registres de l’antisémitisme -politique, social, culturel religieux et bientôt biologique – est à l’œuvre. 

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Une fois Rome conquise en 1870, par les troupes de l’Unité italienne, la ville devient la capitale du Royaume et dès octobre 1870 l’émancipation des Juifs y est proclamée. Le pape se considère alors comme prisonnier du Vatican et invite les catholiques à s’abstenir de participer à la vie politique de l’État libéral par la consigne du non expedit : une consigne qui contribuera sans doute, à quelque chose malheur est bon, à différer l’organisation politique des milieux antisémites dans la péninsule. Avant de mourir, en 1878, le pape Pie IX aurait affirmé, dans un éclair de lucidité « tout a changé autour de moi ; mon système et ma politique ont fait leur temps ». Le transfert du corps du pape vers la Basilique de San Lorenzo hors-les-murs, trois ans après sa mort, provoqua bien, comme on le voit dans le film, de vifs tumultes, les manifestants criant des slogans hostiles aux cris de « papa porco » [le pape est un porc] et « dans le Tibre ». En reconstituant cet épisode, Marco Bellocchio introduit un salutaire moment d’ « uchronie » dans la construction filmique, comme il le fit également dans Buongiorno Notte, en imaginant Aldo Moro recouvrant la liberté. On peut y voir une manifestation d’une ultime liberté : celle du père Pio Mortara, redevenu  « l’enfant juif » Edgardo, s’arrogeant, le temps d’un instant, le pouvoir de crier avec la foule dans un élan d’émancipation. 

Pour citer cet article

Marie-Anne Matard-Bonucci, « L’enlèvement. Un film de Marco Bellocchio », RevueAlarmer, mis en ligne le 10 novembre 2023, https://revue.alarmer.org/lenlevement-un-film-de-marco-bellochio/

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