20.10.23 West Indies ou les nègres marrons de la liberté, un film de Med Hondo.

West Indies, les nègres marrons de la liberté, nous fait entrer dans l’univers singulier de Med Hondo. Ce dernier, généralement connu pour avoir été la voix française d’Eddy Murphy, fut également un cinéaste, réalisateur, producteur et acteur militant. Sa filmographie se compose d’une dizaine de productions réalisées entre les années 1960 et les années 2000.

En dépit d’une reconnaissance internationale sanctionnée par de nombreux prix et distinctions, l’œuvre de Med Hondo reste mal connue du grand public. Le coffret DVD édité par Ciné-Archives, nous offre la possibilité unique de découvrir ou redécouvrir trois des réalisations majeures du cinéaste mauritanien : Soleil Ô (1970), Sarraounia (1986) et West Indies, les nègres marrons de la liberté (1979). Véritable trésor éditorial, ce coffret dévoile également un aperçu de la personne de Med Hondo dans un livret de quarante pages où figurent images d’archives originales, extraits d’entretiens variés et textes inédits autour de sa vie et de son œuvre. Les disques des films s’accompagnent aussi de courts-métrages, de making-off et d’extraits d’un entretien nous permettant d’approcher au plus près la vision hautement militante de Hondo sur le cinéma. 

Med Hondo - Trois films restaurés
Coffret Med Hondo, Ciné-archives, 2023.

 Ciné-archives est le fonds audiovisuel du Parti communiste français et du mouvement ouvrier. https://www.cinearchives.org/. Le travail sur ce coffret a été possible grâce au travail de ciné-archives où le fonds Med Hondo a été versé,

Né en Mauritanie, Med Hondo fut l’un des réalisateurs les plus novateurs et engagés de sa génération. Proche des milieux marxistes et compagnon de route du PCF, sa production cinématographique est révolutionnaire tant dans son fond que dans sa forme, comme le dit son collaborateur et ami Abdoul Ali War. Sa trajectoire personnelle entre l’Afrique et l’Europe se double d’une expérience migratoire marquée par le racisme et la censure, qui guide l’intégralité de son œuvre :

J’ai découvert que le peuple français ne connaissait rien de moi, donc de l’Afrique, et je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. […].

Interview pour l’émission « Des mots de minuit », janvier 2005.

Abdoul Ali War a notamment collaboré aux tournages des films West Indies et de Sarraounia.

Dans plusieurs de ses interviews, Med Hondo aborde les multiples refus de financement de ses films par le CNC. Selon lui, ces refus étaient liés au caractère politiquement sensible de ses productions.

Bande-annonce du film « West indies ou les nègres marrons de la liberté ».

West Indies, les nègres marrons de la liberté est l’incarnation même de cette pensée. Ce film « tragi-comique » qui emprunte à la comédie musicale autant qu’au film historique et à la pièce de théâtre, oscille entre documentaire et fiction. Med Hondo y livre une critique acerbe de la politique migratoire de l’État français dans les années 1960 envers la population des départements d’outre-mer. Jouant avec l’espace et le temps, l’œuvre tisse des parallèles et des liens entre la déportation des Africains réduits en esclavage vers les Antilles durant la traite négrière, et les migrations organisées des années 1960, tout cela dans un décor magistral. En effet, c’est dans les anciens locaux de l’usine Citroën Javel situés dans le XVe arrondissement de Paris que Med Hondo a choisi de tourner West Indies. Plus qu’un clin d’œil, l’intention est d’inscrire ce film dans une dénonciation générale de l’exploitation des travailleurs immigrés qui, dans le cas des Antilles,

L’outre-mer français se compose aujourd’hui de 12 territoires répartis entre les océans Pacifique, Indien, Antarctique et Atlantique. Dans ce film, Med Hondo traite essentiellement de la Martinique et de la Guadeloupe, deux îles de l’océan Atlantique concernées à la fois par l’esclavage et par le BUMIDOM.

parce qu’ils ont faim de travail, parce qu’ils ne trouvent pas sur place de quoi nourrir leur faim, partent embarqués dans le ventre des avions et des bateaux, pour que leurs bras participent à l’édification des pyramides des sociétés occidentales […].

Synopsis orignal de West Indies : « Les nègres marrons de la liberté ».

La symbolique du décor se joue à deux niveaux : dans le choix d’un lieu de tournage emblématique d’une part, et dans la remarquable caravelle négrière sur laquelle est filmée l’intégralité des scènes du film. Construite de toutes pièces pour le film comme en attestent les images du making-off, cette reconstitution impressionnante d’un pont de navire négrier accompagne le propos du long-métrage dénonçant les abus des déplacements encouragés, contraints ou forcés à des fins d’exploitation.

Capture d’écran, « West indies ou les nègres marrons de la liberté », Ciné-archives.

Le film est une adaptation de la pièce de Daniel Boukman, Les négriers (1971) dont Med Hondo a gardé l’aspect théâtral pour réaliser une mise en scène qui mobilise les codes de la comédie musicale et du spectacle. Ainsi, dans West Indies, la musique et de la danse ont toute leur place et on se sent parfois assis au théâtre, parfois au cinéma ou encore à Broadway si on se laisse transporter par les sublimes chorégraphies des danseurs. La première scène s’ouvre sur le gros plan d’un fauteuil ornementé et estampillé « RF », République française. Le sujet est ainsi annoncé : Hondo nous parle de la France. D’abord, de la France et son premier empire colonial, active dans la réduction en esclavage, le commerce et la déportation de centaines de milliers d’hommes et de femmes vers « les îles de la mer Caraïbe » ; mais aussi la France d’un contexte post-colonial où s’affrontent desseins assimilationnistes et indépendantistes. Effectuant des allers-retours entre ces deux époques de part et d’autre de l’Atlantique, Hondo aborde avec humour, critique et sagacité l’épineuse question du lien entre la métropole et ses colonies antillaises, devenues départements.

La loi de départementalisation de 1946 fait passer les territoires de la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion du statut de « colonies » à celui de « départements français ».

Ainsi, dans West Indies, on glousse à la cour du Roi de France en parlant d’esclavage ; les élites politiques des départements d’outre-mer sont corrompues, bêtement assimilées et blanchies au sens propre comme au figuré ; la religion est au service de la propagande coloniale ; et le touriste voyageant dans la Caraïbe se délecte de ne pas croiser de « nègres » à moins qu’ils ne coupent de la canne à sucre.

Un « docu-fiction » pédagogique

Pour autant, West Indies a sans conteste une immense portée didactique. Le contexte historique des deux périodes que Hondo fait dialoguer entre elles –période esclavagiste et deuxième moitié du XXe siècle– est parfaitement posé et documenté. Des passages plus ou moins scénarisés nous en rappellent les dates, chiffres, événements politiques et sociaux marquants. La course coloniale en vigueur au XVIIe siècle dans les Amériques est par exemple expliquée, tout comme le fonctionnement du commerce triangulaire et, pour les années 1970, les revendications d’autonomie dans les Antilles, les taux d’émigration vers l’Hexagone, en passant par l’évocation des luttes syndicales autour de la question ouvrière. À ce titre, certaines scènes du film s’apparenteraient presque à des leçons d’histoire. Dans une séquence, on voit par exemple des personnages caricaturaux aux sourires sournois porter le bonnet phrygien en montrant des pancartes qui indiquent successivement : « 1789 Révolution Française », « 21 Septembre 1792 Triomphe de la République », « 1802 Napoléon rétablit l’esclavage », « 1830 Louis Philippe maintient l’esclavage ».

West Indies, les nègres marrons de la liberté © Ciné-Archives
 Le « député Justin » présentant un enfant esclave à la cour du roi de France, « West indies ou les nègres marrons de la liberté », Ciné-archives.

Hondo entend donc bien transmettre une histoire par ses dates et ses événements politiques clés. Il semble ainsi vouloir réinscrire l’histoire des Antilles dans l’histoire coloniale et impériale de la France, mais pas de n’importe quelle façon. Pour Hondo, il s’agit de faire entendre la voix des oubliés et des exploités, de révéler leur histoire. On apprécie dès lors un grand nombre de dialogues en créole martiniquais ou guadeloupéen, langues syncrétiques créées par les esclaves pour parvenir à communiquer en dépit de leurs origines africaines variées. Dans le film, le créole narre et accompagne la résistance à l’oppression. Durant l’esclavage d’abord, car il permet l’organisation des révoltes d’esclaves. On trouve notamment une référence à la révolte de Saint-Domingue entamée par les esclaves à partir de 1791 et qui aboutira à l’indépendance d’Haïti en 1802. Mais le créole accompagne également toutes les résistances du XXe siècle. Dans le film, les voix opposées à l’émigration vers la métropole s’expriment uniquement en créole. Un groupe d’individus antillais – les marrons – dénonce, aux deux époques, les mensonges de l’État français, les risques encourus par les esclaves puis par les migrants et migrantes lors de leurs traversées respectives de l’Atlantique. Les dialogues en créole empruntent au genre du conte créole qui, comme le rappelle la chercheuse Jacqueline Couti :

« même dits en langue française, [ces contes] sont nourris d’un imaginaire créole souvent véhicule de subversion, [et] « piochent » dans la culture dominante pour mieux la critiquer ».

Jacqueline Couti. « Récits créoles : langue et pouvoir aux Antilles », Yves Charles Zarka éd., La France en récits. Presses Universitaires de France, 2020, pp. 319-332.

Dans West Indies Med Hondo représente avec fidélité des faits historiques pour mieux les dénoncer.

« Partez à Paris ! » : un pamphlet contre la politique migratoire de la France

Le film documente la mise en place d’une politique d’émigration des Antillais et des Antillaises vers la métropole et le déploiement d’une véritable propagande pour encourager les départs. Ici, Med Hondo fait explicitement référence à l’histoire du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM). Le contexte socio-économique des départements d’outre-mer est aussi évoqué : la crise sociale et le faible emploi favorisent les départs vers « Métropole ».

La Métropole est personnifiée dans le film par l’absence d’utilisation d’un déterminant.

« Le BUMIDOM est créé en 1963 par le gouvernement français, à l’instigation de Michel Debré, devenu, après sa démission du poste de Premier ministre, député de la Réunion. Il s’agit d’une société d’État, au budget autonome, placée directement sous la tutelle des différents secrétariats d’État à l’Outre-mer. Son objectif assumé est d’encadrer et d’organiser les migrations venues des DOM, afin de désamorcer la crise sociale latente dans les DOM (émeutes de 1959 à Fort-de-France) et de s’assurer du maintien des DOM, derniers vestiges de l’empire, dans la République française. La migration d’individus souvent jeunes permet de couper les mouvements indépendantistes de leur base supposée. […] Il rassemble réseaux gaullistes (hommes politiques hexagonaux ou élites issues des DOM), hauts-fonctionnaires, souvent anciens préfets, militaires, experts au profil technocrates. Il s’agit pour la France de la gestion inédite d’une migration […]. »

Sylvain Pattieu, « Un traitement spécifique des migrations d’outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés », Politix, vol. 116, no. 4, 2016, pp. 81-113.
 Représentation d’une manifestation indépendantiste dans les Antilles françaises et sa répression par la police, « West indies ou les nègres marrons de la liberté », Ciné-archives.

Mais à l’arrivée dans la « France promise », la désillusion est totale. Hondo montre le racisme de la société d’accueil et les difficultés à trouver logements et emplois. On se souvient de la scène d’une heureuse discussion entre une tenancière de bordel parisien exaltée à l’idée que ses clients « raffolent des Antillaises » et le propriétaire d’un hôtel ravi que les Antillais « s’entassent parfois à six dans une chambre qu’ils payent au jour le jour ». 

Par ailleurs, le rôle des élites antillaises dans ces migrations organisées est abordé par Hondo avec beaucoup de virulence. Incarnées par la figure du « député Justin », les élites politiques non-blanches sont moquées et tournées en ridicule tout au long du long-métrage. Ces personnages sont maquillés d’une poudre blanche sur le visage, métaphore utilisée pour manifester leur volonté de rapprochement et d’assimilation aux dominants. Ils sont présentés tantôt comme des menteurs corrompus et opportunistes, tantôt comme des individus manipulables et manquant de discernement à l’instar de ce champion de boxe présenté à son peuple d’origine comme une preuve de la réussite sociale qu’apporte la migration vers la métropole. Quasiment incapable de se tenir debout et visiblement amoché par ses trop nombreux combats, il « récite » un discours à la gloire de la France et de son entraîneur qui lui auraient offert une incroyable opportunité.

La critique du rôle des élites n’est pas sans rappeler le courant des subaltern studies en sciences sociales qui naît à la même époque que le tournage du film. Théorisées par l’historien indien Ranajit Guha dans les années 1980, ces études inspirées du marxisme ont souligné la proximité et la collaboration des élites indiennes et britanniques dans leur commune exploitation des paysans indiens :

C’est précisément au prix d’une rupture avec l’histoire coloniale, classique ou critique, que les subaltern studies sont ainsi devenues le symbole de la réappropriation, par des intellectuels des pays du Sud, de l’histoire du passé colonial de leurs peuples […].

Sophie Dulucq et al. « L’écriture de l’histoire de la colonisation en France depuis 1960 », Afrique & histoire, vol. 6, no. 2, 2006, p. 235-276.

Jouer avec le temps et l’espace : un intérêt politique

En dressant une continuité entre période esclavagiste et moment du BUMIDOM, Hondo entreprend un jeu de miroirs entre deux temps et deux espaces, et nous invite ainsi à réfléchir aux continuités et aux ressemblances dans l’histoire. Tels que présentés dans le film, esclavage et BUMIDOM se répondent car ils correspondent à deux moments d’utilisation et d’exploitation par la France – à des degrés différents – des populations antillaises. Dans le regard de Hondo, il s’agit des deux faces d’une même pièce qui révèle de telles permanences. D’abord « importées » pour servir la grandeur et l’enrichissement de la France par le travail servile, puis « exportées » vers la France hexagonale quatre siècles plus tard pour servir de main d’œuvre peu qualifiée.

Mais West Indies manifeste surtout à la perfection la volonté qui traverse l’intégralité de la production de Hondo : dénoncer le silence de l’histoire.  

Lors de la sortie du film en 1979, l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage est encore un grand impensé en France. Elle ne figure par exemple dans aucun programme scolaire. Il faut attendre les années 2000 et la loi dite Taubira tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité pour voir son enseignement devenir obligatoire.

Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée.

Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

Med Hondo est donc un pionnier, un artiste engagé et un précurseur. Jusqu’à sa mort en 2019, il a œuvré en faveur de la reconnaissance des inégalités et a lutté contre l’invisibilisation des mécanismes de domination en tâchant de les montrer au cinéma. Ce sont d’ailleurs certainement ces convictions qui l’avaient poussé à devenir un acteur majeur du développement du cinéma africain en créant le Comité Africain des Cinéastes dans les années 1960, « afin de promouvoir le cinéma africain en Afrique et lutter contre la diffusion d’imaginaires européens et occidentaux dévalorisants dans le cinéma ».

Elara Bertho, « Med Hondo, une voix anticoloniale », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°142, 2019, p.139-144.

West Indies, les nègres marrons de la liberté nous rappelle qui était Med Hondo, non pas seulement un doubleur célèbre de cinéma, mais un homme imprégné de la « responsabilité collective » de faire connaître l’histoire de la domination occidentale et d’utiliser le cinéma pour redonner voix aux femmes et aux hommes dont l’histoire a été tue. 

Pour citer cet article

Morgane Honoré, « West Indies ou les nègres marrons de la liberté, un film de Med Hondo », RevueAlarmer, mis à jour le 23 octobre 2023, https://revue.alarmer.org/west-indies-les-negres-marrons-de-la-liberte-un-film-de-med-hondo/

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