L’autobiographie de Nat Love, initialement publiée dans sa version en anglais en 1907, et dont Thierry Beauchamp nous propose une traduction en français, est l’histoire, racontée par lui-même, d’un homme, né esclave en 1854 dans le Tennessee et qui devint cow-boy au Texas et dans l’Arizona, puis porteur pour la compagnie de trains Pullman et enfin agent de sécurité à Los Angeles.
Le titre que Thierry Beauchamp choisit pour cette traduction est différent du titre original, relativement long, ce qui était fréquent au XIXe et au début du XXe siècle. Ce dernier ne contient ni le mot « cow-boy » ni le mot « noir » : Vie et aventures de Nat Love, plus connu dans le pays du bétail sous le nom de Deadwood Dick, par lui-même. Une histoire vraie de l’esclavage, de la vie dans la grande prairie et les plaines de l’Ouest sauvage, basée sur des faits et des expériences personnelles de l’auteur. Le titre français met en avant deux caractéristiques de Nat Love, le fait qu’il soit noir et un cow-boy. Il ajoute également à ce titre le mot « autobiographie ». Ces trois éléments sont, en effet, ce qui rend ce récit exceptionnel : il représente le seul témoignage d’une personne noire, anciennement esclavagisée, qui devint, à l’époque, un des cow-boys noirs les plus célèbres. Il prétendait être l’incarnation de Deadwood Dick, personnage du roman d’Edward L. Wheeler, qui connût un certain succès. L’histoire et l’imaginaire collectif n’ont retenu que des cow-boys blancs (on pense, bien sûr, à tous les westerns où John Wayne tient le premier rôle ou à des personnages mythiques comme Billy le Kid).
Le récit commence par une évocation de l’esclavage, Love ayant obtenu sa liberté à presque 10 ans, en 1863, quand Abraham Lincoln signa la Proclamation d’émancipation (on remarque ici l’une des nombreuses inexactitudes du récit puisque Nat Love dit que la guerre de Sécession a éclaté quand il avait 10 ans, ce qui reviendrait à dire qu’il est né en 1851). À ce titre, cette autobiographie entre dans la catégorie des « récits d’esclaves ». Une centaine de ces récits fut publiée jusqu’à la fin de la guerre de Sécession (entre 1745 et 1865) et une centaine d’autres entre 1866 et 1999. Toutefois, contrairement à l’immense majorité des récits publiés avant la guerre et de nombre de ceux qui furent publiés après, Love évoque l’esclavage avec un certain détachement, il décrit un système caduc et il ne ressent donc pas le besoin de le dénoncer avec force. Il évoque dans le titre « une histoire vraie de l’esclavage », et non le fait qu’il fut esclave lui-même, et il n’y consacre que le premier chapitre.
L’immense majorité des récits d’esclaves publiés avant la guerre de Sécession étaient diffusés pour illustrer l’esclavage et, ainsi, le dénoncer pour que les lecteurs se rallient à la cause de l’abolitionnisme. L’expérience des mauvais traitements du narrateur et de ses compagnons d’infortune était donc mise en avant et décrite avec force détails. Les narrateurs se battaient pour une cause en donnant à voir à leurs lecteurs des êtres humains injustement traités et parfois torturés. Une fois l’esclavage aboli, le message des récits d’esclaves change de nature. Il ne s’agit plus de dénoncer un système désormais aboli, mais de témoigner de ce que ce système fut pour des millions de personnes (on estime à quatre millions la population réduite en esclavage aux Etats-Unis au début de la guerre de Sécession) et également de montrer que les esclaves, une fois libres, n’étaient pas devenus des fardeaux pour la société, mais des hommes et des femmes qui travaillaient dur pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.
Une vie et des aventures
Nat Love rejoint donc la grande majorité des récits publiés après la guerre dans son insistance sur le dur labeur et les conditions de vie difficiles des Africains-Américains une fois l’esclavage aboli. Même s’il admet parfois un penchant pour l’alcool, ce qui le place, de manière récurrente, dans des situations assez difficiles et parfois cocasses, il se montre toujours soucieux de mener à bien les missions qui lui sont confiées, que ce soit en tant que cow-boy ou en tant que porteur dans un train. Il évoque également les difficultés rencontrées quand il vivait avec sa mère et ses frères et sœurs dans une petite ferme que son père avait achetée à son ancien maître. Il illustre ainsi la lutte pour leur survie de millions de personnes, anciennement esclavagisées et affranchies sans aucun moyen de subvenir à leurs besoins. Ils étaient obligés de partir, sans forcément savoir où aller, ou d’accepter des arrangements inégaux avec leurs anciens maîtres pour exploiter quelques terres.
Mais pour Love, l’essentiel semble être ailleurs, dans la narration de ses péripéties et de ses exploits. Son récit se transforme très vite en récit d’aventures, même lorsqu’il évoque la guerre de Sécession, qui est l’occasion pour lui de montrer sa bravoure et son envie d’en découdre alors qu’il n’est encore qu’un enfant. De nombreux chapitres sont consacrés à sa vie de cow-boy, ce qui rend ce récit précieux (même si la véracité de certains de ses dires doit être mise en doute, nous y reviendrons).
Comme Thierry Beauchamp l’explique dans l’introduction, on estime qu’environ un quart des cow-boys étaient noirs, et cette redécouverte est assez récente car les films et romans, mais aussi l’historiographie, n’ont retenu pendant très longtemps que des cow-boys blancs. Nat Love est très fier de ses exploits sur un cheval et avec un pistolet et ses fanfaronnades font sourire le lecteur, d’autant plus qu’il n’hésite pas non plus à se moquer de lui-même, quand il explique, par exemple, qu’un jour qu’il était ivre, il essaya d’attraper un train avec un lasso. Ce côté fanfaron se retrouve également dans les diverses photographies de lui qui émaillent le récit en anglais, images sur lesquelles il apparait souvent seul, en pied, se tenant bien droit face à l’appareil. L’édition en français n’en conserve que deux, une de Love dans ses habits et avec son équipement de cow-boy sur la couverture et l’autre vers la fin du livre dans sa livrée de porteur. Il est également très fier de son travail de porteur, auquel il consacre la deuxième moitié de son récit et, tout comme il l’avait fait pour son travail de cow-boy, il décrit très minutieusement les diverses tâches qu’il devait accomplir. Il livre également au lecteur quelques anecdotes amusantes sur des « célébrités » qu’il aurait rencontrées sur les pistes de l’Ouest ou dans les trains dans lesquels il travaillait, M. Pullman (des trains Pullman) en personne ou Billy le Kid faisant partie de celles-ci.
Un récit d’esclave non conventionnel
Le récit de Nat Love a de nombreuses similitudes avec les autres récits d’esclaves publiés avant ou après la guerre de Sécession mais, outre le fait qu’il est le seul cow-boy à avoir écrit son histoire, il s’en démarque également pour trois raisons. Tout d’abord, il parle d’amour, de celui pour sa première fiancée qui mourut peu avant leur mariage et pour celle qui devint sa femme à qui il dédie son autobiographie. Les narrateurs de récits d’esclaves sont généralement assez pudiques sur leurs sentiments et ils révèlent très peu de leurs émotions ou de leur attachement. Love décrit son amour pour ces deux femmes et son chagrin immense quand son premier amour (dont il ne donne pas le nom) décède prématurément. Il clame également son amour pour son pays, les États-Unis, dans un élan patriote très rare parmi les personnes (anciennement) esclavagisées. Il est vrai que son travail de porteur le fait voyager sur tout le territoire états-unien et qu’il peut ainsi décrire longuement les paysages qu’il découvre. Cependant, son récit va au-delà de la brochure touristique pour devenir une déclaration d’amour enflammée pour « son » pays. Il revendique ainsi une citoyenneté, sans que ses propos ne revêtent un tour polémique pour dénoncer l’absence de droits civiques des Africains-Américains à l’époque. Enfin, il fait preuve d’un mépris non dissimulé, teinté parfois de haine, envers les Amérindiens et les Mexicains qu’il croise lors de ses chevauchées à travers l’Ouest pour accompagner des troupeaux de chevaux sauvages ou de bovins. Il n’hésite pas à émailler son récit de contrevérités, quand il affirme, par exemple, que les Amérindiens massacraient les bisons en nombre tandis que les Blancs ne tuaient que quelques bêtes pour se nourrir, ce que Thierry Beauchamp corrige dans une note de bas de page. Ce racisme sans complexe est extrêmement rare dans les récits d’esclaves, qu’ils soient publiés avant ou après la guerre de Sécession et il surprend d’autant plus que Nat Love ne fait jamais mention du racisme dont lui-même dut être victime, dans des États ou territoires du Sud à peine sortis de plus d’un siècle et demi d’esclavage et, plus généralement, dans un pays qui ne reconnaissait que très peu de droits aux Africains-Américains.
Le récit est précédé d’une courte introduction dans laquelle Thierry Beauchamp contextualise le récit et établit une historiographie rapide de l’étude des cow-boys noirs (qui est relativement récente). Il présente Nat Love comme un « affabulateur » qui a écrit « une autobiographie authentique pleine de mensonges ». Cette formule, très jolie mais qui pourrait paraitre contradictoire, illustre parfaitement les débats autour de l’authenticité des récits d’esclaves dans lesquels les narrateurs mettent en scène leur vie et celles des autres esclaves, en forçant parfois le trait ou en inventant des anecdotes, mais leurs récits n’en restent pas moins authentiques dans le sens où c’est bien la voix de la personne esclavagisée qu’ils donnent à entendre. Beauchamp rétablit parfois la vérité en contredisant les propos de Nat Love dans des notes de bas de page (comme nous l’avons vu pour le massacre des bisons), mais ces notes sont assez peu nombreuses et le lecteur comprend que le traducteur a voulu laisser le champ libre à Love pour permettre au lecteur de lire ce récit comme un roman d’aventures, davantage que comme un témoignage historique. Cette traduction met à la portée des lecteurs français un récit méconnu, mais qui intéressera tous les publics, ceux férus d’histoire états-unienne comme ceux passionnés de westerns. Cette traduction s’inscrit également dans les efforts faits, depuis quelques années, pour donner accès à ces récits bien particuliers (il n’en existe pas en français) à des lecteurs non-anglophones. Il existe notamment aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre une collection, intitulée « Récits d’esclaves », créée par Anne Wicke et dirigée par Claire Parfait et Marie-Jeanne Rossignol, qui propose des traductions ainsi que de riches introductions à plusieurs récits (ont été publiés les récits de William Wells Brown, Sojourner Truth, Henry Bibb et Isaac Mason. Ceux de Josiah Henson et Moses Roper sont en préparation).
Pour citer cet article
Marie-Pierre Baduel, « Nat Love. Cow-boy noir. Une autobiographie. » Un récit de Nat Love, RevueAlarmer, mis en ligne le 11 octobre 2023, https://revue.alarmer.org/nat-love-cow-boy-noir-une-autobiographie-un-recit-de-nat-love/