11.06.23 L’Esclavage raconté aux enfants, un livre de Frédéric Régent

Après les livres destinés au jeune public de Christiane Taubira et Olivier Pétré-Grenouilleau, l’historien Frédéric Régent vient de publier aux éditions La Martinière, L’Esclavage raconté aux enfants. Ces auteurs s’adressent au même public, mais ce qui distingue, à première vue, le livre de ce dernier, est son format et la richesse des illustrations (plus d’une centaine d’images).

Frédéric Régent, L’esclavage raconté aux enfants, La Martinière Jeunesse, 2023.

Christiane Taubira, L’Esclavage raconté à ma fille, Bibliophane, 2002. 
Olivier Pétré-Grenouilleau, L’Histoire de l’esclavage racontée en famille, Plon, 2008.

Un récit historique clair et d’une grande qualité scientifique 

Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire des esclaves et des propriétaires d’esclaves, Frédéric Régent a réussi le pari difficile de raconter en trente-deux doubles pages une histoire de l’esclavage et de la traite sur la longue durée. Les soixante-quatre pages de son album commencent par une évocation de l’histoire de l’esclavage de la préhistoire à l’esclavage contemporain avant de présenter en quelques lignes l’Antiquité et le Moyen Âge occidental et oriental. La plus grande partie de l’ouvrage est consacrée à l’histoire des quatre siècles marqués par les conquêtes coloniales européennes et les traites négrières, l’exploitation d’une main d’œuvre servile d’origine africaine dans des sociétés coloniales esclavagistes, de la fin du XVe à la fin du XIXe. Avec un réel esprit de synthèse, après avoir décrit l’organisation d’une plantation, Frédéric Régent présente les différents acteurs des sociétés esclavagistes : les commandeurs, les esclaves « à talent » et les cultivateurs, les domestiques, les esclaves des villes, les femmes et les enfants, mais aussi les affranchis et les propriétaires blancs ou « libres de couleur », les résistances et la longue marche vers les abolitions. Dans cette dernière partie, l’historien fait le point sur la diversité des oppositions et des résistances à l’esclavage jusqu’à l’abolition au Brésil en 1888 : la fuite, le marronnage et la piraterie, les révoltes à bord des navires et dans les plantations. En août 1791, commença à Saint-Domingue, la plus grande insurrection qui déboucha sur la liberté pour les esclaves de l’île en août 1793, avant que la Convention ne votât, le 4 février 1794 l’abolition dans toutes les colonies de la République. Mais sauf à Saint-Domingue qui devient en 1804, la République d’Haïti, l’esclavage est brutalement rétabli dans les colonies françaises jusqu’à l’abolition de 1848.

Frédéric Régent est maître de conférences et directeur de recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste de l’histoire de la colonisation, de l’esclavage et de la Révolution française, il a notamment publié La France et ses esclaves, Grasset, 2007, Pluriel-Fayard, 2012, Libres et sans fers, paroles d’esclaves français (avec Gilda Gonfier et Bruno Maillard), Fayard, 2015 ; Les maîtres de la Guadeloupe, Tallandier, 2019. Il a été président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2016 à 2019.

Il s’agit d’esclaves avec des qualifications : maçons, forgerons, tonneliers, charpentiers, charrons, cabrouettiers, scieurs de long, raffineurs, commandeurs.

L’espace concerné est vaste : les puissances colonialistes européennes (Portugal, Espagne, France, Angleterre …), l’Afrique avec les forts et les comptoirs littoraux où arrivent de l’intérieur du continent plus de douze millions de captifs; le Brésil et le continent américain, les îles de la Caraïbe, et dans l’Océan Indien : les Mascareignes (Maurice et La Réunion) et Madagascar. A partir des XVIe et XVIIe siècles, ces territoires ont connu la création d’une économie de plantation qui exporta vers les métropoles européennes du tabac, de l’indigo, du sucre, du café, du cacao et du coton. Traite et productions coloniales connurent leur « apogée » lors des dernières décennies du XVIIIe siècle.


Des « portraits » qui permettent d’incarner l’histoire des traites et de l’esclavage

Pour chacune des trois principales parties de l’album, l’auteur a judicieusement choisi de tracer le portrait d’un ou deux personnages qui incarnent diverses formes de résistance à l’exploitation esclavagiste et aux préjugés racistes qu’elle a engendrés :

Olaudah Equiano est né vers 1745 dans le Nigeria oriental. Fils d’une famille de « notables » igbo, il est kidnappé avec sa sœur, alors qu’il avait dix ans. Déporté vers la Barbade puis vers la Virginie, ensuite acheté par un officier de la Marine anglaise (le lieutenant Pascal) qui le baptise du nom de Gustave Vasa. Olaudah Equiano combattit pendant la guerre de Sept Ans. Il apprend à lire et à écrire lors d’un séjour à Londres. En 1766, âgé de 21 ans, il retrouve sa liberté. Malgré un sort plus heureux que celui de ses compagnons, il subit les violences et les humiliations infligées au déporté, à l’esclave mais aussi au « nègre libre ». Entré en contact avec le mouvement abolitionniste au début des années 1780, il écrit ses mémoires et sillonne l’Angleterre pour dénoncer la traite et l’esclavage. Il meurt à Londres en 1797.

Le choix du tableau représentant Olaudah Equiano (à la page 24) peut être discuté. Il aurait semblé préférable de reproduire la gravure qui a servi pour le frontispice de la première édition de The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavas Vassa, the African. Written by Himself, datant de 1789.

Portrait d’Olaudah Equiano : gravure, frontispice de la première edition de The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavas Vassa, the African. Written by Himself (London, 1789). (Copie à the John Carter Brown Library at Brown University; ainsi que Library of Congress, Prints and Photographs Division, LC-USZ62-54026) 

Joseph Bologne, dit le chevalier de Saint-Georges est né en 1745 à la Guadeloupe d’une mère esclave et d’un père libre. Compositeur, musicien (il dirige l’orchestre du duc d’Orléans), escrimeur, il a une carrière exceptionnelle à la Cour. Pendant la Révolution, il prend le commandement de la Légion franche des Américains créée en 1792. Il meurt à Paris en 1799.

Guillaume Guillon Lethière est né en 1760 à la Guadeloupe d’une femme « libre de couleur » et de Pierre Guillon, un notaire qui ne le reconnait qu’en 1799. Placé à Paris pour y apprendre la peinture, il est appelé « Letiers » (il était le troisième fils de sa famille) puis signe de nombreuses œuvres « Lethière ». Il fréquente l’atelier de David. A la fin de sa carrière, il est nommé professeur à l’Ecole des beaux-arts de Paris et devient membre de l’Institut de France. Il peint, notamment, Le Serment des Ancêtres, œuvre allégorique peinte en 1822 qu’il offre à Haïti vingt ans après le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe. L’œuvre met en scène un moment du combat qui aboutit en 1804 à la proclamation de la République d’Haïti : le « mulâtre » Alexandre Pétion rejoint l’armée noire dirigée par Jean-Jacques Dessalines pour arracher l’indépendance, seule garante de l’émancipation. Cette œuvre est conservée au Musée national de Port-au-Prince .

Cyrille Bissette, né à la Martinique en 1795 dans une famille de « libres de couleur », est arrêté, marqué au fer rouge et condamné aux galères car soupçonné d’avoir rédigé l’opuscule De la situation des gens de couleur libres aux Antilles Française. Après une campagne d’opinion menée en France, il est condamné à dix ans de bannissement des colonies. En 1823, il s’installe à Paris où il milite en faveur des droits des « libres de couleur », puis en faveur de l’abolition immédiate de l’esclavage (et, non, comme malencontreusement écrit page 66 : « En 1834, il s’engage contre (sic) l’abolition de l’esclavage »). Après l’abolition de 1848, alors qu’il avait été élu député de la Martinique, il prône la réconciliation et « le mutuel oubli du passé ».

Harriet Tubman est née esclave vers 1822 dans le Maryland. Adolescente, elle subit une grave blessure à la tête à la suite de laquelle elle a de nombreuses visions qu’elle interprète comme des messages divins. Elle s’enfuit en 1849, et parvient à libérer sa famille et près de soixante-dix esclaves vers les États libres et le Canada en participant au « chemin de fer clandestin » (Underground Railroad), un réseau d’itinéraires et de refuges utilisé par les esclaves fuyant vers la liberté au-delà de la ligne de démarcation entre les États abolitionnistes et esclavagistes Mason-Dixon avec l’aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause. Elle fut surnommée la « Moïse du peuple noir ». A la fin de sa vie, elle milite pour le droit de vote des femmes. En 2014, le Président Obama annonce que le portrait d’Harriet Tubman figurerait sur les billets de 20 dollars, mais l’administration Trump a mis un frein au projet. L’administration Biden a annoncé son intention de le mener à son terme.

« Harriet prend alors l’Underground Railroad, un chemin de fer clandestin qui mène vers les États du Nord … » La phrase ainsi formulée (p. 67) tout comme la carte peuvent laisser penser au jeune lecteur qu’il s’agissait d’un réseau ferré que les fugitifs pouvaient emprunter en se cachant. Un autre ouvrage pour les enfants consacré à Harriet Tubman explique : « Le Chemin de Fer Clandestin utilisait le vocabulaire du rail. Les gares représentaient les maisons où les esclaves pouvaient se cacher et se reposer, les conducteurs étaient les guides et les cargaisons les personnes en fuite. »

Pour avoir des données précises sur les origines et les territoires vers lesquels ont été déportés les captifs et les captives, il est possible de consulter le site « Slave Voyages ».

Fleur Daugey et Olivier Charpentier, Libre. Harriet Tubman, une héroïne américaine, Actes Sud junior, 2020, p. 20.

Un riche corpus iconographique insuffisamment mis en valeur

Comment représenter les horreurs des traites et de l’esclavage sans terrifier les enfants ? Tout auteur d’un livre sur le système esclavagiste est confronté, surtout lorsqu’il s’adresse à de jeunes lecteurs et lectrices, à la représentation de la violence et de l’humiliation. Quel équilibre trouver pour éviter l’édulcoration et la complaisance ? Frédéric Régent choisit un corpus d’images (gravures, tableaux, photographies) qui montre les marches forcées, l’entassement à bord du navire de traite, la vente publique aux enchères, les fers, le fouet, les châtiments comme la flagellation. Pouvait-il faire autrement ?

Certaines images sont terribles, comme le tableau de Marcel Verdier intitulé Châtiment des quatre piquets dans les colonies L’historien décrit ce tableau peint en 1843, montrant la punition infligée à un esclave fugitif. Mais il aurait probablement fallu aussi ajouter que Marcel Verdier, peintre antiesclavagiste, voulait en la représentant, dénoncer la barbarie du châtiment subi par cet esclave au vu et au su de tous. Une fragile lueur d’humanité peut néanmoins apparaitre dans le regard de la fillette, témoin de la scène, apeurée en direction d’une femme noire, probablement sa nourrice.

 Marcel Verdier, Châtiment des quatre piquets dans les colonies, huile sur toile, 1843 postdaté 1849 par le peintre. Source : The Menil Foundation Collection, Houston

L’auteur accompagne la plupart des images d’un court texte descriptif qui contribue à une meilleure compréhension du document et ne le cantonne pas au statut de simple illustration. Toutefois, certaines œuvres auraient gagné à être accompagnées d’une interrogation critique sur le point de vue de leur auteur. Ainsi, les trois documents qui accompagnent la double page (p. 68-69) intitulée « la fin de l’esclavage » proposent sans commentaire critique, la même imagerie abolitionniste qui invisibilise les combats menés par les esclaves. Ces derniers y sont présentés comme des êtres soumis, attendant leur salut d’un philanthrope blanc (l’abolitionniste britannique, le représentant de la République ou Lincoln). 

Frédéric Régent, L’esclavage raconté aux enfants, La Martinière Jeunesse, 2023, p. 68-69.

Il s’agit des trois œuvres suivantes :
– François-Auguste Biard, L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (27 avril 1848), huile sur toile, 261 cm x 391 cm, 1849, Musée national du château de Versailles.
– Une gravure datant des années 1860 montrant un père d’une famille d’esclaves affranchis baisant la main d’Abraham Lincoln. 
– « Am I not a man and a Brother ? », Josiah Wedgewood, Gravure d’après le médaillon officiel de la British Anti-Slavery Society, 1795, Londres. 

Il est dommage de ne pas avoir précisément identifié les images reproduites (titre, nom de l’auteur, date et lieu de production, contexte et destinataires…), à commencer par le portrait qui illustre la couverture. Car, tout en contribuant à sa culture, n’est-ce pas là une information essentielle à transmettre au jeune lecteur d’un album qui reproduit des documents historiques, d’autant plus formatrice qu’elle aide à comprendre l’importance du point de vue de celui qui tient la plume (ou le pinceau) ?Ainsi, ne regarde-t-on pas d’un œil plus avisé les trois lithographies de William Clark (p. 30-31) choisies parmi les Dix images de l’île d’Antigua datées de 1823 (British Library, Londres) qui mettent en scène une plantation esclavagiste avec une population servile laborieuse, correctement vêtue et un propriétaire vigilant qui contribue à la prospérité économique de la colonie, si l’on sait que l’artiste, ami des planteurs, réside sur l’île alors que se menait une campagne d’opinion qui aboutit en 1833 à l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques dont Antigua faisait partie ?

The Captive Slave (L’Esclave captif) est un portrait peint par l’artiste anglais John Simpson  (1782-1847), exposé pour la première fois à Londres en 1827. Il a été acquis par l’Art Institute de Chicago en 2008 ? 

Pour certaines œuvres, comme celle reproduite page 62, la brièveté du commentaire (« L’insurrection des esclaves entrant dans la Convention ») pose problème. Un lecteur qui ne connaît pas bien l’histoire de la Révolution en France et à Saint-Domingue risque de ne pas comprendre le caractère allégorique de l’œuvre et de penser que les esclaves des colonies ont pu faire irruption dans la salle de l’Assemblée comme le firent les foules parisiennes 

Dessin à la plume rehaussé de gouache réalisé par Nicolas Monsiau, L’abolition de l’esclavage proclamée à la Convention le 16 pluviôse an II, Musée Carnavalet, Paris.

Enfin, l’information du jeune lecteur aurait été encore meilleure s’il avait pu trouver à la fin de l’album quelques repères chronologiques, un bref lexique pour définir quelques termes que la brièveté du texte n’a pas permis à l’auteur d’expliciter (« engagé », « libre de couleur », « Underground Railroad » …) et une ou deux cartes pour localiser les territoires et les lieux évoqués.

Ce bel album devrait trouver sa place dans les bibliothèques, notamment scolaires, compte tenu de la qualité du récit historique et de la diversité des images qui l’accompagnent. On ne peut, donc, que saluer l’initiative de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage (F.M.E.) qui le 10 mai 2023 a offert un exemplaire de cet album aux élèves des classes qui ont participé au concours scolaire national « la Flamme de l’égalité » qui vise à faire connaître l’histoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. 

Pour citer cet article

Eric Mesnard, « L’Esclavage raconté aux enfants, un livre de Frédéric Régent », RevueAlarmer, mis en ligne le 11 juin 2023. https://revue.alarmer.org/lesclavage-raconte-aux-enfants-un-livre-de-frederic-regent/

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