13.05.22 Les Larmes de l’Histoire. De Kichinev à Pittsburgh, un livre de Pierre Birnbaum

Pierre Birnbaum, historien et sociologue, est connu pour ses nombreux travaux traitant de la place des Juifs en France. De l’assimilationnisme napoléonien (2007) aux persécutions du régime de Vichy (2019), en passant par l’Affaire Dreyfus (1994), Pierre Birnbaum a fait le tour de l’histoire des Juifs en France depuis l’émancipation et a identifié la place de cette minorité à travers les époques et les différents contextes politiques et sociaux. Ce faisant, il a rencontré souvent la question de l’antisémitisme. Dans Les Larmes de l’Histoire. De Kichinev à Pittsburgh, paru dans la collection « NRF Essais » de Gallimard en janvier 2022, il traite de l’histoire juive outre-Atlantique, qu’il avait déjà abordée dans une perspective comparative en 2012 avec Les Deux maisons. Essai sur la citoyenneté des Juifs (en France et aux États-Unis). Ce nouveau livre de Birnbaum élargit encore la géographie des comparaisons, en y incluant notamment la Russie impériale, dont la ville de Kichinev, emblème des violences anti-juives. Il confronte ainsi le sort des Juifs aux États-Unis avec celui de leurs coreligionnaires du Vieux continent afin de répondre à la question : est-il légitime de considérer l’Amérique comme une terre d’asile, le seul refuge dans lequel les Juifs de la diaspora ont pu vivre en sécurité ?

Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire. De Kichinev à Pittsburgh, NRF Essais, Gallimard, 2022.

Pierre Birnbaum, Les Deux maisons. Essai sur la citoyenneté des Juifs (en France et aux États-Unis), Paris, Gallimard, 2012, 432 p.

Sécher les larmes : l’Amérique protectrice de Salo Baron

La question que pose Pierre Birnbaum interroge la théorie de l’historien du judaïsme américain, originaire de Galicie, Salo Baron. Ce dernier avait critiqué la « vision lacrymale » de l’histoire juive, soutenue notamment par son collègue sioniste Yitzhak Baer ou encore par le romancier Israel Zangwill. Selon cette conception, l’histoire du judaïsme ne serait qu’une vallée de larmes, jalonnée par les innombrables persécutions, massacres et pogroms dont le peuple juif a été victime pendant les siècles, de l’exil à 1948. Dès 1928, Baron s’est opposé fermement à cette approche. Tout en reconnaissant les atrocités qu’a dû subir son peuple, il a refusé de considérer les persécutions comme l’élément fondateur de son histoire, célébrant, au contraire, le progrès culturel qui animait, malgré tout, les communautés et ghettos juifs :

Yitzhak Baer, Galout, Calmann-Lévy, 2000, 216 p.

 …une communauté qui coule des jours paisibles durant des décennies échappera à la chronique d’un observateur du Moyen Âge alors qu’un court moment de violence populaire qui ne dure que quelques jours, retiendra davantage son attention.

Salo Baron, A Social and Religious History of the Jews, New York, Columbia University Press, 1937, vol. 2, p. 40 ; cité dans Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire. De Kichinev à Pittsburgh, Paris, Gallimard, 2022, p. 30.

Erik Marc Greenberg, A Prophet and His People : Israel Zangwill and His American Public, 1892–1926 and Beyond, Phd, University of California, Los Angeles, 2012, 306 p.

Ainsi, Salo Baron a appelé les Juifs à se débarrasser de la « mentalité du persécuté » (p. 35), à abandonner une l’image d’eux-mêmes comme victimes passives de leur sort en mettant, au contraire, l’accent sur leur agentivité à travers les siècles. La Shoah l’a pourtant conduit à évoluer, comme le rappelle Pierre Birnbaum. Quand il fut sollicité pour témoigner lors du procès Eichmann en 1961, Baron reconnut le caractère tragique de la longue histoire du judaïsme dans laquelle il a inscrit la Shoah (p. 35), tout en limitant cette appréciation à l’Europe. Les États-Unis, goldene medine (littéralement, « l’État d’or » en yiddish) devenus la terre d’asile de nombre de réfugiés juifs, constitueraient une alternative à cette vision. Selon Baron, l’Amérique a su protéger les Juifs grâce à son exceptionnalisme, son modèle unique d’un État fédéral, suffisamment décentralisé pour laisser se développer et progresser, en son sein, différentes communautés religieuses et ethniques (p. 45). Contrairement aux États-nations européens, notamment la France napoléonienne, le gouvernement étasunien n’aurait jamais imposé de rhétorique nationaliste assimilatrice. Contrairement aussi aux grands empires de la Vieille Europe, tout particulièrement l’Empire russe en pleine « russification » à la fin du XIXe siècle, il n’aurait jamais voulu écarter une partie de sa population, en devenant complice de violences à son encontre. Plutôt qu’une minorité, les Juifs constitueraient une partie de la majorité dans la « nation des nations » qu’est l’Amérique, coexistant paisiblement avec les autres tout en conservant leur entre-soi culturel, linguistique et religieux — une sorte de « ghetto à l’américaine », « qui assure la transition entre formes spécifiques de sociabilité et assimilation » (p. 43).

Voir notamment Pierre Birnbaum, Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras, Paris, Calmann-Lévy, 1995

Voir Eugene M. Avrutin et Elissa Bemporad, Pogroms: A Documentary History, Oxford, Oxford University Press, 2021 ; Alexei Miller, The Romanov Empire and Nationalism: Essays in the Methodology of Historical Research, trad. Serguei Dobrynin, Budapest, Central European University Press, 2008.

Après avoir présenté « Salo Baron : la goldene medine et le refus de l’histoire lacrymale », objet du premier chapitre, Pierre Birnbaum consacre le reste du livre à analyser la place de l’antisémitisme dans la société étasunienne. Le second chapitre « L’Affaire Leo Frank : le lynchage d’un Juif » examine en profondeur un épisode curieusement absent des écrits de Baron.

La première désillusion des Juifs en Amérique

En 1913, Leo Frank, un Juif américain de la seconde génération, directeur d’usine à Atlanta, a été accusé du viol et meurtre de son employée, la jeune Mary Phagan âgée de quatorze ans. Malgré l’insuffisance de preuves de sa culpabilité et la présence d’un autre suspect, le balayeur noir Jim Conley, aujourd’hui largement considéré comme le vrai meurtrier, Frank a été condamné à mort par le tribunal d’Atlanta. La sentence ayant été beaucoup critiquée par d’éminents avocats du Nord des États-Unis, ainsi que par ses défenseurs juifs qui accusaient le juge d’antisémitisme, le gouverneur de Géorgie John Slaton a commué sa peine de mort par la réclusion à perpétuité. En réponse, un groupe de sudistes, incité par la campagne antisémite de la presse locale et notamment par le journal Jeffersonian, a enlevé Frank de prison et a organisé un lynchage par pendaison en août 1915. Pierre Birnbaum présente l’Affaire Frank comme un moment charnière dans l’histoire des États-Unis, ouvrant les yeux de sa population sur les préjugés anti-juifs. En effet, le lynchage de Frank a éclairé l’antisémitisme sous le jour d’une violence homicide potentielle, au même titre que le racisme anti-Noirs sévissant dans le Sud des États-Unis. La stratégie de l’avocat de Frank d’utiliser la rhétorique raciste pour détourner les regards sur l’autre suspect, Jim Conley, n’a pas été couronnée de succès ; la haine populaire a définitivement mis « les Juifs riches » — référence aux amis puissants de Frank opposés à sa condamnation (parmi lesquels figuraient le directeur du New York Times Adolph Ochs et le banquier Jacob Schiff) sur un pied d’égalité avec les « Noirs violeurs ».

Steve Oney, And the Dead Shall Rise: The Murder of Mary Phagan and the Lynching of Leo Frank, New York, Pantheon Books, 2003, 742 p.

Jeffersonian, 12 août 1914, cité dans Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire, p. 89.

Mais surtout, l’Affaire Frank a dévoilé le revers de ce que Baron appelle de manière discutable la « faiblesse » de l’État américain (p. 98), faisant allusion à sa décentralisation. Les autorités étasuniennes ont été incapables de protéger Frank face au déchaînement de violence antisémite et l’atténuation de sa peine par le gouverneur Slaton ne s’est avérée que symbolique. En outre, quoique gracié à titre posthume en 1986, Leo Frank n’a jamais été réhabilité par l’État, contrairement à Alfred Dreyfus ou encore Mendel Beilis. Ainsi, le lynchage de Frank a-t-il révélé non seulement une tendance antisémite dans la société américaine, au moins celle du Sud, mais l’impuissance du gouvernement local et fédéral face à cette haine — un argument qui écorne l’image du « paradis juif » que Baron dressait de l’Amérique.

La « faiblesse » à laquelle fait référence Pierre Birnbaum en citant Baron serait une caractéristique particulière du modèle de l’État décentralisé plutôt qu’un jugement de valeur. Cependant, cette caractéristique devrait être considérée avec prudence, l’argument de la faiblesse de l’État américain ayant fait l’objet de plusieurs critiques. Voir James T. Sparrow, William J. Novak et Stephen W. Sawyer, Boundaries of the State In US History, Chicago, University of Chicago Press, 2015, 384 p.

Nous faisons référence aux Juifs concernés par des affaires comparables mais acquittés respectivement par les tribunaux français (1906) et russe (1913).

Du nativisme à l’antisémitisme politique

Le troisième chapitre, intitulé « Du Jew Deal à la prise du Capitole » est consacré aux expressions plus contemporaines de l’antisémitisme américain. Ces dernières, bien qu’elles héritent du discours de haine raciale de l’époque de Frank, se voient davantage centrées sur des questions politiques. Les réformes New Deal du président Franklin D. Roosevelt nourrissent dans l’imaginaire collectif l’image du Juif tout-puissant. Elles élargissent considérablement le gouvernement fédéral qui se dote alors d’une soixante-dizaine de nouvelles agences, des « bouts d’État fort » et qui emploie nombre de personnalités juives — d’où le nom « Jew Deal » (p. 108–110). D’autres évolutions historiques réactivent par la suite les différentes formes d’hostilité : xénophobie, avec la vague des réfugiés de la Shoah aux États-Unis durant les années quarante ; mythe du « judéo-bolchévisme » lors du maccarthysme des années cinquante rapprochant les Juifs des communistes ; enfin, la propagande du national-socialisme allemand dont les effets délétères ont été imaginés par l’approche dystopique de certains. Depuis les années soixante, les préjugés antisémites se sont enracinés produisant régulièrement des épisodes sanglants : l’attaque de cinq synagogues à travers le Sud étatsunien en 1958, puis une à St. Louis en 1977 ; le meurtre d’Alan Harrison Berg, un animateur de radio juif, à Denver en 1981 et de Neal Rosenbaum, un Juif orthodoxe, à Pittsburgh en 1986 ; la fusillade dans une synagogue de Pittsburgh en 2018. Ces attaques, parmi nombre d’autres, ont été organisées par les suprématistes blancs des États-Unis inspirés par l’idéologie nazie.

Certains actes antisémites provenaient, durant la même période, des communautés noires américaines, comme lors des émeutes de Crown Heights en 1991 en réaction à la mort d’un enfant, ou encore des islamistes, dont le plus marquant est l’attaque à la machette dans un restaurant de l’Ohio en 2016. Cependant, les attentats de cette nature sont jusqu’à récemment restés minoritaires. Voir Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire, p. 121.

Deux autres événements, pas intrinsèquement antisémites mais relevant aussi de la tendance alt-right, sont l’attentat contre un bâtiment fédéral d’Oklahoma City (1995) et l’attaque à la voiture visant les partisans du renversement de la statue du général sudiste Robert E. Lee à Charlottesville (2017). Ces attaques avaient un caractère plus large et visaient le gouvernement libéral favorable à l’inclusion des minorités, prétendument au détriment de l’intérêt collectif. Les terroristes accusaient les autorités d’accorder une préférence aux groupes non-blancs ou non-chrétiens, donc essentiellement « un-American », et cela sous la protection des Juifs désormais « chefs » du Capitole. En effet, la participation de personnalités juives dans les structures gouvernementales des États-Unis dès le New Deal a mis fin au consensus qui consistait, pour les Juifs, à se tenir à l’écart des positions dirigeantes et à ne pas se rendre « trop visibles […] dans diverses tendances de la vie politique » — mise en garde énoncée encore dans les années trente par Stefan Zweig et reprise par Salo Baron, ainsi que son disciple Yosef Haim Yerushalmi (p. 54). Cette « alliance royale », coïncidant avec la tentative de renforcement de l’État fédéral américain, a créé une configuration que Baron aurait jugé doublement dangereuse, entraînant la hausse de l’antisémitisme politique.

Pierre Birnbaum cite, notamment, Impossible ici de Sinclair Lewis, Garden City, Doubleday, Doran & Co., 1935 et Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, Boston et New York, Houghton Mifflin, 2004. Les deux ouvrages ont porté un regard dystopique sur la perspective du développement des idées nazies aux États-Unis dans les années trente et quarante. Une autre anti-utopie, Turner Diaries de William Pierce, Hillsboro, National Alliance Press, 1978, a imaginé une violente révolution « blanche » en 1999, inspirant nombre d’attaques menées par les suprématistes blancs.

Sur la notion d’« un-American », voir Frank J. Donner, The Un-Americans, New York, Ballantine Books, 1961 ; Jean-Louis Marin-Lamellet, « « Un-American ». Usages et appropriations politiques d’une catégorie contradictoire (1886–1916) », Transatlantica no. 2 « Left-Wing Radicalism in the United States: A Foreign Creed? », 2021 (éd. Alice Béja).

 Stefan Zweig, L’Esprit européen en exil, Paris, Bartillat, 2020, p. 275–82 ; cité dans Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire, p. 54.

L’« alliance royale » et un terme largement utilisé par Pierre Birnbaum pour désigner le lien préférentiel des Juifs avec l’État. Voir Pierre Birnbaum, Prier pour l’État. Les Juifs, l’alliance royale et la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 2005.

C’est la présidence de Donald Trump, de 2017 à 2021, que Birnbaum considère comme l’apogée de l’antisémitisme en Amérique : on observe alors une véritable explosion de « crimes de haine » anti-juifs durant cette période. Les propos tenus par Trump au cours de sa campagne électorale ont été largement désignés comme antisémites, exploitant le stéréotype du Juif riche dont le seul intérêt serait de préserver son capital et son pouvoir. La question de l’allégeance a également été évoquée : déterminé à maintenir une bonne relation avec Israël, Trump a appelé son électorat juif à prouver leur « loyauté » à leurs origines en le soutenant, réactivant ainsi le thème de la « double loyauté » (p. 139). Pierre Birnbaum montre de quelle manière le rejet du « politiquement correct » par Trump a contribué à alimenter les haines identitaires et, parmi elles, l’antisémitisme — même si ce dernier ne caractériserait pas explicitement l’attitude du chef d’État.

Notamment, l’Anti-Defamation League a estimé que les attaques anti-juives ont augmenté de 30% en 2016–2017 puis de 57% entre 2017 et 2018. Enfin, deux mille dix-sept actes antisémites se sont produits durant l’année 2019, « le plus haut niveau d’antisémitisme depuis 1979 ». Voir ADL, 12 mai 2019 ; cité dans Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire, p. 136, 143–44.

En 2019, Trump a déclaré devant le Conseil israélien américain : « Vous êtes nombreux dans le secteur immobilier parce que je vous connais très bien. Vous êtes des tueurs brutaux, pas des gens sympas du tout. Mais vous devez voter pour moi ; vous n’avez pas le choix. […] Vous n’allez pas voter pour l’impôt sur la fortune ». Voir HuffPost, 9 décembre 2019 ; cité dans Pierre Birnbaum, Les Larmes de l’Histoire, p. 140.

En particulier, ses attaques réitérées contre les populations latino-américaines venues du Sud ont nourri le thème du « grand remplacement » dont la responsabilité a été imputée par l’alt-right aux juifs en dépit de déclarations de Trump ou de son entourage condamnant l’antisémitisme. Ce fut le cas du gendre de Trump, Jared Kushner, Juif orthodoxe nommé haut conseiller du président des États-Unis, qui à plusieurs reprises félicita le Président pour son combat contre l’antisémitisme. Rappelons aussi qu’à la suite des émeutes à Charlottesville, la déclaration scandaleuse de Trump consistant à dire qu’il y avait « des gens bien des deux côtés » des manifestations (p. 135) fut aussi accompagnée d’une dénonciation par le président de l’antisémitisme et du suprématisme blanc. En jouant ainsi de l’ambiguïté et en ne cessant de distinguer les Juifs en tant que groupe ethnique et religieux particulier, in fine, Donald Trump a contribué à attiser la haine. Ceci renvoie encore une fois le lecteur à la question de la visibilité « excessive » que Baron ne prévoyait pas lorsqu’il proposait sa vision paradisiaque du judaïsme américain.

 Voir Jared Kushner, « President Trump Is Defending Jewish Students », New York Times, 11 décembre 2019.

« Le racisme est maléfique, et ceux qui causent la violence en son nom sont des criminels et des voyous, y compris le KKK, les néonazis, les suprématistes blancs et d’autres groupes haineux qui répugnent à tout ce qui nous est cher en tant qu’Américains. » Voir « Full text: Trump’s statement on white supremacists in Charlottesville », Politico, 14 août 2017.

Ainsi, le parallèle que dresse Pierre Birnbaum entre Kichinev — lieu du pogrom anti-juif de 1903, ayant provoqué près de cinquante morts et six cents blessés — et Pittsburgh apparaît tristement légitime, et il vient remettre en cause la vision anti-lacrymale de l’exil juif en Amérique proposée par Salo Baron. Plusieurs facteurs sont à l’appui de ce rapprochement des deux villes, séparées par un siècle et plus de huit mille kilomètres. Premièrement, c’est l’image négative, stéréotypée des Juifs commune aux deux sociétés. Deuxièmement, c’est leur visibilité dans le discours politique et la vie de la société, facilitée par la diversité d’un État multi-ethnique. Enfin, c’est la passivité de l’État qui, malgré la présence importante d’institutions impériales ou fédérales, manque de ressources pour — ou, dans le cas russe, est tout simplement réticent à — protéger ses populations marginalisées. Cependant, l’ouvrage de Pierre Birnbaum laisse le lecteur établir lui-même les facteurs qui distinguent le sort des Juifs américains aujourd’hui de leurs coreligionnaires dans l’Empire russe, au tournant du XXe siècle : la volonté de l’État américain de condamner l’antisémitisme, encouragé au contraire par les autorités impériales russes ; et par conséquent l’égalité des Juifs au regard d’autres citoyens étasuniens, sans limites en matière de résidence, d’accès à l’enseignement ou à l’emploi, y compris au sein du gouvernement.

Ces stéréotypes sont pourtant différents dans les deux cas. Dans l’Empire russe, c’est l’argument religieux qui l’emporte, présentant les Juifs en tant que porteurs de croyances nuisant au christianisme orthodoxe (voir John Doyle Klier, Imperial Russia’s Jewish Question, 1855–1881, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 156). Dans le monde occidental du XXe et XXIe siècle, les Juifs sont largement associés à la richesse, au pouvoir et à l’ambition de dominer le monde.

En dépit des tendances antisémites évoquées — ravivées, par ailleurs, dans le contexte de l’actuelle présidence Biden, — les États-Unis restent aujourd’hui l’un des principaux foyers de la diaspora. Pourtant, les dernières pages de l’ouvrage nous ramènent en Europe, vers d’autres « maisons », pour dresser un constat pessimiste et lancer un avertissement :

Entre Kichinev, Pittsburg et Paris, ce sont des bains de sang qui ponctuent l’histoire moderne des Juifs de par le monde qui ne peuvent échapper à une vision lacrymale de l’histoire.

p. 154.

Dressant ces parallèles historiques et géographiques, Pierre Birnbaum invite le lecteur à s’interroger sur ce qu’il adviendrait si « le socle d’Amérique » venait à manquer, en concluant qu’aujourd’hui, « Salo Baron ne reconnaîtrait pas son modèle américain tant célébré » (p. 163). La lecture du livre de Birnbaum, en tout cas, nous convainc, s’il en était besoin, de l’importance qu’il y a à maintenir une recherche vive sur de tels sujets.

En effet, selon une considération qu’on peut elle-même considérer comme antisémite, il a été remarqué que les Juifs seraient « surreprésentés » dans l’administration Biden. En 2021, celle-ci a inclus 15 conseillers et membres du cabinet juifs, soit plus de la moitié de l’équipe présidentielle, alors que la population américaine ne compterait que 2,4% de personnes juives, voir Ethan Forman, « New Brandeis study estimates 7.6 million Jews living in U.S. », Jewish Journal, 17 juin 2021.

Pour citer cet article

Maria Tarasova Chomard, « Les Larmes de l’Histoire. De Kichinev à Pittsburgh, un livre de Pierre Birnbaum », RevueAlarmer, mis en ligne le 13 mai 2022, https://revue.alarmer.org/les-larmes-de-lhistoire-de-kichinev-a-pittsburgh-un-livre-de-pierre-birnbaum/

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