07.05.23 « Liberté pour les prisonniers de Scottsboro ». L’antiracisme soviétique à l’affiche

Affiche de Dmitri Moor au format 73×104 cm
Bon à tirer : 11 mars 1932
Ogiz-IzoGiz (Éditions d’État des Beaux-Arts), Moscou-Léningrad,
Commande spéciale du Glavlit (Direction générale de la littérature et l’édition)
15 ème  lithographie de l’imprimerie de la région de Moscou
Tirage : 30.000 exemplaires ; 50 kopecks

À première vue, cette caricature soviétique de la statue de la Liberté est difficile à situer dans le temps. Sa thématique anti-américaine, de même que son style relativement classique, peu conforme à celui de l’avant-garde artistique, pourrait correspondre à l’époque de la guerre froide. En réalité, sa première publication en une de la Komsomolskaïa Pravda, le quotidien de l’organisation de jeunesse du Parti communiste de l’Union soviétique, intervient le 3 mars 1932, à un moment très particulier pour le mouvement communiste international, qui s’est engagé dans une vaste campagne pour les droits des Noirs américains. Certes, ce dessin de Dmitri Moor offre un air de déjà vu, car la statue de Bartholdi, inspirée de l’abolition de l’esclavage, a souvent été détournée pour en faire un symbole de l’hypocrisie de l’Amérique. Pourtant, si on se penche sur le contexte dans lequel il a été produit, on saisit mieux sa portée, et par là même les ressorts de l’implication précoce de l’URSS dans la lutte contre le racisme aux États-Unis.

Il en existe au moins deux versions différentes : un dessin de presse en noir et blanc, aux traits assez sommaires, et une affiche lithographique en quatre couleurs, dont la facture est plus aboutie, comportant davantage de détails et de personnages. Sa diffusion via deux médias différents a certainement permis d’atteindre un assez large public, d’autant que l’affiche mentionne un tirage de 30.000 exemplaires.  

Dessin de Dmitri Moor paru dans la Komsomolskaïa Pravda le 3 mars 1932
« Les bourreaux branchent le courant électrique »

La figure principale en est un affreux bonhomme au visage blanc, replet et grimaçant, vêtu d’un costume informe, diamant au doigt, incarnant l’archétype du capitaliste. S’il évoque la Liberté, c’est que son inévitable haut-de-forme est enserré dans la fameuse couronne à piques de la statue et qu’il en reprend la posture, le bras droit tendu à la verticale, sauf qu’à la place de la torche, il brandit une chaise électrique aux câbles pendants, ornée d’un crâne humain de sinistre augure. Pourtant, il en fait la réclame. Regard cruel, nez retroussé, rictus de dents carnassières : ses expressions traduisent sa perversité. Sa main gauche est appuyée sur une guillotine, invention de la France des Lumières. La chaise électrique est un instrument plus récent – elle fut utilisée pour la première fois en 1890 dans l’État de New York. Le message est clair : le seul « progrès » apporté par les États-Unis, où la liberté n’est qu’un mythe bourgeois, c’est une modernisation des méthodes de mise à mort. 

Edward Berenson, La statue de la Liberté. Histoire d’une icône franco-américaine, Paris, Armand Colin, 2012 ; John Bodnar, Laura Burt, Jennifer Stinson, Barbara Truesdell, The Changing Face of the Statue of Liberty, Bloomington/Indiana University, Center for the Study of History and Memory, 2005. URL : http://npshistory.com/publications/stli/hrs-2005.pdf.
Voir aussi l’image en annexe.

Il ne s’agit cependant pas de dénoncer la peine capitale en général, mais le sort très concret des hommes noirs au premier plan. Le 25 mars 1931, ils étaient neuf jeunes Africains-Américains, âgés de 12 à 19 ans, à monter dans un train de marchandises reliant Chattanooga à Memphis dans le Tennessee. Ils n’y étaient pas seuls. Une rixe est signalée à bord, ce qui leur vaut d’être interpelés en gare de Paint Rock. Accusés de viol collectif par deux femmes blanches, ils sont transférés à la prison de la petite localité de Scottsboro, dans l’Alabama. Quinze jours plus tard, dans un tribunal cerné par une foule haineuse, à l’issue d’audiences menées devant des jurys entièrement composés de Blancs, ils sont, malgré les incohérences de l’accusation, jugés coupables et condamnés à la chaise électrique, à l’exception du plus jeune, dont le procès est annulé. Ce sont donc les huit condamnés à mort, enchaînés par les poignets, que l’on voit sur l’affiche.

« Liberté pour les prisonniers de Scottsboro ! » – le slogan en lettres noires, rédigé en russe, est celui du Secours rouge international, l’organisation communiste créée à Moscou en 1922 qui, dans de nombreux pays, agit en faveur des acteurs du mouvement ouvrier victimes de la « répression bourgeoise ». Ses différentes sections ont orchestré une vaste mobilisation aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe et en URSS pour soutenir ceux que l’on surnomme les « Sacco-Vanzetti noirs », au nom d’une solidarité prolétarienne qui doit manifester un internationalisme concret, appuyé sur des réseaux militants transnationaux

Corentin Lahu, « Solidarité internationale et soutien aux prisonniers politiques à travers le Secours Rouge International (1922-1939) », Dimensioni e problemi della ricerca storica, n°1, 2022, p. 183-204. URL : https://rosa.uniroma1.it/rosa02/dimensioni_ricerca_storica/article/view/1428/1297, page consultée le 23 mars 2023.

En référence à Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, deux anarchistes d’origine italienne condamnés à la chaise électrique pour un braquage meurtrier et exécutés dans la nuit du 22 au 23 août 1927, malgré les doutes sur leur culpabilité et une grande campagne de soutien internationale.

Sabine Dullin, Brigitte Studer, « Communisme + transnational. L’équation retrouvée de l’internationalisme (premier XXe siècle) », Monde(s), n°10, novembre 2016, p. 26-27.

Le Komintern part en guerre contre les États-Unis

Cette campagne découle d’une stratégie définie lors du sixième congrès de l’Internationale communiste en 1928. Les dirigeants du Komintern affirment alors que le capitalisme, après avoir connu une phase de stabilisation, va entrer dans une période de crise imminente marquée par une exacerbation des antagonismes de classes et une multiplication des opportunités révolutionnaires dans le monde. En tant que pays capitaliste le plus développé, les États-Unis constitueraient selon eux le plus redoutable ennemi de la patrie des travailleurs. Les croix gammées arborées par l’odieux capitaliste en guise de boutons de manchette renvoient donc non pas spécifiquement aux nationaux-socialistes allemands, mais à une menace autoritaire plus diffuse, regroupant les forces les plus hostiles à l’URSS, que la propagande communiste désigne parfois par le terme générique de « fascisme mondial », dont les États-Unis seraient en quelque sorte la pointe avancée.

Dans son rapport au sixième congrès du Komintern, Nikolaï Boukharine a insisté sur le fait que l’ébranlement du capitalisme se traduira nécessairement par le développement du fascisme en Amérique du Nord. Cf. La Correspondance internationale, n°112, 28 sept. 1928, p. 1219.

En outre, la Troisième Internationale adopte une résolution selon laquelle les Noirs américains doivent être considérés comme une véritable nation opprimée dans les États de la « Black Belt » du Sud, où ils sont majoritaires. À la manière d’une cinquième colonne, ils seraient capables de contrecarrer le projet supposé de la bourgeoisie américaine de déclencher une guerre impérialiste contre l’Union soviétique. Pour les stratèges du mouvement communiste, pas de doute : les  discriminations et les menaces permanentes de lynchage subies par les Africains-Américains, comme l’aggravation de leur pauvreté pendant la Grande Dépression, font d’eux une avant-garde, ou du moins des alliés de tout premier plan. Suivant cette logique, lutter contre les discriminations aux États-Unis revient à défendre l’URSS. Résultat, alors que les médias soviétiques donnaient jusque-là une image plutôt positive de l’Amérique, le pays est désormais présenté, dans la presse, les films de cinéma ou les livres pour enfants, comme le plus raciste de la planète. 

Philip S. Foner, James S. Allen, American Communism and Black Americans. A Documentary History, 1919-1929, Philadelphia, Temple University Press, 1987, p. 189-196. L’Internationale communiste s’est saisie de la « question noire » dès son quatrième congrès en 1922. Otto Huiswoud (1893-1961), premier Noir élu au Comité central du Parti communiste des Etats-Unis, et Claude McKay (1889-1948), poète jamaïcain installé à Harlem, ont alors fait le voyage à Moscou où ils prononcent un discours associant le sort des Noirs américains à celui de tous les peuples colonisés, tout en les plaçant à l’avant-garde du combat contre la « bourgeoisie internationale ». Cf. Bulletin of the IV Congress of the Communist International, n°22, 2 déc. 1922, p. 17-23. Merci à Olivier Maheo de m’avoir éclairé sur ce point.

James A. Miller, Susan D. Pennybacker, Eve Rosenhaft, « Mother Ada Wright and the International Campaign to Free the Scottsboro Boys », The American Historical Review, vol. 106, n°2, avril 2001, p. 387-430 ; Meredith L. Roman, Opposing Jim Crow. African Americans and the Soviet Indictment of U.S. Racism, 1928-1937, Lincoln, University of Nebraska Press, 2012, p. 7-16.

« Le commissaire officieux de l’art de propagande révolutionnaire »

Si Dmitri Moor (1883-1946), de son vrai nom Dmitri Orlov, est parvenu à illustrer ce combat de manière particulièrement percutante, c’est qu’il est un spécialiste de l’agit-prop, considéré par l’un de ses pairs comme le « commissaire officieux de l’art de propagande révolutionnaire ». Originaire de Novotcherkassk dans le sud de la Russie, engagé dans l’insurrection de 1905, autodidacte, il a fait paraître ses premiers dessins dans plusieurs journaux satiriques moscovites, dont le lectorat appréciait ses caricatures de personnalités politiques. Sa notoriété s’impose après la révolution d’Octobre, grâce à ses publications dans les grands quotidiens que sont les Izvestia ou la Pravda, mais surtout en devenant l’affichiste probablement le plus prolifique et le plus créatif de la période de la guerre civile, à l’origine, donc, d’une grande partie de la mythologie visuelle de la jeune République des Soviets. Il n’appartient certes pas au mouvement constructiviste, ne donne jamais dans le photomontage, mais excelle dans la composition de scènes à la satire mordante et d’une richesse graphique remarquable. Même s’il n’a adhéré au Parti qu’assez tard, à la fin des années 30, c’est un bolchévik convaincu, qui s’est beaucoup impliqué dans la propagande antireligieuse en tant que directeur artistique de Bezbojnik et de Bezbojnik u stanka, deux journaux abondamment illustrés que diffuse la Ligue des sans-Dieu.

Image positive due non seulement à la modernité des États-Unis, souvent perçus comme un modèle durant la période de la Nouvelle politique économique (NEP), mais aussi à l’aide alimentaire apportée par l’American Relief Association, une ONG fondée par le futur président Herbert Hoover lors de la famine de 1921-1922. À ce sujet, voir Douglas Smith, The Russian Job. The Forgotten Story of How America Saved the Soviet Union from Ruin, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2019.

Alexandre Deineka, cité par Stephen White, The Bolshevik Poster, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 43.

Son athéisme militant explique la présence de deux ecclésiastiques dans la partie basse de l’affiche, un évêque coiffé d’une mitre et un prêtre tenant un crucifix, alors même que les églises n’ont joué aucun rôle spécifique dans l’affaire Scottsboro. Ils se tiennent devant une mitrailleuse et font face à deux soldats de la Garde nationale armés de fusil. Les condamnés, déjà dominés par la figure géante du capitaliste, revêtu d’une ample robe noire de magistrat, symbole d’une justice de classe, sont cernés par ses hommes de main, qui incarnent l’alliance de la troupe et du clergé.

Les neufs jeunes Noirs, à Scottsboro, le lendemain de leur arrestation, encadrés par des membres de la Garde nationale de l’Alabama, dépêchés sur place pour empêcher la foule de les lyncher. 
De gauche à droite : 
Clarence Norris, Olen Montgomery, Andy Wright, Willie Roberson, Ozie Powell, Eugene Williams, Charlie Weems, Roy Wright et Haywood Patterson. 26 mars 1931, source : Bettmann.

Une campagne en faveur des « Scottsboro boys »

Un second slogan est lisible au niveau du sol : « Arrachons 8 jeunes Noirs des griffes des bourreaux ! » La campagne lancée en URSS par le Secours rouge doit véhiculer l’image d’un pays ignorant le racisme et unanimement solidaire des prisonniers de Scottsboro. Dès le mois de mai 1931, des directives ont été envoyées à tous les échelons du Parti afin d’informer le peuple de la situation dramatique des Noirs américains lors de réunions publiques dans les usines, les écoles, les coopératives agricoles et les fermes d’État. Un comité de défense, également appelé « Comité pour sauver les 9 Noirs », composé d’intellectuels, de scientifiques, et présidé par l’écrivain Maxime Gorki, a lancé un appel à la mobilisation de tous les travailleurs d’Union soviétique. Durant des mois, la presse fait état de manifestations aux quatre coins du pays et publie d’innombrables résolutions de protestation émanant d’ouvriers, de kolkhoziens, d’étudiants ou d’unités de l’Armée rouge

Stephen White, ibid., p. 41-55. Pour un aperçu de son œuvre, voir Alla Rosenfeld (ed.), Early Soviet Posters of the Revolutionary Era, 1917-1927, New York, Merrill C. Berman Collection, 2019. 
URL :https://static1.squarespace.com/static/5e68e6f8d34bcf00a52fd5a6/t/5f11e3b5f2e47d57d44b2f70/1595007963081/MCB+2019+Early+Soviet+Posters.pdf page consultée le 23 mars 2023.

La campagne, initiée depuis les sommets de l’appareil d’État, coïncide avec la réalisation du premier plan quinquennal. Elle permet aux autorités d’impulser un élan collectif de solidarité au moment où la collectivisation des terres s’accompagne de violences, de déportations et de famines. Les dirigeants de la section soviétique du Secours rouge cherchent à démontrer leur capacité à conscientiser les populations, notamment celles qui sont réputées récalcitrantes. À l’heure où les réquisitions forcées de grains s’intensifient en Ukraine, ils en viennent donc à fabriquer des comptes rendus soulignant la participation exceptionnelle des Ukrainiens, qui auraient été particulièrement nombreux à faire des dons pour la cause.

Pour autant, on ne saurait la réduire à une simple entreprise de diversion, car nombre de citoyens de l’URSS se sont sincèrement impliqués dans cette mobilisation. La plupart des Américains qui ont eu l’occasion de séjourner sur place au début des années 1930, qu’il s’agisse d’hommes d’affaires ou de militants noirs, ont été impressionnés par le degré de connaissance des gens ordinaires concernant les inégalités raciales aux États-Unis. Le poète et écrivain Langston Hughes, arrivé sur place en juin 1932, raconte :

« Les enfants des rues de Moscou, petits enfants sages de la ville, se rassembleront parfois autour de vous si vous attendez un tramway ou regardez une vitrine. Ils vous prendront par la main et vous poseront des questions sur les Scottsboro boys. »

Cité par Joy Gleason Carew, Blacks, Reds, and Russians. Sojourners in Search of the Soviet Promise, New Brunswick, Rutgers University Press, 2008, p. 119.

La campagne pour leur libération a sans doute contribué à changer l’image des Noirs américains en Union soviétique. Un dernier coup d’œil au dessin de Dmitri Moor permet de comprendre dans quel sens. 

Une nouvelle représentation des Africains Américains

Il représente les prisonniers non comme les adolescents, pauvres et en quête d’emploi, ce qu’ils étaient pourtant lors de leur arrestation, mais pour les besoins de la cause, comme de robustes ouvriers en tenue de travail dotés de statures d’adultes.  Cependant, dans sa première version parue dans la presse, ils ont quasiment tous la tête baissée et semblent soumis à la toute-puissance de l’État bourgeois. La scène illustre ce que l’historienne Meredith L. Roman considère comme un paradoxe de l’antiracisme soviétique : en véhiculant une imagerie faisant des Afro-Américains des victimes sans défense, nécessitant une intervention vigoureuse de l’URSS, « il a perpétué une variante de l’idéologie de la supériorité blanche que la campagne était officiellement censée contrer, à savoir le paternalisme ».

Daniel Peris, Storming the Heavens. The Soviet League of the Militant Godless, Ithaca, Cornell University Press, 1998. Un dessin signé Nikolaï Kogout, paru en 1930 dans Bezbojnik u Stanka, a pu inspirer Moor : il montre Jésus bénissant un jeune Noir pendu au flambeau de la statue de la Liberté, cf. Roland Elliott Brown, Godless Utopia. Soviet Anti-Religious Propaganda, London, Fuel, 2019, p. 26.

Meredith L. Roman, op. cit., p. 105.

Ibid., p. 110.

Ce savoir populaire est fondé sur une propagande diffusée notamment par des œuvres audiovisuelles spécifiquement consacrées au thème du racisme aux États-Unis. La plus connue n’a paradoxalement jamais vu le jour. Il s’agit d’un long-métrage de fiction intitulé Noir et Blanc (Chernye i belye), initié par le studio Mejrabpomfilm, sur la radicalisation des travailleurs noirs des États du Sud. Vingt-deux Afro-Américains, dont Langston Hughes, furent invités à Moscou pour sa mise en production, mais le projet fut abandonné après l’intervention des milieux d’affaires américains. En revanche, le même studio sortit en novembre 1932 un dessin animé parlant au titre presque identique (Chernoe i beloe), réalisé par Ivan Ivanov-Vano et Leonid Amalrik, racontant les mésaventures d’un Afro-Cubain nommé Willie qui, confronté à la brutalité d’un colon blanc, prend conscience de son aliénation et se tourne vers le communisme. Écho direct de l’affaire Scottsboro, la dernière séquence, qui se déroule aux États-Unis, montre une chaîne de captifs noirs, confinés en cellules, puis installés sur des chaises électriques. Cf. Meredith L. Roman, op. cit., p. 136-153 ; Galina Lapina, « Black and White: The Story of a Failed Film Project », Forum for Anthropology and Culture, n°13, 2017, p. 213–246 ; Christina Kiaer, « A Comintern Aesthetics of Anti-Racism in the Animated Short Film Blek end uait », in Amelia M. Glaser, Steven S. Lee (ed.), Comintern Aesthetics, Toronto, University of Toronto Press, 2020, p. 352-388.

Meredith L. Roman, op. cit., p. 116.

En revanche, si l’on regarde bien la seconde version de l’œuvre de Moor, diffusée sous forme d’affiche, l’image qu’elle donne des Africains-Américains paraît plus ambivalente : l’un d’entre eux lève les bras en signe de supplication, mais deux autres relèvent la tête et un troisième brandit ostensiblement son poing vers les forces de l’ordre. Ces différentes postures traduisent leur transfiguration face à la répression. Conformément à la théorie marxiste, les victimes se muent en rebelles, jusqu’à devenir des révolutionnaires grâce à l’acquisition d’une conscience de classe. 

Christina Kiaer y voit un changement de fond dans la manière dont les Noirs sont représentés par les artistes en URSS. Durant les années 1920, les affiches publicitaires et les illustrés pour enfants en faisaient des portraits exotiques, inspirés de stéréotypes coloniaux importés d’Occident. Ils y apparaissaient comme de sympathiques primitifs, des domestiques facétieux, au mieux sous les traits d’amuseurs publics ou de danseurs de music-hall. Au début des années 1930, la stratégie du Komintern et l’affaire Scottsboro ont rendu ces clichés absolument caducs, d’autant que les canons du réalisme socialiste commencent à s’imposer. Les Noirs que les arts de propagande mettent désormais à l’honneur sont des prolétaires modèles, des activistes engagés. 

Christina Kiaer, « Inventing an Aesthetics of Anti-Racism : African Americans in Early Soviet Visual Culture », in Yevgeniy Fiks (ed.), The Wayland Rudd Collection : Exploring Racial Imaginaries in Soviet Visual Culture, New York, Ugly Duckling Presse, 2021, p. 94-113.

La caricature de Dmitri Moor est emblématique de ce moment de bascule, car il fut l’un des premiers artistes soviétiques à façonner une nouvelle iconographie des Noirs relevant de la combativité et du militantisme – une veine qui sera particulièrement exploitée après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’agira, dans le contexte de la décolonisation, d’étendre l’influence soviétique sur le continent africain. En revanche, sa thématique anti-américaine perdit assez vite son actualité. En novembre 1932, la campagne en faveur des « Scottsboro boys » prit fin en Union soviétique lorsque la Cour suprême annula leur condamnation à mort et décida de la tenue d’un nouveau procès. Quelques semaines plus tard, l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne contraignit les autorités de l’URSS à un changement d’attitude radical vis-à-vis des États-Unis. La menace principale étant dorénavant le régime nazi, il fallait ménager le gouvernement de Washington, avec lequel des relations diplomatiques, formellement inexistantes depuis 1917, furent bientôt établies.

Néanmoins, la campagne se poursuit aux Etats-Unis car les « Scottsboro boys », malgré la rétractation d’une de leurs accusatrices, ont par la suite été condamnés à de longues peines de prison et il fallut attendre les années 1940-1950 pour que la plupart d’entre eux soient placés en liberté conditionnelle. Ils ont finalement été graciés à titre posthume par le gouverneur de l’Alabama en 2013.

À la suite d’un échange de messages entre le président Roosevelt et Maxime Litvinov, commissaire du peuple aux Affaires étrangères, les États-Unis reconnaissent l’URSS le 16 novembre 1933.

Annexe

Dessin de Nikolaï Kogout publié dans l’hebdomadaire Bezbojnik u stanka, n°17-18, 1930.
Chernoe i beloe (Noir et Blanc), film d’animation réalisé par Ivan Ivanov-Vano et Leonid Amalrik. Voir note 14 dans l’article.

Pour citer cet article

Adrien Minard « « Liberté pour les prisonniers de Scottsboro ! » L’antiracisme soviétique à l’affiche », RevueAlarmer, mis en ligne le 7 mai 2023, https://revue.alarmer.org/liberte-pour-les-prisonniers-de-scottsboro-lantiracisme-sovietique-a-laffiche/

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