20.12.22 Scripts of Blackness. Early Modern Performance Culture and the Making of Race, un livre de Noémie Ndiaye

Ce livre est publié dans une toute nouvelle collection des éditions de l’université de Pennsylvanie, intitulée RaceB4Race (Race before Race), une série qui entend éditer des travaux sur des processus de racialisation avant la période qui est tenue pour l’âge d’or du racisme (entre la fin du XVIIIe siècle et les décolonisations). Par elle-même, la confirmation éditoriale qu’il est raisonnable d’examiner la question de la race dans les sociétés du Moyen Âge tardif et de la Renaissance est une bonne nouvelle.  Scripts of Blackness analyse la façon dont, à la fin du XVIe siècle et pendant tout le XVIIe siècle, l’activité théâtrale a tout à la fois évoqué et masqué la présence des noirs, personnes Afro-diasporic selon l’expression de l’autrice, en Espagne, en Angleterre et en France. Le théâtre est ici étudié dans ses différentes dimensions, c’est-à-dire les textes des pièces, leurs dispositifs scéniques, les grimages, les jeux sur les accents et les baragouins, les chorégraphies, l’inscription de la vie des troupes dans le tissu des villes. 

Noémie Ndiaye, Scripts of Blackness. Early Modern Performance Culture and the Making of Race, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2022.

S’attaquer à la vie du spectacle dramatique et des ballets de cour dans trois pays, forts chacun d’une histoire de la littérature très autocentrée parce que très sollicitée par le roman national, relève de l’exploit. La tâche est d’autant plus épineuse que les développements de ces trois sociétés ne sont pas synchrones, en particulier sur la question qui est au cœur de l’ouvrage, c’est-à-dire la relation de la société majoritaire blanche avec les minorités noires, en particulier celles qui furent happées par la tragédie de la traite. L’antécédence des Ibériques par rapport aux Anglais et aux Français dans le domaine de la colonisation outre-mer et de la fondation d’économies esclavagistes se traduit par une présence de personnages noirs sur les planches qui est à la fois plus précoce et plus complexe en Espagne dans la période où commence l’enquête. Non seulement, les Ibériques choisissent de déporter des Africains vers les Amériques dès le premier tiers du XVIe siècle, mais de surcroît les habitants de plusieurs de leurs villes engagées dans la navigation atlantique, notamment Séville et Lisbonne, n’ont cessé d’acheter des esclaves africains en grand nombre depuis les derniers siècles du Moyen Âge, grâce à la traite transsaharienne et transméditerranéenne. Même si les Français et les Anglais pouvaient eux-mêmes être témoins de la présence de personnes noires dans certaines de leurs villes, comme en témoignent les décrets d’expulsion des blackamoors de Londres sous le règne d’Elizabeth Ière, rien de comparable à l’expérience espagnole et portugaise, au moins jusque dans les années 1660. L’antécédence dans l’expansion impériale et coloniale a conféré aux littératures ibériques une prééminence que traduit le caractère unilatéral des circuits d’influence esthétiques et idéologiques. Shakespeare a lu Cervantes mais non l’inverse ; Hardy, Corneille et Molière ont lu Lope de Vega, Tirso de Molina et Calderón et non l’inverse. 

Consciente de ces phénomènes de décalages, Noémie Ndiaye, sans doute pour la première fois, propose aux lecteurs de réfléchir ensemble aux scènes dramatiques des trois pays et des trois langues. La question qu’elle leur adresse est la même : qu’est-ce que l’activité théâtrale révèle de l’attente des publics et en quoi contribue-t-elle à modifier l’imagination des publics à propos de l’irruption de la personne noire dans les sociétés européennes de la première modernité ? Cette interrogation se déploie en quatre grandes scansions : 1) la figuration des noirs sur scène rapportée à un ensemble de croyances religieuses, à commencer par la noirceur attribuée aux forces sataniques, et à la réduction métaphorique et réelle des noirs au statut de biens négociables, objets de luxe ou nourriture ; 2) la question de la représentation du corps séduisant ou repoussant de la femme noire, avec les arrangements cosmétiques qui s’imposaient en l’absence -presque totale- d’acteurs et d’actrices qui ne fussent pas blancs ; 3) l’usage des façons de parler attribuées aux noirs, soit langues imaginaires, soit jeux phonétiques sur de supposés accents, dans un ensemble plus vaste de dérivations sonores qui concernent également les voix d’autres minorités (morisques, juifs, roms) mais aussi des provinciaux ; 4) la mise en mouvement des corps noirs à travers la chorégraphie des ballets de cour et des intermèdes dansés du répertoire dramatique. 

Ce qu’on gagne à saisir plusieurs littératures et plusieurs histoires

L’examen est très approfondi, il est enrichi de trouvailles textuelles et rehaussé de propositions audacieuses. L’autrice entend porter ce qu’elle qualifie comme un « regard oblique » sur la formation des représentations des noirs, en mobilisant les effets provoqués par la traite à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle pour comprendre les spectacles présentés dès le début du siècle. Il résulte de ce travail un paysage social et poétique de la première modernité européenne d’où l’on peut tirer une conviction : le sujet noir n’était pas absent de ce théâtre, contrairement à ce qui pouvait se conclure de la lecture des histoires nationales de la littérature composées au XIXe siècle, exception faite d’Othello bien entendu. Sans doute, le personnage de la princesse noire Imoinda inventé par Aphra Behn (1688) devint-elle blanche dans la pièce de Thomas Southerne (1695) ; sans doute Pierre Corneille s’était-il cru obligé d’expliquer dans l’examen de son Andromède (1650) que le rôle serait tenu par une actrice blanche à la figure blanche car nul n’eût alors admis que le héros grec Persée pût s’amouracher d’une Éthiopienne noire. A contrario, la comedia espagnole des débuts du XVIIe siècle, comme le théâtre de la Restoration après 1660, à une époque où la traite anglaise bat son plein, accordent une place très importante aux personnages noirs, masculins comme féminins.

En proposant d’analyser de front des œuvres de trois littératures, de genres très différents (tragédies, comédies, ballets), chef d’œuvres révérés autant que spectacles tombés dans l’oubli, Noémie Ndiaye se donne les moyens de renouveler avec force l’image que nous pouvons nous faire de l’activité théâtrale à l’époque où elle la saisit. Elle prend acte du fait que l’expérience de l’altérité phénotypique, la plus ancienne et la plus troublante,  a été, de très loin,  celle de la relation euro-africaine. Son enquête permet de voir que le sujet noir a été présent et absent de la scène. Et quand il fut présent, cela a dû être presque toujours par procuration, sous des formes méprisées ou érotisées, animalisées ou héroïsées, ridicules ou inquiétantes. Ces différents répertoires, quand bien même ils sont tombés dans l’oubli à certains moments, ont néanmoins contribué à forger, dans le regard européen, l’évidence de la différence africaine. En relation avec les sensibilités d’aujourd’hui, la démarche s’écarte de tout simplisme. Le grimage d’acteurs blancs pour jouer des rôles de personnages noirs n’est désormais plus de mise ; les différentes modalités du  parler noir (blackspeack) peuvent encore susciter l’hilarité que les dramaturges et les acteurs cherchaient à obtenir il y a plus de trois siècles ; la danse noire offre la capacité à exhiber de nos jours une affirmation positive, voire un esprit de résistance face à la condition d’esclave. La même complexité dans l’argumentation, ou la même faculté à prendre en charge l’ambiguïté des textes, se déploie lorsqu’il s’agit de saisir à la fois la pluralité des termes et le nuancier chromatique dans la présentation de ces personnages que l’autrice désigne en anglais comme non-blancs. Pour ne prendre qu’un exemple, peut-on toujours être certain de ce à quoi renvoie l’emploi du terme maure/more, moor, moro ? À coup sûr, on a affaire à des personnages réputés venus de la rive sud de la Méditerranée, exposés à l’Islam ou musulmans, mais sont-ils toujours noirs ? 

Sur le plan historiographique, ce livre, à la différence de tant d’études récentes, ne se présente pas lui-même comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il mentionne, à juste titre, des études sur la présence de personnages noirs dans le théâtre de la première modernité, remontant pour certaines aux années 1940. Pour se démarquer d’un excessif Shakespearo-centrisme des études littéraires anglaises, il mobilise les travaux nombreux et importants qu’a suscités la présence des personnages noirs dans la comedia espagnole. Rien de plus juste que de proposer, comme le suggère Noémie Ndiaye, une confrontation des études shakespeariennes avec la lecture de El valiente negro en Flandes (Le valeureux noir des Flandres) d’Andrés de Claramonte, histoire d’un noir devenu héros de la guerre des Flandres et dont l’intrigue finit là où commence celle d’Othello. En revanche, les travaux publiés sur le corpus français paraissent plus rares, exception faite peut-être du regard porté sur des personnages tels que Cléopâtre, Didon, Sophonisbe et Chariclée. Mais dans Scripts of Blackness la richesse des développements sur les danses noires dans les ballets de cour comme sur les scènes de ville montre assez que le spectacle en France méritait bien d’être étudié, lui aussi.

Au-delà de Scripts of Blackness

La matière littéraire sortie de l’oubli et mise à disposition des lecteurs est déjà d’une très grande richesse. L’inventaire des lieux communs propres au spectacle vivant invite à un dialogue avec une autre forme de littérature dont la portée fut immense à la même époque : la poésie épique de la première modernité. Le Roland Furieux de l’Arioste (1516), la Araucana d’Alonso de Ercilla (1569), les Lusiades de Camões (1572), la Jérusalem délivrée du Tasse (1581), la Faerie Queen d’Edmund Spenser (1590) (ainsi que tous les liens que ces poèmes tissent avec Homère, Virgile et Ovide). Ces œuvres ont agi comme des réservoirs inépuisables de modèles où, alors qu’ils étaient dans la hâte de leur rythme de production, les hommes de théâtre du XVIIe siècle n’ont pas cessé de puiser. Grâce aux bases très solides qu’elle a constituées, l’autrice de Scripts of Blackness est, à n’en pas douter, une historienne de la littérature qui pourrait engager une discussion particulièrement féconde avec les spécialistes de du genre épique européen de la première modernité.

Une réserve toutefois peut-être formulée. Dans le chapitre introductif qui porte sur la place faite aux processus de racialisation dans les études de littérature et de sciences humaines, l’absence de toute référence à des auteurs essentiels de la vie intellectuelle française de l’après Deuxième Guerre Mondiale est surprenante. Ne voir cités ni Colette Guillaumin ou Albert Memmi, Léon Poliakov ou Maurice Olender, Michèle Duchet ou Jean-Luc Bonniol est assez déconcertant. Si les dramaturges français du XVIIe siècle offrent bien de la matière première, il faut croire que les auteurs français d’œuvres majeures sur les processus de racialisation n’ont livré aucun produit élaboré qui mérite d’être commenté. Cette discordance on la doit sans doute beaucoup moins à l’autrice de Scripts of Blackness qu’à un standard qui s’est imposé dans les maisons d’édition universitaires aux États-Unis depuis quelques années. On se prend à rêver qu’on puisse s’affranchir tant soit peu du cadre qui se désigne comme la French theory et, en échange, qu’une attention un peu plus grande soit accordée à des auteurs et à des autrices qui, en France depuis les années 1960, se sont consacrés à la question de la race et n’ont pas tant démérité.

Pour citer cet article

Jean-Frédéric Schaub, « Scripts of Blackness. Early Modern Performance Culture and the Making of Race, un livre de Noémie Ndiaye. », RevueAlarmer, mis en ligne le 20 décembre 2022, https://revue.alarmer.org/scripts-of-blackness-early-modern-performance-culture-and-the-making-of-race-un-livre-de-noemie-ndiaye/

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