30.06.23 Senghor, une biographie d’Elara Bertho

Après l’enquête minutieuse et magistrale de Janet G. Vaillant, puis celles d’Ibou Fall et de Jean-Pierre Langellier, le présent ouvrage procède à une nouvelle lecture de L. S. Senghor (1906-2001) qui se met à distance tant de l’hagiographie que des anathèmes.

Aux antipodes des lieux communs sur l’œuvre de Senghor ou des formules toutes faites de leur auteur, telles que « l’émotion est nègre comme la raison est hellène », Elara Bertho propose une relecture qu’elle nomme « écologique » de la pensée de Senghor. Elle le présente comme théoricien du « socialisme africain » et de la ligne de couleur et articule sa biographie autour des mots « socialisme », « négritude », « universel », « foi », vocables relevés comme étant les « maîtres mots de cet homme au discours complexe, qu’il faut prendre le temps de lire et de comprendre » (p. 12). Cette nouvelle lecture de l’œuvre de Senghor, sans parti pris, est proposée en quatre temps suivant une logique chronologique.

Lorsque le mot « nègre » est présent sans guillemets chez un auteur nous reproduisons la version originale de la citation. (note de l’éditeur)

Janet G. Vaillant, Vie de Léopold Sedhar Senghor. Noir, Français et Africain, Paris, Karthala, 2006.

Ibou Fall, Senghor, Sa Nègre Attitude, Forte Impression S.A., Dakar, 2021.

Jean-Pierre Langellier, Léopold Sédar SenghorParis, Perrin 2021.

L’expression est empruntée à W. E. B. Du Bois.

Léopold Sédar Senghor
Elara Bertho, Senghor, Paris, PUF, 2023, 171 pages.

« Le royaume d’enfance »

Dans les années consacrées à l’enfance, Elara Bertho revient que la question du patronyme du poète. Son nom relève d’une double ascendance, sérère pour « Sédar » (« impudent », « sans honte »), et portugaise pour « Senghor » (qui provient de « senhor »). Autre particularité, Senghor est catholique dans un pays, le Sénégal, majoritairement composé de musulmans. De surcroît, né à Joal, donc en dehors des « Quatre Communes » (Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque), il est, selon le Code de l’indigénat, « sujet français » au sein d’une colonie où seuls les ressortissants de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque jouissent du privilège de pouvoir voter et d’être représentés à l’Assemblée nationale française.

Pour autant, l’enfance de L. S. Senghor n’en a pas moins été très heureuse. Il passe les sept premières années de sa vie à Djilôr, où sa mère a tenu à rester, où il est initié aux mystères de la nature par un oncle du côté maternel, Waly, un berger. Son père, Diogoye, riche négociant, met un terme à cette période d’insouciance et d’escapades, que Senghor appelle le « Royaume d’enfance » en l’inscrivant à Joal à l’école des Pères du Saint-Esprit. Il poursuit ses études au collège-séminaire Libermann à Dakar en 1923, puis au cours secondaire où il est un excellent élève. Grâce à l’aide financière de son oncle René, et d’une demi-bourse, obtenue suite à l’intervention en sa faveur du Directeur de l’Enseignement en A.O.F., Aristide Prat, il peut partir pour Paris où il arrive en 1928 et s’inscrit à la Sorbonne.

« Les années parisiennes et la naissance de la négritude »

De la Sorbonne, Senghor se réoriente vers les classes préparatoires du lycée Louis-le-Grand. Parmi ses condisciples qui deviendront des amis, Pham Duy Khiêm (1908-1974), futur ambassadeur du Viêt-nam de 1954 à 1955 ; Robert Verdier (1910-2009), qui intégrera la direction de la Section Française de l’Internationale Socialiste ; René Brouillet (1909-1992), qui sera ambassadeur plénipotentiaire auprès du Saint-Siège ; et surtout Georges Pompidou (1911-1974) qui présidera aux destinées de la France de 1969 à 1974. Il est aussi reçu assez régulièrement par Blaise Diagne, député du Sénégal. Et en 1931, après deux échecs au concours d’entrée à l’École normale supérieure, il se réinscrit en Sorbonne. C’est aussi l’année où il fait la connaissance d’Aimé Césaire venu s’inscrire à Louis-le-Grand. Ensemble, à Paris, avec Léon-Gontran Damas (1912-1978), poète guyanais, et les sœurs Nardal, Paulette (1896-1985) et Jeanne (1902-1993) de La Revue du monde noir (1931-1932), ils s’emploient à « faire connaître la civilisation nègre » (p. 35). À l’écart des militants marxistes, animateurs de la revue Légitime défense (1932), ils préfèrent « porter la lutte non sur le politique mais sur l’unité culturelle des peuples noirs » (p. 38). En 1934, dans L’Étudiant noir – Journal mensuel de l’Association des étudiants martiniquais en France, le mot « négritude » est créé par Aimé Césaire. Senghor le développera plus tard. Amis, les deux poètes le resteront toute leur vie, Senghor rappelant en 1945 à Aimé Césaire le « Frère aimé et l’ami », leurs années parisiennes, années ardentes de militantisme : « La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs d’hier » (p. 43).

Percevant des différences dans la sensibilité au rythme et dans l’émotion entre les « races » noire et blanche, Senghor « reprend à son compte l’idée que les Nègres sont naturellement plus sensibles au rythme et à l’émotion artistique, mais sans en conclure à une inégalité de race » (p. 46). Jean-Paul Sartre (1905-1980) entre dans ce débat avec sa préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948) de L. S. Senghor, « Orphée noir », où il fait de la « négritude » un « racisme anti-raciste ». Analyse fondée sur la théorie marxiste de la lutte des classes, la perspective sartrienne est récusée par le philosophe Souleymane Bachir Diagne qui y identifie un « baiser de la mort », car ce point de vue voue la négritude à une inéluctable disparition dès lors qu’elle entretiendrait quelque lien avec le « racisme ». Pour se défaire de ce lien, Senghor « orientera ensuite une partie de sa pensée vers une définition de l’universel et de l’humanisme, puis du métissage ». Ce, contre toute tentative d’« assimilation », et toute forme de « colonisation ».

« De la réforme du système colonial aux indépendances »

Senghor, mobilisé dans l’armée française est fait prisonnier en 1940. Au Stalag de Poitiers, il rédige une partie du recueil Hosties noires où il se fait le porte-parole des tirailleurs sénégalais, qu’il glorifie :

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? »

« Poème liminaire », Hosties noires

C’est aussi dans les camps de prisonniers qu’il s’est doté, en écoutant ses codétenus dire des contes, chanter et danser, des premiers éléments nécessaires à sa théorie de la musicalité dans la « poésie négro-africaine ».

Il est libéré en 1942, et reprend son enseignement à Saint-Maur-des-Fossés. À la Libération, il est nommé professeur de linguistique africaine à l’École Nationale de la France d’Outremer. Puis, dès son entrée à l’Assemblée constituante comme député du Sénégal, sa ligne de conduite se résume en une formule, « assimiler, ne pas être assimilé » (p. 70-76). Prenant ses distances par rapport à la SFIO (Section Française de l’Internationale Socialiste), il en démissionne en 1948, pour, avec Mamadou Dia (1910-2009), fonder un nouveau parti, le BDS (Bloc Démocratique Sénégalais), s’émancipant ainsi de l’autorité de Lamine Guèye (1891-1968), éminent représentant au Sénégal d’un socialisme assimilationniste, et qui sera le premier président de l’Assemblée nationale à Dakar.

Désormais, le socialisme revendiqué par Senghor fait corps avec la spiritualité sur fond d’anticolonialisme non violent. Il rêve de fédérations africaines, mais « vit en amitié avec tous les peuples, sans jamais perdre de vue cette Europe à laquelle », ainsi que le poète qui deviendra président le formule, l’Afrique est « liée par le nombril » (p. 98).

« Le poète-président »

L’autrice développe une posture critique sur l’action politique du poète-président :

Il faut relire Senghor dont la pensée et la poésie sont d’une grande importance aujourd’hui, tout en n’étant pas dupe d’un parcours politique qui s’est fondé sur l’usage de la force et de la censure pendant de longues années.

p. 147

Mais ce livre redresse certaines accusations portées à tort contre l’écrivain :

« La poésie de Senghor n’est pas un essentialisme, tout au contraire, elle indique un retour à la sacralité de la terre, enraciné dans sa petite enfance en milieu sérère et dans sa foi catholique dans le vivant » 

p. 152. 

Le style concis de cette biographie qui vient enrichir les études senghoriennes, son ton juste et sans ornements, jettent une lumière rafraîchissante sur la vie et l’œuvre d’un écrivain et homme d’État africain, dont le retour en grâce est attesté par l’interdisciplinarité dans le réexamen actuel de sa pensée et de ses engagements littéraires et politiques.

Pour citer cet article

Papa Samba Dop, « Senghor, une biographie de Elara Bertho », RevueAlarmer, mis en ligne le 30 juin 2023, https://revue.alarmer.org/senghor-une-biographie-par-elara-bertho/

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