03.07.22 Terre d’ébène. La traite des Noirs, un livre d’Albert Londres.

Ce livre, si souvent cité, n’est pas assez lu. Car il est extraordinaire pour l’époque, aussi bien de ton que d’information. Albert Londres (1884-1932), déjà reporter devenu déjà célèbre pour ses plaidoyers anti-coloniaux sur l’Argentine, a réagi au Voyage au Congo d’André Gide, paru en 1927, qui critique vigoureusement les abus français provoqués en Afrique équatoriale (précisément en Oubangui-Chari, aujourd’hui République Centrafricaine).

Il est publié pour la première fois en 1929 sous ce titre chez l’éditeur Albin Michel.

Albert Londres, Terre d’ébène : La traite des Noirs, Paris, Petite bibliothèque Classiques, 2022.

Albert Londres, qui est alors déjà célèbre pour ses reportages à travers le monde, vient de parfaire sa renommée en enquêtant sur les prostituées de Pigalle déportées en Argentine (Le chemin de Buenos Aires . La Traite des Blanches, Albin Michel, 1927.

Il s’embarque donc pour quatre mois en Afrique en compagnie d’un dessinateur, Georges Rouquayrol dont les croquis sur le vif (malheureusement non reproduits dans cette édition de poche) vont illustrer ses articles. Le tout va être réuni en un volume à son retour. Le sujet déborde largement de celui de Gide. Il s’agit d’une série de chapitres, autant de reportages sur les étapes de son périple, de Dakar au Congo, dont il égrène les étapes : après le Sénégal, la Guinée, le Soudan (c’est-à-dire Tombouctou au Mali d’aujourd’hui), la Haute Volta (Burkina Faso), la Côte d’Ivoire, le Dahomey, le Gabon, le Congo. Il voyage en train quand il y en a et donne de ses étapes une description aussi vivante que succulente.

Le Petit Parisien, 11 octobre 1928.

Chaque étape provoque un article critique pétulant et informé qui, chaque fois, dénonce entre autres le racisme colonial et pointe les travers évidents des colons et de la colonisation. Il n’en est pas moins de son temps car il se moque aussi de la naïveté des Africains qu’il a tendance à traiter comme de grands enfants. Ainsi cette anecdote :

Ceci dit, il parle plus volontiers de « Noirs » que de « Nègres », terme qu’il réserve plutôt aux sauvages de la brousse… Il se moque des salutations sans fin de deux interlocuteurs se rencontrant dans la rue, des chefs de canton sans autorité, de leur façon de parler.

L’ouvrage fut très mal accueilli par les milieux coloniaux. Il provoqua, de la part du gouvernement général de l’AOF (Afrique Occidentale française), une contre-offensive sous la forme d’une mission composée de douze journalistes et de douze parlementaires chargés de démonter son témoignage, introduits à Dakar par le ministre des colonies en personne. Il n’en reste pas grand-chose.

En revanche, l’ouvrage d’Albert Londres fait mouche. Il adopte un ton familier, proche de l’oralité, non dénué d’humour caustique, pour caractériser les abus multiples dont il est témoin. Mais au-delà de ce ton supposé humoristique, on est frappé par l’excellence de ses connaissances. Il sait tout : le nombre proposé par l’administration et celui des colons sur l’épidémie de fièvre jaune qui vient de sévir à Dakar (le vaccin sera mis au point à la veille de la Seconde Guerre mondiale), les modes violents de la conquête (un chapitre documenté est consacré à la période 1880-1900), les réactions de base des colons, des commerçants qu’ils soient noirs ou blancs, et des vieux « broussards » comme cet ancien père blanc défroqué qui a adopté le mode de vie « indigène ». Il s’intéresse à la sorcellerie, bref c’est un excellent observateur dont les descriptions sont percutantes.

Détail de la Une du Petit Parisien du 30 octobre 1928. Une complète sur Gallica, BNF.

Le ton devient plus sérieux quand il décrit précisément les plaies du portage, qu’il voit sévir un peu partout, et surtout dans son dernier chapitre, celui qui a le plus marqué ses lecteurs, sur le drame de la construction du chemin de fer Congo-Océan, avec ses cohortes de porteurs affamées, à demi morts d’épuisement, de mauvais traitements et de faim.

Dans un style vivant et imagé, il apporte sur la colonisation en Afrique française de l’ouest et équatoriale un témoignage aussi intelligent qu’implacable.

Pour citer cet article

Catherine Coquery-Vidrovitch, « Terre d’ébène. La traite des Noirs, un livre d’Albert Londres », RevueAlarmer, mis en ligne le 3 juillet 2022, https://revue.alarmer.org/terre-debene-la-traite-des-noirs-un-livre-dalbert-londres/

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