26.05.20 Usages et mésusages de la notion de génocide : entre droit, histoire et sciences sociales

Si la notion de génocide peut occasionner quelques problèmes d’appréhension, c’est en raison de ses différentes définitions : celle du droit international issue du travail séminal de Rafael Lemkin, celles des chercheurs en sciences sociales (les genocide studies) attachés à préciser des facteurs unifiants et des typologies, celles enfin qui émergent d’usages sociaux et politiques souvent inflationnistes. Il serait toutefois dommageable d’y renoncer eu égard aux origines inscrites dans l’histoire de la qualification génocidaire dont l’élément capital est une intentionnalité destructrice motivée par la racialisation discriminante et arbitraire d’un groupe humain.

La Shoah comme génocide paradigmatique, source du droit

La notion de génocide (étymologiquement, tuer un peuple, une « race ») est intimement liée à l’expérience de son concepteur, le juriste d’origine judéo-polonaise Rafael Lemkin (1900-1959), dont la vie personnelle traverse les tragédies du XXe siècle est-européen (antisémitisme et pogroms des années 1915-1921, Deuxième Guerre mondiale et Shoah) et dont la vie professionnelle épouse les espoirs mis dans les actions de la Société des Nations (SDN) en faveur d’une « paix par le droit ».

Raphael Lemkin par Arthur Leipzig en 1951, National Portrait Gallery, Smithsonian Institution

Elle se traduit, sous le choc des révélations de la barbarie nazie, par son inscription dans le droit international à travers la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée à l’ONU le 9 décembre 1948. Le contexte de la Shoah, qui va constituer désormais le génocide paradigmatique, a déterminé assurément une conscience juridique nouvelle dont les prémisses étaient apparues au lendemain du premier conflit mondial. Comme le dira plus tard Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem (1963),

« si un crime inconnu auparavant , tel le génocide, apparaît brusquement , la justice elle-même exige qu’il soit jugé en vertu d’une nouvelle loi » .

Hannah Arendt, Eichmann à Jerusalem, Paris, Gallimard, coll. Folio/histoire, 2002, p. 443.


La Convention de 1948 définit juridiquement le génocide (par son article II), étant à la base des actions punitives engagées par la Cour pénale internationale (définie par le Statut de Rome de 1998) et des actions préventives assurées par l’ONU depuis 2005 (le bureau Prévention des génocides) au nom de la mission « Responsabilité de protéger ». Aussi central soit-il pour toutes ces actions, l’article II de la Convention qui énumère les actes « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », n’en pose pas moins problème.

D’abord, l’« intention » n’est pas vraiment définie. De quelle autorité émane-t-elle, étant donné que le mot « Etat » n’apparaît pas dans l’article ? Est-elle manifeste et systématique, ou implicite et tendancielle ? Ne retenir que l’intentionnalité évidente ne conduit-il pas à exclure de nombreux cas de génocides, la Shoah épuisant alors, à elle seule, la catégorie en raison des multiples annonces et « prophéties » du discours hitlérien ? Par ailleurs, comment comprendre une intention de détruire « en partie » un groupe ? À moins de définir un seuil ou une échelle relative de victimes, le génocide risque de ne pas se différencier nettement du massacre ponctuel ou du pogrom communal. Ensuite, les groupes politiques et sociaux sont exclus du champ d’investigation génocidaire. Pourtant, à l’origine du projet, la session du 11 décembre 1946 de l’ONU parlait bien d’« un déni du droit à la vie des groupes humains », que ces « groupes raciaux, religieux, politiques et autres, aient été détruits entièrement ou en partie ». Si l’évacuation du critère politico-social par les grandes puissances est à l’évidence liée au climat géopolitique de l’après-guerre (expansion soviétique, « impérialisme » américain, décolonisation franco-britannique), elle se fonde aussi sur une distinction a priori recevable – celle qui oppose le « crime motivé » (politique) au « crime immotivé » (racial), l’assassiné pour ce qu’il fait (l’opposant ou le rebelle) à celui qui l’est pour ce qu’il est (l’innocent). La dérive de ce type de raisonnement est pourtant évidente. L’élimination physique d’un opposant politique est-elle plus compréhensible et légitime que celle d’un représentant de telle ou telle « race » ? L’identification prioritaire du groupe-cible au moyen de catégories au sens « scientifique » aussi douteux que l’« ethnie » ou la « race » est-elle encore légitime ? En raison de ces deux critères, la communauté internationale a en effet vécu pendant longtemps sur une définition juridique racialisée de crimes qui ne sont raciaux que dans l’esprit du génocidaire. Le fantasme de ce dernier est justement de naturaliser son ennemi, de l’exclure de toute lutte spécifiquement politique, de le retrancher à terme de l’humanité. C’est bien là l’élément moteur du crime… Enfin, last but not least, les actes de génocide énumérés dans cet article II (meurtre, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, soumission à des conditions d’existence destructrices, mesures d’entravement des naissances, kidnapping d’enfants) peuvent s’avérer également problématiques. Ils sont si variés qu’ils permettent, à la limite, la conception d’un génocide sans meurtre (des « dommages »). Ce qui en pratique, par comparaison avec la Shoah qui modèle la conscience occidentale du génocide comme destruction physique in toto, peut amener à laisser de côté nombre d’« atteintes graves » à l’existence de groupes humains au cours des décennies suivantes. À cette aune tout à la fois exclusive (les groupes « objectifs ») et extensive (des actes trop diversifiés), une impressionnante série de massacres de masse commis entre 1951 (date à laquelle la Convention devient opérationnelle) et 1998 (date du statut de la Cour Pénale Internationale) ne recevront jamais le label « génocidaire » ou ne seront pas questionnés sous cet angle : Indonésie et Nigéria dans les années 1960, Timor oriental et Ethiopie dans les années 1970, Ouganda et Sri Lanka dans les années 1980… .

Dans son discours du 30 janvier 1939 devant le Reichstag, Hitler avait annoncé la prévisible extermination des Juifs d’Europe au cas où une guerre mondiale éclaterait, fomentée par la « juiverie internationale ».

En 1965-1966, 500 000 communistes indonésiens et apparentés sont massacrés par la dictature Suharto ; au Nigéria, de 1966 à 1970, l’armée réprime les séparatistes Ibos, occasionnant près d’un million de victimes ; entre 1975 et 1980, l’occupation de Timor oriental par l’Indonésie, consécutive à la décolonisation portugaise, cause plus de 200 000 victimes ; dans les dix ans qui suivent la révolution éthiopienne de 1974, le pouvoir militaire communiste du Derg fait disparaître 750 000 « ennemis de classe » ; de 1980 à 1986, le gouvernement ougandais d’Obote qui succède à Idi Amin Dada fait disparaître entre 200 et 300 00 membres des ethnies Baganda et Banyarwanda ; au Sri Lanka, à partir de 1983, la répression fait plus de 60 000 victimes dans la communauté tamoul.

Vers une définition historique et sociologique du génocide ?

Demande de reconnaissance universelle du génocide de 1915.
Pancarte Foxboro, MA, 2017

Ainsi Steven Katz, The Holocaust in Historical Context, Oxford, Oxford University Press, 1994. Cette position sur l’unicité de la Shoah est réaffirmée dans son récent ouvrage, Holocaust and New World Slavery. A comparative History, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

La tendance la plus récente des genocide studies s’essaie pourtant à mettre en valeur des facteurs unifiants dans une perspective globale visant à dépasser le débat sans issue entre incomparabilité et mise en équivalence (de la Shoah avec les autres génocides). On peut retenir ici les travaux pour lesquels les génocides du XXe siècle ont tous à voir avec la diffusion planétaire du modèle de l’Etat-nation moderne travaillé par une logique d’homogénéisation pathologique propice à l’accueil d’une utopie racialiste . Mais la mise à nu de ces différentes variables prend désormais de plus en plus sens dans le cadre d’une conception dynamique de l’événement génocidaire conçu moins comme un phénomène monolithique que comme un processus où se succèdent phase d’incubation avec les pesanteurs idéologico-culturelles (stéréotypes darwiniens, antisémitisme passif, mémoires conflictuelles) et phase d’accélération avec les incitations du pouvoir et le poids du contexte.

Ainsi, Pieter N. Drost, The crime of State (1959), Irving L. Horowitz, Genocide : State Power and Mass murder (1976) et Rudolph J. Rummel, Death by Government (1992).

Ben Kiernan, Blood and Soil. A World History of Genocide and Extermination from Sparta to Darfur, New Haven-London, Yale University Press, 2007.

Jacques Semelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005.

Voir Eric D. Weitz, A Century of Genocide. Utopias of Race and Nation, Princeton, Princeton University Press, 2003 ; Mark Levene, Genocide in the Age of the Nation-State, vol. 1 et 2, London, Tauris, 2005.

Usages et mésusages politiques et sociaux

Officialisé par une Convention juridique au final imprécise, difficilement réductible à une théorie générale académique, le concept et le terme de génocide étaient condamnés à faire l’objet d’un usage social inflationniste. Confusément associé à toute tuerie ou oppression d’importance, il sert ainsi à qualifier des pratiques observables dans les crises et les conflits les plus divers (une opération armée turque au Kurdistan, une répression au Burundi, la persécution des Yézidis en Irak…) comme à donner une clé explicative à des événements du plus lointain passé (la conquête des Amériques, la guerre de Vendée, l’exploitation coloniale du Congo…).

Dopées par l’incantation onusienne de la responsabilité de protéger, les ONG spécialisées redoublent ainsi d’activisme en matière de qualification génocidaire eu égard aux enjeux auxquels son emploi est soumis : enjeux politiques (l’invocation génocidaire pour prévenir ou réduire la menace pesant sur une population) et enjeux judiciaires (l’incrimination génocidaire pour faire condamner des responsables et obtenir des réparations). Déchaînant une concurrence des victimes, des groupes militants de la mémoire portent ou inventent de leur côté l’identification génocidaire d’une violence subie dans le passé par un groupe en quête d’identité (« Indigènes » et « racisés », « Vendéens »…) ou de reconnaissance (Tibétains, Kurdes, Ukrainiens…). Le risque est donc grand de voir le concept non seulement vidé de sa substance originelle mais aussi de priver le chercheur qui l’utilise de toute autonomie scientifique. Ecrasée entre la norme et l’analyse, le droit et l’histoire, harcelée de surcroît par des usages politiques et sociaux abusifs, la notion de génocide semble peu opératoire à certains représentants des sciences sociales qui lui préfèrent les catégories plus neutres de « violence de masse » ou « crime de masse ». Mais on peut aussi considérer que le terme de génocide est trop massivement accepté dans l’opinion pour être remplacé et qu’il s’agit d’abord de réintroduire du sens dans le phénomène qu’il entend nommer, à savoir la destruction de masse planifiée de groupes sans défense, ciblés sur des critères le plus souvent racialisants définis unilatéralement par une autorité politico-idéologique. Ce sens peut être retrouvé en rappelant que le concept de génocide, comme celui de crime contre l’humanité dont il est une composante originelle, est né dans l’histoire et de l’histoire, celle du premier XXe siècle et de ces « terres de sang » est-européennes.

Bibliographie

  • Bauer Yehuda, Rethinking the Holocaust, Yale University Press, 2001, p. 10
  • Bruneteau Bernard, Génocides. Usages et mésusages d’un concept, CNRS Editions, 2019.
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  • Charny Israel W. (dir.), Le livre noir de l’humanité. Encyclopédie mondiale des génocides, Privat, 2001.
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  • Kiernan Ben, Blood and Soil. A world history of Genocide and extermination from Sparta to Darfur, Yale University Press, 2007.
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  • Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usage politique des massacres et génocides, Seuil, 2005.
  • Weitz Eric D., A century of genocide. Utopias of Race and Nation, Princeton University Press, 2003.

Pour citer cet article

Bernard Bruneteau, « Usages et mésusages de la notion de génocide : entre droit, histoire et sciences sociales », RevueAlarmer, mis en ligne le 26 mai 2020.https://revue.alarmer.org/usages-et-mesusages-de-la-notion-de-genocide-entre-droit-histoire-et-sciences-sociales/

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