02.05.23 Juifs, sport et antisémitisme en France au tournant du XXe siècle

La relation des populations juives avec les sports « modernes » (tels que nous les concevons aujourd’hui, avec leurs règles et leurs classements) est, au tournant du XXe siècle, fortement déterminée par les recherches qui se veulent scientifiques sur les « races » humaines, par l’antisémitisme, mais aussi par les réactions des Juifs eux-mêmes à ce contexte.

Les travaux anthropologiques menés depuis le XVIIIe siècle prétendent que les humains peuvent être classés par « races » selon leurs caractéristiques anthropomorphiques. En découlent de nouvelles théories qui entendent prouver que les hommes ne sont pas physiologiquement égaux et que les Juifs sont plus sensibles aux maladies et plus faibles physiquement que les autres « races ». Ces conceptions accompagnent, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, l’essor du nationalisme et de l’antisémitisme dont atteste, en 1886, le succès de La France juive d’Édouard Drumont, puis l’Affaire Dreyfus. En quelques années, les préjugés pluriséculaires relatifs au physique ou au caractère des Juifs sont réactualisés et imprègnent l’imaginaire collectif de façon très puissante, au point d’influencer la manière dont les Juifs se perçoivent eux-mêmes. C’est dans un tel contexte, en réaction à l’antisémitisme, que Théodor Herzl formule ses propositions de sionisme politique pour créer un État juif. Fermement combattue en France, la pensée sioniste contribue pourtant à modifier le regard que les Juifs portent sur leur corps. En promouvant la régénération de la « race » juive par la pratique systématique de la gymnastique et des sports, les sionistes entendent façonner un nouveau Juif. Ces idéaux engendrent la création de nombreux clubs sportifs juifs en Europe, aux États-Unis, mais aussi dans les Balkans et en Afrique du Nord.

Allen Guttmann, Du rituel au record : la nature des sports modernes, Thierry Terret (trad.), [1ère éd. : 1978], Paris, L’Harmattan, 2006.

Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas (dir.), L’invention de la race : des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.

Étienne Pénard, Le « peuple du livre » à l’épreuve du « judaïsme du muscle » : les communautés juives de France et le sport (fin XIXe – 1948), Thèse présentée à l’université de Rennes 2 pour l’obtention du doctorat d’université, 2020, p. 118-122.

En France pourtant, les populations juives ne créent pas de structures sportives communautaires. Elles construisent en effet un rapport spécifique au corps et aux pratiques sportives que l’on se propose d’étudier ici. Nous montrerons que l’influence des stéréotypes raciaux sont si puissants qu’ils contribuent, au moins en partie, à tenir à l’écart du sport les Juifs de France qui se persuadent que cette pratique n’est pas pour eux. Surtout, nous verrons que le sport est utilisé par la presse d’extrême droite pour asseoir des analyses antisémites prétendument scientifiques. Dans ce milieu sportif encore peu militant, cette stratégie permet de diffuser, banaliser et enraciner le discours antisémite.

Georges Bensoussan, « Sionisme et “homme nouveau”, les aventures du corps juif », dans Georges Bensoussan, Paul Dietschy, Caroline François et Hubert Strouk, Sport, corps et sociétés de masse : le projet d’un homme nouveau, Paris, Armand Colin, 2012, p. 29-42.

Michael Brenner et Gideon Reuveni (dir.), Emancipation Through Muscles: Jews and Sports in Europe, Omaha, University of Nebraska Press, 2006 ; Jack Kugelmass (dir.), Jews, Sports and the Rites of Citizenship, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 2007 ; Stieven A. Riess (dir.), Sports and the American Jew, New York, Syracuse University Press, 1998.

Marie-Anne Matard-Bonucci, « Introduction. L’image et la représentation des Juifs : entre culture et politique (1848-1939) », dans Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), ANTISÉmythes : l’image des Juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris, Nouveau monde, 2005, p. 13-40.

Construction d’une « race juive » faible

La volonté d’établir une taxinomie de l’espèce humaine, telle qu’elle apparaît dans certains travaux anthropologiques menés entre le XVIIIe et le XIXe siècle, postule l’existence d’un continuum humain allant de l’homme sauvage, proche de l’animal, jusqu’à l’homme blanc civilisé, moyennant une hiérarchie entre les « races ». Les thèses d’Arthur de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1863), celles de Georges Vacher de Lapouge sur l’anthroposociologie, celles d’Ernst Haeckel plutôt inspirées du « darwinisme social », ou encore les travaux d’Ernest Renan dans son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1855), entendent prouver que les hommes blancs font partie d’une « race » plus pure, plus aboutie, plus forte que les autres. Cette pensée fait progressivement naître un racisme qui imprègne l’espace social et la pensée politique. Dès lors, dans le monde médical européen du XIXe siècle, à travers leurs analyses anatomiques et physiologiques les scientifiques prétendent identifier certaines caractéristiques morphologiques propres à la « race juive », établies ensuite en critères pathologiques

Nicolas Bancel, Thomas David et Dominic Thomas (dir.), L’invention de la race, op. cit. ; John P. Jackson et Nadine M. Wiedman, Race, Racism and Science: Social Impact and Interaction, New Brunswick, Rutgers University Press, 2004 ; Carole Reynaud-Paligot, La République raciale (1860-1930), Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

Ariane Debourdeau, « Aux origines de la pensée écologique : Ernst Haeckel, du naturalisme à la philosophie de l’Oikos », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 44, no 2, 2016, p. 33-62 ; Pierre-André Taguieff, « L’invention racialiste du Juif », Raisons politiques, vol. 5, no 1, 2002, p. 29-51 ; Pierre-André Taguieff, « Racisme, aryaniste, socialisme et eugénisme chez Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) », Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 2, no 183, 2005, p. 69-134.

Sander L. Gilman, « The Jewish Body: A foot-note », dans Howard Eilberg-Schwartz (dir.), People of the Body: Jews and Judaism from an Embodied Perspective, New York, State university of New York Press, 1992, p. 223-241.

Ce contexte intellectuel, couplé aux fantasmes qui pèsent sur les Juifs depuis les premières formes d’antijudaïsme chrétien, alimente la pensée antisémite de la fin du XIXe siècle. Le pamphlétaire antisémite Édouard Drumont se réfère en effet largement à la science. Dans son best-seller, il s’appuie par exemple sur les travaux d’Eugène Gellion-Danglar pour construire sa rhétorique, en partant du principe que la « race » blanche constitue « le plus haut perfectionnement de l’être sur notre planète » et que « tout démontre la dégénération et la décadence croissantes de la race sémitique ». Il s’approprie aussi les études d’Ernest Renan, qui « reconnait que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine ». Les antisémites s’emparent ainsi de telles assertions, affirmant détenir la « preuve » d’une anormalité physique et sociale des Juifs, voire d’une difformité. En manipulant les théories raciales, ils peuvent ensuite perpétuer des stéréotypes, les accumuler, et ainsi fabriquer et entretenir les mythes.

Steven Englund, « De l’antijudaïsme à l’antisémitisme, et à rebours », Robin Trémol (trad.), Annales, vol. 69, no 4, 2014, p. 901-924 ; Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. Tome 2, L’âge de la science, [1ère éd. : 1955], Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 163-257.

Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 1990, p. 125-129.

Eugène Gellion-Danglar (1829- 1882), professeur de langue au Caire (1865-1868) avant d’être nommé sous-préfet de Compiègne en 1871, s’inscrit dans le courant des libres penseurs et antisémites de gauche. Il est l’un des collaborateurs de La Libre Pensée puis de La Pensée nouvelle, dans lesquels il publie des articles sur le sémitisme et la pureté raciale. Voir : Marc Crapez, L’antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Paris, Berg international, 2002 ; Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche : histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, [1ère éd. 2009], Paris, La Découverte, 2011.

Eugène Gellion-Danglar, Les Sémites et le Sémitisme aux points de vue ethnographique, religieux et politique, Paris, Maisonneuve et Cie, 1882, p. 9.

Ibid., p. 123.

Ernest Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, [1ère éd. : 1855], Paris, Imprimerie impériale, 1863, p. 4.

 René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 21-69.

Le succès de La France juive, couplé à la logorrhée antisémite diffusée par Édouard Drumont, Charles Maurras et leurs disciples dans les journaux La Libre Parole, L’Antijuif ou L’Action française, renouvelle les vieilles fables sur le physique des Juifs. Les antisémites considèrent que leurs caractéristiques physiques sont aisément reconnaissables :

Les principaux signes auxquels on peut reconnaître le Juif restent donc : ce fameux nez recourbé, les yeux clignotants, les dents serrées, les oreilles saillantes, les ongles carrés au lieu d’être arrondis en amande, le torse trop long, le pied plat, les genoux ronds, la cheville extraordinairement en dehors, la main moelleuse et fondante de l’hypocrite et du traître. Ils ont assez souvent un bras plus court que l’autre. 

 Édouard Drumont, La France juive : essai d’histoire contemporaine, Tome 1, Paris, H. Gautier, 1886, p. 34.

Ainsi, en quelques décennies, la judéophobie chrétienne s’est muée et sécularisée en une doctrine antisémite réunissant différentes formes d’accusation à dimension politique, économique et sociale : Juif étranger, avare, cupide, affublé de caractéristiques corporelles fondées sur la différence, la laideur et la faiblesse.

Claudine Sagaert, « L’utilisation des préjugés esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du Juif », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 7, no 4, 2013, p. 971-992.

Les caricatures ou dessins de presse contribuent aussi, dans cette période, à identifier un « type juif » permettant de stigmatiser encore davantage certains traits physiologiques. Pour appuyer leurs analyses, les publicistes se réfèrent notamment, au début du XXe siècle, à l’ouvrage Les 19 Tares corporelles visibles pour reconnaître un Juif édité en 1903 par le Docteur Celticus. Son étude prétend donner les codes aux « vrais » Français catholiques pour « reconnaître l’ennemi ». Il accompagne chacune des « tares » corporelles par des dessins permettant de représenter le stigmate.

Guillaume Doizy, « À l’origine de la caricature antisémite en France : le dessinateur Adolphe Willette (1857-1926) », Archives Juives, vol. 50, no 1, 2017, p. 103-124.

« Docteur Celticus » est un pseudonyme. Le nom civil de l’auteur est inconnu à ce jour. Que ce dernier ait réellement été docteur est donc impossible à prouver, mais les antisémites s’appuient sur ce statut scientifique pour conforter leurs arguments.

Docteur Celticus, Les 19 tares corporelles visibles pour reconnaître un Juif, Paris, Librairie antisémite, 1903, p. 10.

Docteur Celticus, Les 19 tares corporelles visibles pour reconnaître un Juif, Paris, Librairie antisémite, 1903

Construction d’une « race juive inapte » à l’effort sportif

Cette racialisation qui s’opère à la fin du XIXe siècle a de multiples conséquences politiques, sociales, économiques et culturelles pour les Juifs de France. Elle influence notamment la façon dont ils sont perçus dans le sport moderne qui se développe alors dans l’Hexagone. À cette période, les sports sont utilisés par les élites comme un moyen de socialisation et de développement de compétences utiles pour diriger, commander et dominer. Le stade devient une arène où la domination masculine est « naturelle » et dont les individus considérés scientifiquement ou socialement comme faibles sont exclus.

Allen Guttmann, From Ritual to Record, op. cit., p. 90-131.

En conséquence, l’idée que les Juifs ne sont ni intéressés par les pratiques sportives, ni biologiquement disposés à établir de bonnes performances, se répand dans la conscience collective. Le sport étant, avant tout, l’affaire d’hommes soucieux de magnifier une masculinité mise à mal par les mutations sociales et économiques de la fin du XIXe siècle, les antisémites prétendent que les Juifs n’ont pas les aptitudes physiques et morales nécessaires pour investir cette « chevalerie sportive » qui doit former les futures élites dirigeantes. Ils utilisent chaque fait-divers sportif permettant de prouver que les Juifs n’ont pas l’étoffe, la prestance et la masculinité indispensables à la pratique des sports. Ainsi, lit-on en 1892 dans La Libre Parole après que Alphonse de Rothschild se soit blessé à l’œil lors d’une partie de chasse,

Décidément, peut-on lire les Juifs feraient mieux de renoncer à jouer les grands seigneurs. Les sports aristocratiques ne leur valent rien, et ils agiraient sagement en se confinant dans leur rôle séculaire de rogneurs d’écus, le seul où ils soient vraiment à leur place et à leur aise.

 « Le mauvais œil », La Libre Parole, 19 décembre 1892, p. 1.

Les antisémites souhaitent exclure les Juifs de l’espace sportif où seul le sexe masculin chrétien est légitime. Ils sont présentés dans la presse nationaliste comme inassimilables, à jamais étrangers dans un monde sportif qu’ils ne peuvent intégrer par manque de force, de virilité et de morale.

André Rauch, Le premier sexe : mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Hachette Littératures, 2000. L’analyse est très proche dans le cadre des États-Unis : Gail Bederman, Manliness and Civilization: A Cultural History of Gender and Race in the United States, 1880-1917, Chicago, University of Chicago Press, 1995.

Patrick Clastres, « Inventer une élite : Pierre de Coubertin et la “chevalerie sportive” », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 22, no 2, 2005, p. 51-71.

Alphonse de Rothschild (1827-1905) est le premier fils du baron James de Rothschild (1792-1868). Il possède une grande fortune héritée en partie de son père. Il s’adonne à des mondanités diverses et quelques sports d’élite, dont la chasse. Il est la cible de nombreuses attaques antisémites à la fin du XIXe siècle. Voir Cyril Grange, Une élite parisienne : les familles de la grande bourgeoisie juive (1870-1939), Paris, CNRS, 2016.

Cette stratégie d’exclusion des pratiques sportives est renforcée par l’assimilation des Juifs à des femmes. En effet, dans le discours antisémite, la sexualité juive est présentée comme fondamentalement monstrueuse, débordante, obscure, dévoyée. Édouard Drumont, Maurice Barrès ou encore Charles Maurras considèrent que cette déchéance sexuelle et morale est responsable, en partie, des vices d’une société qui, par sa modernisation et sa recherche d’égalitarisme, est en pleine décadence, traversée par la luxure et le matérialisme ; ce qui engendre une dégradation génétique de la « race » aryenne. Ils accusent les Juifs, par leur sexualité et leur débauche, de désagréger, corrompre et détruire la famille chrétienne ainsi que de brouiller les rôles sexuels traditionnels. Les Juifs incarnent alors le danger d’une société anarchique, pervertie, dépourvue d’ordre et de discipline. Les antisémites véhiculent ainsi, au tournant du siècle, l’image de Juifs dénués de caractères masculins, homosexuels, bisexuels ou travestis. Au même titre que les femmes dans le discours de la droite, ils seraient psychologiquement instables, auraient une tendance à l’hystérie et une propension aux maladies. Comme l’affirme Eugène Gellion-Danglar, les Juifs sont « un peuple-femme ayant toutes les faiblesses de la femme ». Finalement, dans les représentations antisémites, les Juifs n’ont

guère leur place dans une société dominée par les hommes imbus de leur virilité, prisant l’effort physique, l’usage de la force, le sang versé et la consommation d’alcool.

Pierre Birnbaum, Un mythe politique, op. cit., p. 199.

En conséquence, ils subissent un traitement similaire aux femmes lorsqu’il s’agit de questionner leur participation aux sports. Or, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les femmes sont majoritairement exclues des pratiques athlétiques. Prétextant des risques sexuels, physiologiques, moraux ou sociaux, les dirigeants sportifs, associés au corps médical, rejettent l’idée que les femmes participent aux joutes sportives, réservées au sexe masculin. Pour les antisémites, les Juifs sont donc, au même titre que les femmes, inaptes à l’effort sportif pour des raisons tant physiologiques que morales ou sexuelles.

Ces stéréotypes sont très visibles dans les arts, voir notamment : Chantal Meyer-Plantureux, Antisémitisme et homophobie : clichés en scène et à l’écran, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 135-144.

Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive ». De Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988, p. 196-236. Sur la décadence et l’antisémitisme, voir : Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, op. cit., p. 99-107.

La réception par la droite nationaliste du livre Du mariage de Léon Blum (1907), qui invite, entre autres, les femmes à avoir des relations sexuelles avant le mariage, est symptomatique de ce phénomène. Le 19 février 1909, Le Peuple français titre par exemple « La pornographie au Conseil d’État ».

Nicole Edelman, « Pathologisation du juif et antisémitisme à la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle », dans Marie-Anne Matard-Bonucci, ANTISÉmythes, op.cit., p. 81-93 ; Sander L. Gilman, « Jews and Mental Illness: Medical Metaphors, Anti-Semitism, and the Jewish Response », Journal of the History of the Behavioural Science, vol. 20, 1984, p. 150-159.

Eugène Gellion-Danglar, Les Sémites et le Sémitisme, op. cit., p. 117.

Anaïs Bohuon, « Entre perversion et moralisation : les discours médicaux au sujet de la pratique physique et sportive des femmes à l’aube du XXe siècle », Corps, vol. 7, no 2, 2009, p. 99-104 ; Susan K. Cahn, Coming On Strong: Gender and Sexuality in Women’s Sport, Urbana, University of Illinois Press, 1994.

Alfréd Hajós lors des J.O. d’Athènes en 1896 (photographe inconnu).

Au vieux mythe de la faiblesse corporelle juive se greffe donc la nouvelle fable de l’inaptitude sportive naturelle. Mais cette conception antisémite se heurte aux faits, puisque dès la fin du XIXe siècle plusieurs athlètes juifs remportent des compétitions internationales. Lors des premiers Jeux olympiques de l’ère moderne à Athènes en 1896, le nageur hongrois Alfred Hajos (né Guttmann), le gymnaste allemand Alfred Flatow ou encore le nageur autrichien Paul Neumann deviennent champions olympiques. Jean Bloch, quant à lui, est le premier Juif de France à remporter une médaille olympique (en argent) en football à Paris en 1900. D’autres athlètes juifs français brillent également en escrime, en athlétisme ou en turf dans des compétitions locales ou nationales. La plupart de ces athlètes français font partie des familles de la grande bourgeoisie juive parisienne. Notons que ces derniers n’associent jamais leurs performances à leur judéité – comme le font pourtant, à la même période, certains athlètes allemands –, et que leurs pratiques sont surtout le reflet de leur position sociale et de leur style de vie.

Il s’agit plus précisément de courses de chevaux. La bourgeoisie juive française y est surtout représentée en tant que propriétaire d’écuries, mais quelques jockeys juifs se distinguent aussi par leurs performances. Le plus connu d’entre eux est Georges Stern (1883-1928).

Daniel Wildmann, « Jewish Gymnasts and Their Corporeal Utopias in Imperial Germany », dans Michael Brenner et Gideon Reuveni, Emancipation Through Muscles, op.cit., p. 27-43.

Cyril Grange, Une élite parisienne, op. cit., p. 353-366 ; Étienne Pénard, Le « peuple du livre » à l’épreuve du « judaïsme du muscle », op. cit., p. 129-136.

Si ces sportifs français ne se revendiquent donc pas comme juifs, les antisémites les identifient nécessairement comme tel et tentent, par de multiples stratégies, de rabaisser leurs performances et de les dénigrer. Ils minimisent d’abord les résultats en évoquant, par exemple, la faiblesse des adversaires ou le caractère exceptionnel de leurs victoires. Ils renvoient ensuite les Juifs vers les stéréotypes habituels : l’argent, l’usure, le complot.

Certes, ce n’est pas là où l’on pouvait s’attendre à trouver le Juif.

Encore que quelques circoncis gagnent parfois d’inoffensives poules à l’épée – ce qui dans leur pensée doit les rendre redoutables à leurs contemporains – ou se distinguent dans la course à pied, exercice où se développent leurs qualités natives de fuyards émérites, ce n’est pas sur les terrains de sport que brille le Juif, c’est bien plutôt dans les comités des Sociétés qu’il s’étale, qu’il domine, envahissant.

P. Dale, « Les Juifs dans les Sports », L’Antijuif, 3 novembre 1901, p. 1.

Il est difficile, ici, de connaitre les cibles exactes de l’auteur. Il désigne probablement des escrimeurs juifs comme Jean Stern (1875-1962) ou Alexandre Lippmann (1881-1960), particulièrement performants dans leur domaine au point de remporter un titre par équipe aux Jeux olympiques de Londres en 1908. Le journaliste grossit en revanche largement le trait puisque, à cette période, les athlètes juifs français sont peu nombreux et font peu parler d’eux. Le sport n’est finalement qu’un prétexte pour adopter une vision naturaliste de la performance.

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Photographie d’Alexandre Lippmann, Comité National Olympique et Sportif Français

Jean Stern est un sportman reconnu. Excellent escrimeur, il possède aussi une écurie de chevaux. Il se démarque dans l’entre-deux-guerres en dynamisant la pratique sportive de la jeunesse juive de la capitale. Voir : Étienne Pénard, Le « peuple du livre » à l’épreuve du « judaïsme du muscle », op. cit., p. 200-219.

Paul Yogi Mayer, Jews and the Olympic Games. Sport: A Springboard for Minorities, London, Vallentine Mitchell, 2004, p. 211.

Étienne Pénard, « L’engagement des Juifs de France dans les activités sportives (1900-1940) : entre héritage religieux et nécessités sociales », Sciences sociales et sport, vol. 17, no 1, 2021, p. 37-55.

Il est par ailleurs intéressant de constater que le concept d’inégalité sportive entre les « races » humaines est également utilisé au début du XXe siècle (et parfois encore aujourd’hui) pour expliquer les performances d’athlètes noirs pourtant censés, d’après les travaux « scientifiques » du XIXe siècle, être inférieurs aux Blancs. C’est en revanche le postulat inverse de celui réservé aux Juifs qui est investi par les anthropologues et journalistes sportifs. Alors que les Juifs sont présentés comme faibles physiquement mais habiles intellectuellement, les capacités athlétiques supérieures de certains Noirs sont contrebalancées par une prétendue arriération intellectuelle. La science, là encore, est mobilisée afin d’établir les qualités biologiques expliquant leurs performances dans l’athlétisme, la boxe ou le cyclisme.

Le débat est très intense aux États-Unis. Voir : Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques : le sport dans la lutte des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle, Paris, EHESS, 2020 ; David K. Wiggins, « “Great Speed But Little Stamina”: The Historical Debate Over Black Athletic Superiority », Journal of Sport History, vol. 16, no 2, 1989, p. 158-185.

Intégration des stéréotypes corporels

John Hoberman, Darwin’s Athletes: How Sport Has Damaged Black America and Preserved the Myth of Race, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 1997 ; Timothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc : la métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901-1944), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013 ; Nicolas Martin-Breteau, « “Un laboratoire parfait” ? Sport, race et génétique : le discours sur la différence athlétique aux Etats-Unis », Sciences sociales et sport, vol. 3, no 1, 2010, p. 7-43.

Les rabbins, les intellectuels, les scientifiques, des journalistes juifs, mais aussi des intellectuels non-Juifs, condamnent fermement l’ensemble des poncifs qui se répandent dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. Ils consacrent une partie de leur énergie à combattre les stéréotypes corporels en s’appuyant, notamment, sur des preuves scientifiques permettant de les infirmer. L’archéologue juif Salomon Reinach (1858-1932) se dresse par exemple contre la théorie « stupide » des races humaines, préférant classer les hommes selon quatre « types généraux » : blancs, jaunes, rouges et noirs. Il affirme cependant que « les Juifs, bien que très différents entre eux, ont cependant un faciès particulier qui permet à tout homme un peu exercé de les reconnaître» ; fruit selon lui d’une endogamie qui n’influencerait en rien une laideur ou une faiblesse physique. Comme on peut le voir, l’imaginaire social construit pendant des siècles est si puissant que les intéressés sont souvent convaincus de la véracité de certains stéréotypes, et notamment celui de la faiblesse corporelle immanente à la « race juive ». Les discours ont comme point commun d’associer les déficiences physiques avec les conditions de vie en diaspora. Certains Juifs affirment en effet que des siècles de privations, d’expulsions, d’endogamie et d’interdiction de posséder des terres, couplés à une éducation livresque, ont affecté leur santé physique et les ont dirigés vers l’artisanat ou l’usure, les éloignant alors des métiers manuels considérés, au tournant du XXe siècle, comme régénérateurs. En outre, par leur attachement à l’étude des textes sacrés et à la transmission de la littérature judaïque, leur identification comme le « peuple du livre» a façonné une construction identitaire des communautés et renforcé l’image du Juif recourbé et intellectuel. Se propage donc dans les communautés juives un sentiment d’infériorité physique qui continue jusqu’à aujourd’hui d’imprégner les représentations collectives.

Carole Reynaud-Paligot, La République raciale, op. cit., p. 141-147.

Voir par exemple : « Académie de médecine », Archives israélites de France, 17 septembre 1891, p. 302-303.

Salomon Reinach, « La prétendue race juive », Revue des études juives, 1903, p. 12.

Moshe Halbertal, Le peuple du livre : canon, sens et autorité, Jacqueline Carnaud (trad.), [1ère éd. : 1993], Paris, Conférence, 2005.

Maristella Botticini et Zvi Eckstein, La Poignée d’élus : comment l’éducation a façonné l’histoire juive. 70-1492, Pierre-Emmanuel Dauzat (trad.), Paris, Albin Michel, 2016 ; Françoise Collin, « Peuple du livre ou peuple de papier. Sartre et Arendt : la “question juive” », dans Ingrid Galster (dir.), Sartre et les Juifs, Paris, La Découverte, 2005, p. 187-199 ; Howard Eilberg-Schwartz, « The Problem of the Body for the People of the Book », dans Howard Eilberg-Schwartz, People of the Body: Jews and Judaism from an Embodied Perspective, New York, State university of New York Press, 1992, p. 17-46.

Michael Brenner, « Introduction: Why Jews and Sports », dans Michael Brenner et Gideon Reuveni, Emancipation Through Muscles, op.cit., p. 1-9.

Cette idée est renforcée par le discours sioniste qui naît au tournant du XXe siècle. La figure de Max Nordau, leader sioniste aux côtés de Theodor Herzl, est particulièrement influente. En sa qualité de médecin aliéniste, il soutient que la nouvelle société émergente, plus urbaine, plus moderne et plus rapide, menace de briser les nerfs des hommes. Son approche est médicale : il présente à son auditoire des « symptômes » qu’il observe dans la société, puis donne son « diagnostic ». Les propos tenus par Max Nordau sur la dégénérescence des hommes s’inscrit dans un consensus assez large, partagé par les médecins et les bourgeois de son époque. Mais il est persuadé que le fléau dégénératif touche davantage les Juifs :

Max Nordau, Dégénérescence, Auguste Dietrich (trad.), Paris, Germer Baillière et Cie, 1894.

George L. Mosse, « Max Nordau, le libéralisme et le “nouveau Juif” », Michel Dassule et Sarah Juliette Sasson (trad.), dans Delphine Bechtel, Dominique Bourel et Jacques Le Rider (dir.), Max Nordau (1849-1923) : critique de la dégénérescence, médiateur franco-allemand, père fondateur du sionisme, Paris, Cerf, 1996, p. 11-29.

Ainsi, pour nombre de Juifs même très fiers, c’est un fait patent que le Juif est malhabile et lamentablement maladroit physiquement ; qu’il est d’une faiblesse pitoyable ; qu’il a deux mains gauches, qu’il trébuche constamment sur ses jambes, marche plutôt de travers et baissé que droit. Cela, les antisémites le soutiennent, et nous le répétons. Tout au plus, oserons-nous plaider les circonstances atténuantes. Est-il étonnant, dirons-nous, que nous manquions de force musculaire et d’adresse. Durant les milliers d’années passées dans le ghetto, nous avons nécessairement, par manque d’exercice, dû perdre nos capacités physiques, et il nous faudra durement peiner pour arriver à les retrouver.

 Max Nordau, Écrits sionistes : textes choisis avec introduction, bibliographie et notes par Baruch Hagani, Paris, Librairie Lipschutz, 1936, p. 112.

Dans ce discours prononcé au cinquième congrès sioniste en 1901, Max Nordau insiste sur les piteuses aptitudes physiques juives et ne cache pas qu’il reprend un leitmotiv antisémite. Sa pensée est en réalité bien plus complexe et il combattra farouchement l’antisémitisme en arguant que l’intelligence des Juifs leur permettra, après s’être régénérés, de briller athlétiquement.

Ingrid Spoerk, « L’image du Juif dans les écrits de Max Nordau », Claude Gandelman (trad.), dans Delphine Bechtel et al., Max Nordau, op.cit., p. 259-269.

Les historiens ont affirmé, à juste titre, que le sionisme a très peu d’influence en France avant l’entre-deux-guerres. Max Nordau est, au mieux, considéré par ses coreligionnaires français comme un curieux personnage dont les idées sont insignifiantes, au pire comme un arriviste intellectuel hostile à la France. Ses discours sont, certes, relayés par la presse conservatrice, mais les rédacteurs sont souvent peu convaincus par ses démonstrations. Pourtant, l’idée que les Juifs seraient davantage chétifs, malingres ou dégénérés que les autres « races » se généralise, à l’aube du XXe siècle, portée par les doctrines scientifiques sur la dégénérescence des peuples, les vieux mythes antisémites si durement ancrés dans l’opinion publique, et les postulats sionistes sur la faiblesse de la « race ». Les propos de Mathieu Wolff (1868-1944), rabbin de Sedan puis de Belfort, sont caractéristiques de la portée de ces discours et de ces croyances. Il signe dans L’Univers israélite une série d’articles sur le corps, les muscles et la force, dans lesquels il condamne le manque d’aptitudes physiques des Juifs. Comme Max Nordau ou Salomon Reinach, il considère qu’il s’agit d’une caractéristique liée à la diaspora et à ses conséquences. Selon lui, les anciens hébreux étaient particulièrement vaillants et forts, et ce n’est qu’une fois en diaspora que les Juifs ont perdu l’habitude des exercices du corps et se sont consacrés à l’étude des textes :

David Weinberg, « Max Nordau et les Juifs de Paris : une relation symbiotique », Michel Dassule et Sarah Juliette Sasson (trad.), dans Delphine Bechtel et al., op.cit., p. 79-103.

Voir par exemple : « Le jeune juif », L’Univers israélite, 12 juin 1903, p. 357-361.

La tradition à son tour ne semble pas dédaigner la puissance musculaire. Elle prise la force corporelle et vante l’exercice, le travail qui la développent. Elle admire la souplesse valide de tel rabbin, le biceps de tel autre. Elle condamne les jeûnes, les macérations qui débilitent le corps de l’homme. Elle fait peu de cas des beautés émaciées des mystiques ; elle leur préfère celles plus carnées, plus plantureuses, plus saines des paysans de Guilaad.

Enfin l’existence d’une armée au temps de Moïse, des Juges et des Rois, à laquelle appartenait tout israélite de vingt à cinquante ans, la résistance opiniâtre des derniers soldats de la Palestine à l’époque des invasions grecques et romaines, ne prouvent pas précisément qu’Israël ne cultivait point la vigueur physique.

Les Juifs d’aujourd’hui ont le devoir de s’en souvenir, bien que l’on comprenne leur oubli et leur indifférence. Au cours de tant de siècles de labeur cérébral imposé par les circonstances (interdiction des métiers, persécutions…) ils ont perdu l’habitude des exercices physiques. D’ailleurs, ils ont si souvent souffert de la force qu’ils s’en défient quelque peu. Ils devront toutefois ne plus la mépriser, s’ils ne veulent point disparaître ou être absorbés. On a constaté en effet chez eux une diminution progressive de la validité corporelle, une augmentation inquiétante des maladies nerveuses. Il leur faudra, à l’avenir, fortifier les muscles et les nerfs. À ce prix seul, ils résisteront à une débilitation interne, qui altérerait la vigueur de la race et les livrerait sans défense aux entreprises de leurs adversaires.

Mathieu Wolff, « Soyez forts », L’Univers israélite, 15 décembre 1899, p. 399.

Mathieu Wolff, en puisant dans un imaginaire quelque peu fantasmé sur les qualités corporelles des Juifs de Palestine et dans le mythe de la dégénérescence de la « race », prêche donc pour que ses coreligionnaires reprennent goût aux exercices physiques. Il milite, comme Max Nordau, pour une pratique systématique de la gymnastique pour régénérer les corps. Il prône enfin, avec d’autres intellectuels juifs de cette période, une redirection des jeunes générations vers le travail de la terre afin de renouer avec la tradition agricole en terre palestinienne. Selon lui, le labeur agricole serait nécessaire

parce que la race juive, débilitée au cours des siècles, par le séjour prolongé des villes et l’usure cérébrale, aurait besoin, pour conserver sa statique intellectuelle et morale, de se refaire des muscles et du sang dans la plaine et sur la montagne.

Mathieu Wolff, « Le Juif et l’agriculture », L’Univers israélite, 11 mai 1900, p. 232-234.

Mathieu Wolff, « Religion physico-morale », L’Univers israélite, 19 avril 1912, p. 171-173 ; Mathieu Wolff, « Maïmonide hygiéniste », L’Univers israélite, 26 juillet 1912, p. 97-99.

Voir par exemple : « Agriculture : un établissement modèle », L’Univers israélite, 21 novembre 1901, p. 6.

Pour autant, les discours sur la nécessité de s’adonner à la pratique de la gymnastique sont minoritaires dans la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Tous les rabbins ne sont pas d’accord sur la préconisation de telles activités corporelles. La plupart sont persuadés qu’elles sont susceptibles d’éloigner les jeunes de la religion et qu’elles sont une perte de temps pour atteindre un haut niveau de spiritualité. Cette vision dualiste de l’individu les incite à magnifier l’esprit aux dépens du corps. En 1902, un rabbin anonyme publie par exemple une série d’articles dans les Archives israélites de France dans laquelle il cherche des remèdes à la déjudaïsation. Il invite les familles juives à consacrer beaucoup de temps à l’étude de la religion par leurs enfants, quitte à faire des concessions sur les pratiques corporelles :

Au besoin s’il fallait diminuer le temps consacré aux arts d’agrément et à la gymnastique, est-ce que la gymnastique de l’esprit n’a pas plus d’importance et d’utilité que la gymnastique du corps ?

« Remèdes à l’Irreligion », Archives israélites de France, 30 octobre 1902, p. 340-341.

Impact de l’antisémitisme sur les pratiques sportives des Juifs

Le mythe d’un « peuple du livre » physiquement diminué a aussi des conséquences sur la façon dont les Juifs de France investissent les sports modernes qui se diffusent en France dans la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle. En effet, en intériorisant leur propre infériorité et en acceptant la place que la société française leur accorde, les Juifs se mettent eux même à distance des activités sportives qu’ils considèrent être étrangères à leur culture et à leur « nature ». Si bien qu’aucune structure sportive juive pérenne n’est créée en France jusqu’à l’entre-deux-guerres. Plusieurs dizaines de clubs juifs se créent avant les années 1920 en Allemagne, en Angleterre, dans les Balkans, aux États-Unis ou Afrique ; répondant à la fois à l’appel sioniste de Max Nordau en faveur du « judaïsme du muscle » et en réaction à l’antisémitisme moderne. La France fait donc figure d’exception. Cette singularité est d’autant plus paradoxale que des structures sportives affinitaires (ouvrières, catholiques, protestantes, socialistes, etc.) y naissent avant la Grande Guerre.

George Eisen, « Jewish History and the Ideology of Modern Sport: Approaches and Interpretations », Journal of Sport History, vol. 25, no 3, 1998, p. 482-531 ; Sander L. Gilman, Smart Jews: the Construction of the Image of Jewish Superior Intelligence, Lincoln / London, University of Nebraska Press, 1996.

Cette attitude des Juifs à l’égard du sport ne s’explique pas simplement du fait de l’intériorisation de stéréotypes naturalistes. Les causes sont beaucoup plus complexes et dépendent surtout du contexte social au tournant du XXe siècle. Le respect de la plupart des israélites à l’égard du « franco-judaïsme » les incite notamment à ne pas créer d’associations sportives communautaires susceptibles de les mettre en rupture avec l’idéal de double attachement à la France et au judaïsme. L’affaire Dreyfus renforce cette position, puisqu’une grande partie des Juifs cherchent à éviter toute stigmatisation. Le simple fait de créer des associations sportives spécifiquement juives aurait pu renforcer un particularisme qu’ils essaient de prévenir.

George Eisen, One hundred years of « muscular Judaism »: sport in Jewish history and culture, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1999, vol. 26 ; Stieven A. Riess (dir.), Sports and the American Jew, op. cit ; Daniel Wildmann, « Jewish Gymnasts », op. cit. Dans le cadre de l’Afrique du nord, Le dépouillement du journal L’Univers israélite montre que des clubs Maccabis sont fondés au début du XXe siècle en Tunisie, au Maroc et en Égypte.

Etienne Pénard, Michaël Attali et Doriane Gomet, « The Sporting Club Maccabi de Paris in the Interwar Period (1924–1939): The Path of a Zionist Club », The International Journal of the History of Sport, vol. 39, no 11, 2022, p. 1219-1239.

Sur la sociologie et l’histoire du franco-judaïsme, voir notamment : Pierre Birnbaum, Les fous de la République : histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992. Voir aussi le dossier pédagogique du mahJ : https://www.mahj.org/sites/default/files/2022-01/dp_franco-judaisme_def_2017.pdf

Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle) : Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 239-253.

Georges Stern (Jockey) sur son cheval, La Vie au grand air, 29 septembre 1906

D’ailleurs, il serait faux de dire que les Juifs de France ne s’intéressent pas du tout aux sports. Les hommes de la grande bourgeoisie juive, fidèles aux valeurs de leur classe sociale, investissent des cercles mondains où l’on pratique du sport. Certains grands bourgeois, comme Édouard de Rothschild, les frères Maurice et Michel Ephrussi, ou encore Jean Stern (champion olympique d’escrime par équipe en 1908), sont aussi particulièrement investis dans des activités sportives réservées à l’élite (turf, escrime, aviation, sports automobiles). Mais le sport associatif est en revanche en retrait. La Fédération sioniste de France (créée en 1901) échoue notamment à développer le sport dans ses rangs malgré l’insistance et le soutien de certains intellectuels comme André Spire. La jeunesse juive ne semble pas se mobiliser non plus, puisqu’aucun mouvement de jeunesse ou club sportif pérenne n’est fondé avant l’entre-deux-guerres.

Pierre-Alban Lebecq (dir.), Sport, éducation physique et mouvements affinitaires au XXe siècle. Tomes 1 et 2. Paris, L’Harmattan, 2004.

 Cyril Grange, Une élite parisienne, op.cit, p. 353-366.

La société sioniste de sport est créée en 1905 à Paris, mais elle n’a jamais été réellement active.

Émile Cahen, « Chronique », Archives israélites de France, 1 mai 1913, p. 142.

C’est finalement vers l’enfance que les Juifs dirigent principalement leurs efforts. Avant la Première Guerre mondiale, plusieurs organisations destinées à encadrer et judaïser les jeunes générations proposent en effet de pratiquer de la gymnastique et des sports. L’Union scolaire, une organisation consistoriale fondée à Paris en 1882, est la plus dynamique d’entre elles. Elle regroupe des jeunes israélites principalement nés en France et les éduque selon les principes du franco-judaïsme. Les sports, sans occuper une place centrale, sont utilisés pour rassembler les jeunes dans un cadre stimulant et pour les éduquer selon un ensemble de valeurs morales fréquemment attribuées aux activités : respect, fair-play, entraide, fraternité. Là encore, l’analyse des discours des dirigeants de cette organisation met en évidence l’idée que les Juifs sont trop peu investis dans les sports. D’après Adolphe Caen, vice-président de l’organisation, « c’est une vérité bien souvent répétée : il est vrai que nos coreligionnaires ne se livrent pas assez aux exercices physiques». Même discours chez certains rabbins qui, comme Émile Cahen au début du siècle, se félicitent de l’intérêt de la jeunesse juive pour les sports :

La pratique des sports, qui se répand de plus en plus chez les israélites, contribue également au développement physique de nos jeunes coreligionnaires qui se rapprochent ainsi de plus en plus, à tous les points de vue, de leurs camarades.

Émile Cahen, « Chronique », Archives israélites de France, 16 mai 1907, p. 157.

On comprend, ici aussi, que les jeunes Juifs rattraperaient, grâce aux sports, une sorte de retard physique par rapport aux non juifs.

« L’Union scolaire », L’Univers israélite, 15 juin 1900, p. 402.

La presse antisémite et les Juifs infiltrés dans le sport

Pour renforcer leurs thèses racistes et banaliser leurs discours, les antisémites font du sport un outil de stigmatisation et de preuve de l’infériorité physique et morale de la « race » juive. Les articles publiés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle développent des propos visant à présenter les Juifs comme des parasites du sport et des profiteurs. En utilisant les clichés habituels, ils opposent un monde sportif pur, fair-play, droit et travailleur, et des Juifs fourbes, cupides et avares qui profitent de l’honnêteté des sportifs pour s’enrichir. L’organisation du sport à cette période facilite cette création d’une discordance entre les Juifs et le sport, puisque les grandes compétitions (dont les Jeux olympiques) sont majoritairement organisées selon un idéal amateur farouchement défendu par les élites, dans lequel les participants doivent faire preuve de bonne moralité et refuser à tout prix l’appât du gain. Or, dans la pensée antisémite, la relation des Juifs à l’argent est si puissante qu’il faut nécessairement douter des bonnes intentions de ces derniers, accusés de détruire cet idéal amateur pour s’enrichir en dépouillant les vrais sportmen

Patrick Clastres, « Inventer une élite », op. cit.

Sous la plume du journaliste et auteur sportif Gustave Voulquin, La Libre Parole consacre par exemple, en pleine affaire Dreyfus, plusieurs articles à la dénonciation de Juifs « infiltrés ». L’auteur y souligne l’absence de sportifs juifs pour mieux mettre en évidence leur rejet de l’effort et leur appétence pour l’exploitation d’autrui. Il s’offusque surtout de la présence de Juifs dans les instances de l’Union des Sociétés Françaises des Sports Athlétiques (USFSA), une organisation omnisport qui devient rapidement la plus grande structure sportive française jusqu’à l’entre-deux-guerres :

Je n’avais pas tort en soutenant depuis des années que les Juifs de tout acabit pullulaient à l’USFSA. L’assemblée générale doit se tenir à la Bourse du commerce samedi prochain, à huit heures du soir.

[…]

Une société florissante ! Les Juifs doivent évidemment s’y infiltrer et tenter de parvenir aux premières places ; c’est ce qu’avec leur habileté ordinaire ils sont en train de faire.

À l’ordre du jour de l’assemblée, trois propositions émanent, la première de l’Association Cycliste Parisienne, dont le président, le Juif Émile Lévy, convoite la présidence de la commission vélocipédique de l’Union ; la deuxième d’un autre Juif, nommé Hofman, trésorier (c’est curieux ce qu’il y a de Juifs trésoriers) d’une autre société ; et la dernière du Cycle Routier, président le Juif Worms, secrétaire le Juif Elias ! Le Youpin-Club quoi !

Gustave Voulquin, « Escrime, Tir, Gymnastique », La Libre Parole, 16 novembre 1897, p. 3.

Le rapport à l’argent est central dans la plupart des publications antisémites sur le sport. Dans les mois qui suivent l’article présenté ci-dessus, Gustave Voulquin se lance notamment dans une chasse aux « trésoriers juifs » qui « infestent » d’après lui les sociétés sportives, pendant que le journal L’Antijuif s’affaire à dénoncer les manœuvres des Juifs qui s’infiltrent dans l’organisation des courses hippiques pour s’enrichir : « comme tout, le turf est infesté de Juifs. Là, ils sont propriétaires, bookmakers, commissionnaires, arbitragistes ». Le journal La Libre Parole utilise les mêmes procédés, en affirmant que « tous les chevaux de course sont juifs », et que « ce que l’on appelait jadis le Tout-Paris est devenu le Tout-Ghetto ».

L’Antijuif propose aussi, au début du XXe siècle, une suite d’articles de presse pour dénoncer la présence des Juifs dans les milieux sportifs. Le journaliste P. Dale s’insurge notamment que la présidence de la commission vélocipédique de l’USFSA ait été confiée à Edmond Worms, un homme issu d’une famille de la grande bourgeoisie juive de la capitale. Dale oppose les « braves gens » qui se donnent du mal à fonder une société, aux Juifs malfaisants qui surgissent en faisant « la courte échelle aux copains juifs » pour prendre le pouvoir. L’antisémitisme économique est, là encore, un point cardinal de l’ensemble des propos. Le journaliste accuse les Juifs de prendre possession des sociétés sportives dans le seul but de s’enrichir aux dépens de ce qu’il nomme les « braves Français » :

 Gustave Voulquin, « Escrime, Tir, Gymnastique », La Libre Parole, 17 mai 1898, p. 4.

« Les Juifs sur le turf », L’Antijuif, 30 octobre 1898, p. 3.

H. De Rauville, « Le Tout-Ghetto à Longchamp », La Libre Parole, 3 octobre 1909, p. 1.

 Cyril Grange, Une élite parisienne, op. cit.

Prénom inconnu.

P. Dale, « Les Juifs dans les Sports », L’Antijuif, 3 novembre 1901, p. 1.

[…] est-ce logique de confier à des Juifs, pour qui l’argent est tout, le soin de diriger le sport amateur ? Nous dirons plus : est-ce convenable ? N’est-ce pas trahir la cause que l’on prétend servir ? 

P. Dale, « Les Juifs dans les Sports », L’Antijuif, 10 novembre 1901, p. 2.

Conclusion

Finalement, le sport devient, dès les premières années de sa diffusion dans l’Hexagone, un puissant outil de stigmatisation et de propagande raciste. Les pratiques sportives permettent d’asseoir un antisémitisme qui se veut scientifique. Les rapports au corps, à la performance, à la sexualité, à la santé, à la masculinité ou encore à l’argent sont autant d’éléments utilisés pour appuyer les démonstrations. L’enracinement de cet antisémitisme est tel qu’il influence, au moins en partie, l’éloignement des Juifs de France des pratiques sportives au tournant du siècle.

Si la Grande Guerre ne met pas un terme à l’antisémitisme, les logiques d’« union sacrée » contribuent, jusque dans les années vingt, à sa mise en sourdine. La guerre modifie aussi la vision qu’ont les Juifs de France de leur propre corps. Le conflit a en effet poussé les élites juives en dehors de leurs positions institutionnelles et a fourni aux rabbins de nouveaux modèles d’intégration dans la Nation, ce qui contribue à moderniser la vie juive dans les années 1920. Ce phénomène, couplé au « réveil juif » des années 1920, transforme la figure masculine et engendre un engagement beaucoup plus intense des Juifs dans les activités sportives au travers de clubs communautaires et de multiples mouvements de jeunesse. Les populations immigrées contribuent largement à ce développement en créant des clubs juifs fortement politisés avec pour objectif de défendre leurs idéaux et leurs intérêts. C’est donc à cette période que naissent des structures bien connues dans l’historiographie, comme les clubs sionistes Maccabis (à Paris, Metz, Strasbourg, Nancy) ou le Yiddishe arbeter sport Klub (YASK) regroupant des travailleurs immigrés yiddishophones.

Ralph Schor, L’antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres : prélude à Vichy, [1ère éd. : 1992], Bruxelles, Complexe, 2005

Erin Corber, « Men of Thought, Men of Action: The Great War, Masculinity and the Modernization of the French Rabbinate », Jewish Culture and History, vol. 14, no 1, 2013, p. 33-51.

Nadia Malinovich, Heureux comme un Juif en France : intégration, identité, culture, Pauline Baggio (trad.), [1ère éd. : 2008], Paris, Honoré Champion, 2010. Voir également le dossier des Archives juives, Revue d’histoire des Juifs de France coordonné par Nadia Malinovich, « Le “réveil juif” des années vingt », vol. 39, no 1, 2006.

Ces clubs, associés à des mouvements de jeunesse comme les Éclaireurs israélites de France, participent aux combats contre la résurgence de l’antisémitisme dans les années 1930. Ils souhaitent lutter contre les stéréotypes en régénérant la jeunesse juive, toujours considérée comme plus chétive que les autres « races », pour engendrer une nouvelle génération de Juifs plus forts, plus musclés, plus combattifs et moins intellectualisés. Face à eux, les antisémites continuent de s’emparer du sport pour véhiculer leurs diatribes.L’antisémitisme dans le sport trouve son apogée pendant l’Occupation. Un numéro spécial intitulé « Pitres du sport » est publié dans le journal Revivre, le grand magazine illustré de la race. Dans ce dossier, photographies dévalorisantes et insultes en tout genre accompagnent les veilles rengaines ignominieuses, dans un contexte plus propice que jamais aux ressassements antisémites.

Etienne Pénard, Doriane Gomet et Michaël Attali, « Les activités physiques et sportives dans les institutions juives françaises durant l’Entre-deux-guerres (1918–1939) : un éclectisme de pratiques et d’objectifs », Sport History Review, vol. 52, no 1, 2021, p. 90-108.

« Pitres du sport », supplément au mensuel Revivre, le grand magazine illustré de la Race, mars 1943. Ce périodique, publié 29 fois entre mars 1943 et juillet 1944, fait suite au Cahier jaune, un mensuel édité par l’Institut d’études des questions juives créé en mai 1941.

Voir sur ce point : Doriane Gomet, « Le sport dans la presse écrite de l’ultra-droite parisienne : une pratique culturelle mise au service de l’antisémitisme (1940-1944) », dans Michaël Attali (dir.), Sports et médias : du XIXe siècle à nos jours, Biarritz-Paris, Atlantica, 2010, p. 781-794 ; Doriane Gomet, « Rendre les Juifs vulnérables par le sport : une stratégie des journaux antisémites », dans Thierry Terret, Luc Robène, Pascal Charroin, Stéphane Héas et Philippe Liotard (dir.), Sport, genre et vulnérabilité au XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 317-330.

Pour citer cet article

Étienne Pénard, « Juifs, sport et antisémitisme en France au tournant du XXe siècle », RevueAlarmer, mis en ligne le 2 mai 2023, https://revue.alarmer.org/juifs-sport-et-antisemitisme-en-france-au-tournant-du-xxe-siecle/

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