Lors des Jeux olympiques de Sydney en 2000, Éric Moussambani, nageur de Guinée équatoriale, devint malgré lui une figure médiatique. Sa technique de nage maladroite, son équipement rudimentaire et son temps très au-delà des standards olympiques furent abondamment commentés, souvent sur un ton moqueur. En filigrane de l’étonnement médiatique ou du ton railleur des commentateurs se rejoue une croyance persistante, les corps « noirs » seraient inadaptés à la natation.
La vidéo de la course d’Éric Moussambani est accessible ici : TopKitsch, « Eric Moussambani HD Commentaires Français 2000 », YouTube, 2019, 1 minute 03 secondes, [en ligne :] https://www.youtube.com/watch?v=cvJd0KNaM1U.
Par « corps noir », « athlète noir » nous entendons ici une construction sociale, historiquement située, résultant d’une assignation racialisante. Il ne s’agit pas d’une catégorie biologique, mais d’une lecture sociale et politique du corps, produite par des rapports de pouvoir et d’histoire coloniale, qui en fixent les significations et les usages dans l’espace social.
Note au lecteur : Ce texte est issu d’un travail mené dans le cadre du Diplôme Universitaire « Lutte contre le racisme et l’antisémitisme » de l’Université Paris 8. En tant que sociologue du sport et du genre, et chargée de mission pour la lutte contre le racisme au sein de mon université, j’ai souhaité explorer, de manière située, la façon dont certains discours scientifiques contribuent à la construction racialisée des corps dans l’espace sportif. Cette réflexion a été profondément inspirée et nourrie par les travaux de Benoît Gaudin et Manuel Schotté, qui ont joué un rôle décisif dans ma manière d’aborder la racialisation des performances sportives. Sans revendiquer leur niveau d’expertise, j’ai tenté d’en prolonger les questionnements en m’intéressant à un terrain encore peu étudié sous cet angle : la natation. Ce texte constitue une première contribution, incomplète mais engagée, à une critique des formes de racialisation implicite à l’œuvre dans les savoirs scientifiques sur le sport.
La surprise amusée qu’a suscitée la présence de ce nageur africain ne peut se réduire à une anecdote, révélant en réalité une norme implicite qui voudrait que la natation soit une discipline réservée à certains corps. Le contraste entre Éric Moussambani et ses concurrents ne réside pas uniquement dans la technique ou l’équipement, des différences qui, en apparence, sembleraient purement sportives. Il reflète surtout des écarts profonds et systémiques en matière d’accès aux infrastructures. Éric Moussambani s’était entraîné pendant seulement huit mois dans une piscine d’hôtel de 20 mètres, disponible une heure par jour, sans entraîneur qualifié. Ces inégalités structurelles produisent des trajectoires sportives radicalement différentes, qui sont interprétées comme un déficit individuel de performance, et qui masquent en réalité des processus de marginalisation collective où l’accès inégal aux ressources sportives transforme certaines disciplines en espaces socialement sélectifs, où les corps « noirs » se trouvent structurellement désavantagés avant même d’entrer en compétition.
Karen Eva Carr, Shifting currents: A World History of Swimming. Reaktion Books, London, 2022.
La natation, contrairement à d’autres disciplines plus accessibles ou médiatisées à l’échelle mondiale, demeure un espace socialement sélectif. En effet, si la course à pied en athlétisme est marquée par les performances et l’hypervisibilité d’athlètes « noirs », la natation incarne le cas inverse. Cette absence de diversité y est interprétée comme une inaptitude naturelle des corps « noirs ». Ainsi, derrière l’apparente légèreté du récit d’« Éric le nageur » se dessine une interrogation sociologique plus large : comment certaines disciplines sportives, comme la natation, en viennent-elles à produire et reproduire des croyances racialisées sur les corps, et en quoi ces croyances influencent-elles la participation, la visibilité et la reconnaissance des athlètes « noirs » dans cet univers ?
La racialisation de la performance sportive : un paradigme persistant
Depuis le début du XXe siècle, la réussite sportive des athlètes « noirs » a souvent été expliquée en termes biologiques, dans une logique héritée des idéologies coloniales. L’un des ouvrages les plus emblématiques de la racialisation de la performance sportive est celui du journaliste américain Jon Entine. Bien qu’il tente d’articuler des facteurs sociaux et environnementaux, Entine accorde une place centrale à l’hypothèse de différences génétiques entre les différents groupes d’humains, postulant l’existence d’aptitudes « naturelles » chez les athlètes « noirs », y compris dans certaines disciplines comme la course de fond ou le sprint. Ce positionnement, souvent perçu comme une transgression d’un prétendu « tabou racial » aux États-Unis, s’appuie davantage sur une rhétorique de scientificité que sur des démonstrations empiriquement rigoureuses.
Timothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc : La métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901‑1944), Grenoble, PUG, 2006.
Jon Entine, Taboo: Why Black Athletes Dominate Sports and Why We’re Afraid to Talk About It, New York, PublicAffairs, 2000.
Nicolas Martin-Breteau, « Un laboratoire parfait ? Sport, race et génétique : le discours sur la différence athlétique aux États-Unis », Sciences sociales et sport n°3, 2010, pp. 7-43. ; « Sport, race, et politique : Taboo et la réception du discours sur les aptitudes athlétiques des races aux États-Unis ». Le Mouvement Social, n°242 (1), 2013 pp. 131-147.
Aujourd’hui encore, malgré les avancées en génétique humaine et en épistémologie critique, ces justifications persistent dans les sphères scientifiques et médiatiques. On y parle encore d’une race qui serait biologiquement fondée, et non construite socialement. Ces idées circulent toujours dans le milieu du sport de haut niveau, de sorte que, juste avant les Jeux olympiques de Paris, France Info relayait le témoignage du nageur guadeloupéen Mehdy Metella qui cite les propos de l’un de ses entraîneurs : « Vous les noirs, vous flottez moins bien ». Simone Manuel, la première nageuse « noire » américaine à remporter l’or olympique en natation, dénonce également les effets de cette discrimination raciste. Ces déclarations, loin d’être isolées, montrent à quel point ces croyances racialisantes continuent d’imprégner les représentations collectives, y compris chez les premiers et les premières concernés. Ces témoignages révèlent non seulement la persistance de ces stéréotypes dans l’imaginaire social, mais aussi les conséquences sur les sportifs et les sportives qui intériorisent voire performent l’idée que leurs propres corps seraient naturellement inaptes à une discipline sportive. Cela contribue à forger des trajectoires sportives marquées par le doute, l’autocensure ou le désengagement.
Sacha Beckermann « Un coach m’a dit : ‘Vous les noirs, vous flottez moins bien’… Les sportif ultramarins encore victimes de clichés racistes », France Info, 2024, [en ligne :] https://www.francetvinfo.fr/les-jeux-olympiques/un-coach-m-a-dit-vous-les-noirs-vous-flottez-moins-bien-les-sportifs-ultramarins-encore-victimes-de-cliches-racistes_6350863.html
Kevin Baxter, « Swimming has a diversity problem. Can this generation of Olympians change that ? », Los Angeles Times, 2024 [en ligne :] https://www.latimes.com/sports/olympics/story/2024-07-27/united-states-swimming-diversity-racist-policies
Déconstruire la naturalisation scientifique
Les travaux en sociologie critique des sciences permettent d’approfondir la déconstruction des évidences biomédicales en analysant la genèse même des catégories mobilisées dans les discours scientifiques. Ainsi, les travaux de Donna Haraway et ceux d’Evelyn Fox Keller sur le genre montrent que toute production de connaissance est située historiquement, socialement et politiquement. Dans cette lignée, la notion de « construction sociale des faits scientifiques », proposée par Bruno Latour, souligne que les objets scientifiques ne sont pas des reflets objectifs de la réalité, mais le résultat de processus d’inscription, de stabilisation et de légitimation au sein de réseaux sociotechniques, institutionnels et symboliques.
Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies n°14(3), 1988, pp. 575-599.
Evelyn Fox Keller, Secrets of Life, Secrets of Death: Essays on Language, Gender and Science, New York, Routledge, 1992.
Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1995.
Concernant la race, Didier Fassin, en étudiant la biopolitique contemporaine, insiste sur la manière dont les usages de la biologie, notamment en santé publique, réactivent des hiérarchies implicites en assignant certaines populations à des risques ou des prédispositions essentialisées. De même, Dorothy Roberts dénonce le retour des catégories raciales dans la génétique contemporaine, en montrant comment ces classifications sont souvent présentées comme naturelles, alors qu’elles s’inscrivent dans une longue tradition de hiérarchisation raciale. Ainsi, bien que la notion de « race » parmi les humains soit invalidée scientifiquement, elle continue néanmoins de structurer certains savoirs scientifiques. Dans une démarche plus historique, Claude-Olivier Doron, retrace l’histoire longue de la construction d’une « science des races » en Europe, de la fin du XVIIe au XIXe siècle. Il montre comment les disciplines comme la médecine, la biologie, l’anthropologie ou encore la psychologie ont progressivement forgé un outillage théorique et méthodologique visant à classifier les êtres humains selon des critères corporels et moraux. Doron démontre que les approches contemporaines issues de la génomique ou de l’épidémiologie tendent à réintroduire des distinctions raciales sous couvert d’objectivité scientifique. La race devient alors un outil opérationnel, utilisé pour segmenter des populations dans des études génétiques ou biomédicales, sans remise en question des effets sociaux de ces catégorisations. Ces formes de naturalisation réactualisent la race comme variable « naturelle » dans les champs médicaux, sociaux et sportifs.
Didier Fassin, « La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent », Les Temps modernes n°627, 2006, pp. 19-42.
Dorothy Roberts, Fatal Invention: How Science, Politics, and Big Business Re-Create Race in the Twenty-First Century, New York, The New Press, 2011.
Claude-Olivier Doron, L’homme altéré : races et dégénérescence (XVIIe–XIXe siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.

Le sport comme scène de racialisation
Ainsi, les sciences du sport (physiologie, biomécanique, anthropométrie) participent parfois au renforcement de ces logiques de classification. Plusieurs travaux en sociologie du sport ont montré que ces classifications produisent des effets performatifs : en naturalisant les différences, elles orientent les trajectoires, les attentes et les politiques d’accès à la pratique. Toutefois, il serait réducteur d’y voir uniquement l’effet descendant de classifications scientifiques imposées. Ces catégorisations relèvent en réalité d’un processus circulaire et bidirectionnel. Les stéréotypes du sens commun, issus de l’histoire coloniale et de l’imaginaire populaire, imprègnent d’abord les représentations collectives et les sciences du sport, loin d’être hermétiques à ces croyances préexistantes, les réinvestissent ensuite dans leurs protocoles, leurs hypothèses de recherche et leurs interprétations. Enfin, une fois parées de l’autorité scientifique, ces classifications « savantes » viennent à leur tour légitimer et renforcer les stéréotypes raciaux du sens commun.
Loïc Wacquant, à partir de ses enquêtes ethnographiques sur la boxe dans les ghettos américains, illustre comment la boxe anglaise devient un espace où les corps « noirs » sont socialement orientés vers des rôles spécifiques. Les corps « noirs » des jeunes boxeurs sont assignés et perçus comme forts, brutaux et agressifs. Il démontre que le sport n’échappe pas aux dynamiques sociales de domination et qu’il en devient parfois le théâtre le plus visible et le plus légitimé. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus large des catégorisations sociales dont la racialisation, que l’on peut définir comme l’ensemble des processus par lesquels des différences physiques ou culturelles sont investies d’un pouvoir de hiérarchisation. Dans le monde du sport, cela se manifeste non seulement par la mise en avant des aptitudes physiques des athlètes « noirs » à travers leur animalisation et une absence de la dimension intellectuelle, comme les aspects stratégiques et tactiques de la pratique sportive qui apparaissent comme incompatibles avec leur « nature » d’individu « noir ». Le sport devient ainsi un terrain privilégié de naturalisation de l’ordre social, où les hiérarchies raciales sont mises en scène sous une forme méritocratique, mais profondément inégalitaire.
Loïc Wacquant, Corps et âme : Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2002 (2000), 286 p.
Christian Poiret, « Les processus d’ethnicisation et de racialisation dans la France contemporaine : Africains, Ultramarins et “Noirs” », Revue européenne des migrations internationales n°27(1), 2011, p. 107-127.
Timothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc, Grenoble, PUG, 2006.
Claude Boli, « Les footballeurs noirs africains en France : des années cinquante à nos jours », Hommes & Migrations, n°1285, 2010, pp. 14–30.
Les travaux de Manuel Schotté mettent en avant la construction sociale des trajectoires sportives, notamment pour les jeunes d’origine maghrébine en France. À travers une enquête ethnographique qualitative, il dévoile les mécanismes par lesquels les institutions sportives, les entraîneurs et les politiques publiques construisent le « talent » en s’appuyant sur des attentes racialisées. Ces jeunes sont perçus comme porteurs d’un potentiel physique brut qu’il s’agit de canaliser, mais rarement comme des acteurs réflexifs ou stratégiques de leur propre carrière. Ces sportifs et sportives sont considérés comme des « athlètes naturels ». Schotté démontre que cette perception est renforcée par une sélection précoce et une orientation scolaire et sportive fondée sur des attentes différenciées selon l’origine sociale et ethnique. Les jeunes athlètes maghrébins sont ainsi enfermés dans des rôles de performeurs physiques, souvent au détriment d’une reconnaissance de leur polyvalence ou de leur potentiel intellectuel. L’intérêt de cette étude réside aussi dans le dévoilement des logiques institutionnelles qui légitiment cette racialisation des compétences. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de préjugés individuels, mais d’un système organisé qui distribue inégalement les chances, les encouragements, les ressources et les formes de reconnaissance. Le mythe de l’athlète « naturel » fonctionne alors comme une prophétie autoréalisatrice, assignant les sportifs « noirs » à des disciplines spécifiques. Cette inversion racialisée du mérite suppose que la réussite des athlètes « blancs » est liée à leurs efforts, leur discipline et leur intelligence tactique, quand celle des athlètes « noirs » est renvoyée à l’instinct, au corps et à la génétique. Ces représentations trouvent leurs origines dans les idéologies coloniales et esclavagistes. Loin d’être perçus comme des sujets sportifs autonomes, ils sont assimilés à des « athlètes nés », ce qui a pour effet de disqualifier leur travail, leur stratégie ou leur engagement politique éventuel.
Manuel Schotté, La construction du “talent” : sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, Raisons d’Agir, 2012.
Ibid.
Timothée Jobert, Champions noirs, racisme blanc : La métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901‑1944), Grenoble, PUG, 2006 ; David K. Wiggins, « ‘Great Speed but Little Stamina’. The Historical Debate over Black Athletic Superiority », Journal of Sport History n°16(2), 1989, pp. 158‑185.
Malgré sa déconstruction par les scientifiques, il existe toujours un mythe de « l’athlète naturel ». En effet, régulièrement la domination des coureurs est-africains est attribuée à leur mode de vie en altitude. Or, Benoît Gaudin, en s’appuyant sur les travaux de Dick Kasperowski et Alison Wrynn, démontre que cet argument repose sur une méconnaissance du fonctionnement physiologique, en rappelant que vivre en altitude ne procure pas d’avantage hématologique stable, sauf en cas de déplacement ponctuel. Cette rhétorique de l’altitude s’inscrit dans une idéologie plus large de la « biologisation du social » où les caractéristiques environnementales ou physiologiques permettraient d’expliquer les inégalités de performance. Ce discours masque les véritables déterminants sociaux de la réussite sportive (réseaux d’entraînement, politiques sportives nationales, infrastructures, encadrement professionnel). Par ailleurs, la focalisation sur certaines ethnies (comme les Kalenjin au Kenya ou les Oromos en Éthiopie) pour expliquer la domination de ces athlètes en course à pied participe à une ethnicisation de la performance. Ce processus consiste à attribuer des qualités sportives à des groupes ethniques perçus comme homogènes, renforçant une lecture essentialiste des compétences corporelles.

Dick Kasperowski, « Constructing altitude training standards for the 1968 Mexico Olympics: the impact of ideals of equality and uncertainty », The International Journal of the History of Sport vol. 26 n°9, 2009, pp. 1263–1291.
Alison M. Wrynn, « ‘A Debt Was Paid Off in Tears’: Science, IOC politics and the debate about high altitude in the 1968 Mexico City Olympics », The International Journal of the History of Sport vol. 23 n°7, 2006, p. 1152‑1172
Benoît Gaudin, « Biologisation du social dans le sport. L’“athlète naturel” est africain », dans Sébastien Lemerle et Carole Reynaud‑Paligot (dir.), La biologisation du social. Discours et pratiques, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, pp. 139–158.
Ibid.
En natation : une racialisation par l’absence d’une diversité de corps
La natation constitue un cas particulier dans le processus de racialisation : les athlètes « noirs » n’y sont pas hypervisibilisés comme dans le sprint ou le demi-fond en athlétisme mais, au contraire, marginalisés. Ce phénomène est souvent interprété à l’aune d’explications biologisantes (les corps « noirs » flotteraient moins bien, auraient une densité osseuse trop élevée, etc.). La rareté des modèles, la faible représentation dans les clubs, et les discours dévalorisants sur les capacités aquatiques des corps « noirs » construisent un environnement hostile qui freine la participation et la progression. L’absence n’est jamais neutre dans les processus de racialisation de la performance sportive, elle est interprétée comme une incapacité naturelle, alors qu’elle résulte d’un faisceau de contraintes sociales, économiques et symboliques. Déconstruire ces logiques implique d’analyser finement les discours, les représentations, mais aussi les conditions matérielles et politiques de production des performances. En ce sens, la natation offre un terrain précieux pour interroger les liens entre race, sport et société.
Benoît Gaudin, op. cit.
Alors que les sciences du sport (notamment la biomécanique, la physiologie ou la génétique) se présentent souvent comme neutres et objectives, elles participent pourtant à la production et à la légitimation de discours racialisants sur les performances sportives. Ces discours, en naturalisant des différences perçues entre groupes raciaux, tendent à expliquer l’absence ou la sous-représentation de certains corps (notamment les corps « noirs ») dans la natation de vitesse. Ainsi, dans quelle mesure les savoirs biomédicaux et biomécaniques contemporains contribuent-ils, explicitement ou implicitement, à la racialisation des performances sportives en natation ? Comment ces discours scientifiques participent-ils à la construction d’un imaginaire du « corps noir » comme inadapté à cette discipline ?
Ce travail s’inscrit dans une perspective constructiviste et critique des savoirs scientifiques, ceux-ci étant historiquement, socialement et politiquement situés. L’approche est donc doublement critique et amène, d’une part, à l’interrogation des conditions de production des savoirs biomédicaux sur la performance sportive, et d’autre part à l’analyse des effets sociaux et symboliques de ces discours, en particulier lorsqu’ils contribuent à naturaliser des hiérarchies raciales dans la natation. Il ne s’agit pas ici de proposer une étude exhaustive, mais une première enquête exploratoire, qui vise à montrer comment des savoirs en apparence neutres peuvent être mobilisés pour justifier des représentations racialisées des corps sportifs.
Bruno Latour, op. cit. ; Didier Fassin, op. cit. ; Claude-Olivier Doron, op. cit.
Ainsi, le corpus retenu rassemble une sélection d’articles scientifiques publiés entre 1980 et 2024 en anglais et en français, identifiés via PubMed, ScienceDirect, SpringerLink et JSTOR. Deux types de travaux y sont représentés : des études biomédicales ou physiologiques sur la natation (flottabilité, densité corporelle, morphotypes) et les recherches biomécaniques sur les déterminants de la performance. Ces textes ont été choisis dès lors qu’ils mobilisent explicitement ou implicitement des catégories raciales ou ethniques dans l’explication de la performance. L’objectif est d’analyser comment ces travaux construisent et véhiculent des représentations racialisées. L’analyse de ces articles repose sur une lecture critique des discours scientifiques. L’objectif est d’identifier, au moyen d’une analyse épistémologique, la manière dont la « race » est définie, justifiée et mobilisée.
Norman Fairclough, « Critical discourse analysis as a method in social scientific research », dans Ruth Wodak et Michael Meyer (dir.), Methods in Critical Discourse Analysis, London, Sage, 2001, p. 121‑138. ; Bruno Latour, op. cit.

Les facteurs anthropométriques prédicteurs de la performance et la natation sportive
Dans les recherches en biomécanique et en physiologie appliquées à la natation, la flottabilité est envisagée comme un paramètre déterminant pour l’efficacité du déplacement en natation. La flottabilité du corps humain est déterminée par les densités relatives du milieu et du sujet. La densité est le rapport de la masse volumique d’un corps sur la masse volumique d’un autre corps pris comme référence. La densité du corps humain varie selon sa composition, les os sont les organes les plus denses (densité supérieure à 1) suivis des muscles (supérieur à 1 également). Enfin les tissus adipeux (graisses) ont une densité inférieure à 1, aussi la présence de ces tissus est-elle favorable à la flottaison. La composition corporelle présente de grandes variabilités individuelles. Mesurer cette flottabilité chez les nageurs est un paramètre très important, car c’est un facteur de performance. Les nageurs de haut niveau présentent généralement une grande taille, une faible masse grasse et une masse musculaire développée. Bien que le tissu adipeux contribue à la flottabilité en raison de sa faible densité, ce sont surtout les qualités musculaires qui déterminent l’efficacité propulsive. L’objectif, chez ces athlètes, est donc de maximiser la force sans augmenter excessivement la masse corporelle, afin de préserver leur flottabilité.
L’eau douce à une densité égale à 1 tandis que l’eau salée à une densité d’environ 1,025. Parce que la densité de l’eau salée est supérieure, la flottabilité du corps humain est donc meilleure.
La masse volumique d’un corps étant le rapport de la masse du corps sur le volume occupé par cette masse.
Mario Costa, Daniel A. Marinho, José A. Bragada, António J.Silva et Tiago M. Barbosa, « Stability of elite freestyle performance from childhood to adulthood ». Journal of Sports Sciences, 29(11), 2011, p.1183–1189.
Dayanne S. Lima‑Borges, N. O. Portilho, D. S. Araújo, C. F. C. Ravagnani et Jeeser A. Almeida, « Anthropometry and physical performance in swimmers of different styles », Sciences & Sports n°37(6), 2022, pp. 331–339.
L’analyse des facteurs anthropométriques de la performance (envergure, longueur segmentaire, souplesse, composition corporelle) est rigoureusement documentée par la biomécanique et la physiologie de l’exercice. Elles montrent que le corps humain interagit avec son environnement selon des principes mesurables et modélisables. Toutefois, ces paramètres ne sauraient être considérés isolément, ils sont toujours intégrés dans un système plus large, où interviennent des facteurs neurocognitifs, culturels, sociaux et environnementaux. C’est précisément cette complexité multidimensionnelle de la performance sportive qui rend problématique toute tentative de réduire l’excellence athlétique à des déterminismes corporels simples, a fortiori lorsqu’ils sont mobilisés à travers des catégories raciales figées.
Des travaux qui réactivent les catégories raciales de la performance
Méthodologies orientées : statistiques descriptives, corrélation et essentialisme
Lors de nos premières recherches sur Google Scholar, il n’était pas rare de voir apparaître des articles sont l’origine éditoriale ou scientifique reste difficile à établir. C’est le cas d’une publication attribuée à Andrew Martinez. L’auteur, affiché comme appartenant à l’Université de Duke, n’est rattaché à aucune identité académique vérifiable, et la revue qui l’héberge, Cambridge Sport Science, entretient une ambiguïté en jouant sur une proximité nominale avec des institutions reconnues sans offrir les garanties associées. Malgré cette opacité, l’article est néanmoins indexé et déjà cité dans une publication récente. Ainsi, cet article prétend démontrer des différences de performance raciale sur la base d’une analyse de podiums dans trois grandes compétitions (championnats du monde d’athlétisme, de natation et de badminton). La méthode repose sur l’identification visuelle de l’ethnicité des athlètes médaillés, afin de corréler la répartition des podiums à des catégories raciales supposées (« noires », « blanches », « asiatiques ») sans jamais expliciter les critères d’attribution. La race y devient une variable apparente, objectivée, mais fondamentalement arbitraire, mobilisée comme indicateur indépendant de performance. Ce type de démarche s’inscrit pleinement dans les logiques de biologisation du social, où les différences de résultats sportifs sont ramenées à des dispositions innées, sans prise en compte des médiations sociales, des effets de sélection ou des conditions d’accès aux infrastructures sportives. La corrélation y tient lieu de causalité. En cela, l’article illustre un cas typique de naturalisation par les chiffres, qui reconduit la fiction d’une hiérarchie raciale des corps sous couvert de méthodologie statistique. Or, une telle réification de la race entretient une fiction biologique au cœur même des méthodologies scientifiques. Cette analyse évacue les processus de domination et les logiques de production sociale de la performance. La conclusion de l’article propose d’« orienter les entraînements selon les prédispositions raciales ». On assiste alors à une résurgence de l’eugénisme par l’optimisation, dans laquelle les différences supposées raciales, posées comme données naturelles, servent à justifier des politiques sportives différenciées.
Andrew Martinez, « Race and athletic performance: 2015 sports data analysis », Cambridge Sport Science, 2024, p. 1-8.
Jiang Liu, « Multidisciplinary correlates of table tennis participation in children : a concept mapping study », Frontiers in Public Health, n°13, 2025, [en ligne :] https://www.frontiersin.org/journals/public-health/articles/10.3389/fpubh.2025.1644306.
Benoît Gaudin, op. cit.
Dorothy Robert, op. cit. ; Claude-Olivier Doron, op. cit.
Manuel Schotté, op. cit.
La mécanique du corps « noir » : biomécanique et théorie physicaliste du centre de masse
Parmi les travaux les plus emblématiques d’une naturalisation pseudoscientifique des performances racialisées figure l’article de Adrian Bejan, Edward C. Jones et Jordan D. Charles. Cet article, publié dans une revue indexée et cité près de 91 fois sur Google Scholar, est issu du travail de chercheurs académiquement identifiés. Un travail qui prétend offrir une explication physique « universelle » aux dominations sportives observées de certains athlètes en course à pied pour les athlètes « noirs » et en natation pour les athlètes « blancs », en mobilisant la constructal theory appliquée aux trajectoires du centre de masse. La démonstration proposée par Bejan repose sur une série de simplifications et une extrapolation problématique d’observations biomécaniques. Les auteurs mobilisent un principe mécanique élémentaire, celui du mouvement par « chute avant », pour expliquer pourquoi les corps « noirs », avec un centre de gravité apparemment plus haut, seraient plus performants en course, tandis que les corps « blancs », avec un centre de masse plus bas, bénéficieraient d’une meilleure flottabilité pour la natation.
Adrian Bejan, Edward C. Jones et Jordan D. Charles, « The evolution of speed in athletics: why the fastest runners are black and swimmers white », International Journal of Design & Nature and Ecodynamics n°5(3), 2010, p. 199–211.
Littéralement la « théorie constructale » qui correspond à l’idée que les systèmes naturels et humains (comme les rivières, les animaux ou les villes) s’organisent spontanément de façon à faciliter la circulation des flux que ce soit l’eau, l’air, l’énergie, ou les personnes.

Le fondement empirique de cette démonstration est profondément contestable. L’article cite notamment des données anthropométriques issues de 17 « groupes militaires » collectés dans les années 1960–1970, y compris des échantillons provenant des armées vietnamienne, thaïlandaise, iranienne ou encore turque. Ces populations sont alors agrégées de manière implicite dans une typologie raciale grossière (« Noirs », « Blancs », « Asiatiques »), sans aucune justification théorique ni vérification de la représentativité biologique, géographique ou socio-économique de ces cohortes. Cette confusion entre variables culturelles, géographiques et raciales est d’autant plus problématique que Bejan utilise des données issues d’hommes militaires (donc sélectionnés selon des critères physiques et de sexe) pour tirer des lois supposées générales sur la morphologie humaine selon les « races ». Par ailleurs, les auteurs ne précisent jamais les marges d’erreur, les variabilités intragroupes ou les biais de collecte des données, contrevenant ainsi aux standards contemporains de la physiologie humaine ou de l’épidémiologie critique. L’article repose aussi sur une interprétation fausse du concept de flottabilité, qu’il assimile à une simple position du centre de masse. Or, comme l’a démontré la littérature biomécanique spécialisée, la flottabilité dépend d’un ensemble de paramètres interdépendants comme la densité corporelle (masse grasse, masse osseuse, répartition tissulaire), volume pulmonaire, orientation dans l’eau, mais aussi adaptation technique à l’eau. La biomécanique appliquée à la natation intègre ainsi des paramètres complexes qui échappent aux modélisations simplistes des auteurs.
Il s’agit des termes employés par les auteurs : « 17 groups of military men ».
Enfin, bien que les auteurs déclarent en préambule ne pas « promouvoir la notion de race » et reconnaissent qu’il s’agit d’une construction sociale, leur démonstration repose néanmoins sur une typologie raciale fixe. En projetant ces catégories sur des populations nationales ou continentales, l’article participe à une biologisation raciale des aptitudes sportives, déguisée en application mécanique. D’ailleurs cette étude trouva alors un certain écho dans les médias et continue d’être citée dans les sphères de l’extrême-droite.
Benoît Gaudin, op. cit.
Densité osseuse et composition corporelle : un réductionnisme physiologique
Nous l’avons vu, la flottabilité est un paramètre important dans les articles scientifiques biomédicaux qui cherchent à prédire les performances sportives en natation de vitesse. Or, cette flottabilité dépend de la composition corporelle des nageurs et notamment de leur densité osseuse. Parmi les travaux sur les différences osseuses racialisées figurent les articles de Norman H. Bell et de Marc Hochberg sur la densité minérale osseuse (DMO) des individus « noirs » et « blancs ». Ces études constatent effectivement des différences moyennes de DMO entre individus « noirs » et « blancs », souvent en faveur des premiers. Mais les interprétations glissent très vite vers un discours normatif, voire déterministe : les « noirs » seraient « plus denses », « plus lourds », « plus résistants ». Ainsi, il n’est pas étonnant que ces idées se propagent rapidement pour expliquer leur supposée infériorité en natation en raison d’une moins bonne flottabilité. Or, cette interprétation ignore la variabilité intragroupe, les effets nutritionnels, hormonaux, socio-économiques et les différences d’exposition environnementale. En effet, la densité osseuse est très sensible à l’activité physique précoce, à l’apport calcique, à la génétique individuelle et au statut hormonal, autant de facteurs qui ne sont pas précisément pris en compte dans l’article. D’ailleurs, les auteurs eux-mêmes reconnaissent dans leurs publications que les modèles d’ajustement sont très imparfaits et que les corrélations varient selon l’âge, le sexe et l’activité physique. Ce réductionnisme biomédical, qui consiste à inférer des capacités sportives à partir de densités tissulaires, contribue à réactiver les stéréotypes colonialistes sur les corps « noirs » qui seraient « lourds », « denses ».
Norman H. Bell, Anne Green, Sol Epstein, Mary Joan Oexmann, Sheryl Shaw, Judith Shary, « Evidence for alteration of the vitamin D-endocrine system in blacks », Journal of Clinical Investigation n°76(1), 1985, p. 470–473.
Marc C. Hochberg, « Racial differences in bone strength », Transactions of the American Clinical and Climatological Association n°118, 2007, p. 305–315.
Nous utilisons ici les termes des auteurs.
R. Rizzoli, Nutritional aspects of bone health. Best practice & research Clinical endocrinology & metabolism, n°28(6), 2014, p.795-808.
Thimothée Jobert, op. cit.
Une logique similaire s’observe dans l’étude comparative de Dale R. Wagner et Vivian H. Heyward sur les techniques d’évaluation de la composition corporelle entre personnes « noires » et « blanches ». Or, les formules de bio-impédance ou de densitométrie utilisées dans l’article pour estimer la masse grasse ou la densité corporelle ont été conçues et calibrées à partir d’échantillons d’individus « blancs » nord-américains. Dès lors, leur application à d’autres groupes peut produire des biais. L’erreur n’est donc pas biologique, mais instrumentale car des outils pensés comme universels produisent de l’altérité lorsqu’ils sont appliqués à une diversité de corps. Ce biais méthodologique devient problématique lorsqu’il détermine une différence jugée naturelle où d’autres groupes sont perçus comme des anomalies ou ayant des désavantages. Cette asymétrie révèle un racisme structurel au cœur même de l’objectivation corporelle. L’enjeu n’est pas de nier la variation corporelle, mais de remettre en cause les outils de mesure qui figent cette variation en hiérarchie raciale, sans réajustement.
Dale R. Wagner et Vivian H. Heyward, « Measures of body composition in blacks and whites: a comparative review », American Journal of Clinical Nutrition n°71(6), 2000, p. 1392–1402. Une étude qui affiche un nombre de citations de 522 sur Google Scholar.
Ici aussi nous utilisons les termes employés dans l’article.
En somme, ces travaux biomécaniques et biomédicaux sur la composition corporelle présentent des formes explicites de racialisation fondées sur une réactivation directe des catégories raciales dans les discours scientifiques. Il serait toutefois erroné de croire que la racialisation de la performance sportive s’arrête là. La majorité des recherches contemporaines en biomécanique, en physiologie de l’exercice ou en sciences du sport n’utilisent plus ouvertement le mot « race ». Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles soient indemnes de biais raciaux. La racialisation peut opérer de manière implicite, au sein même de savoirs qui se prétendent neutres, objectifs, universalistes. Elle se loge alors dans les normes méthodologiques, les protocoles de mesure, les critères d’évaluation, les figures d’excellence corporelle implicitement valorisées. C’est précisément cette forme de racialisation diffuse à la fois incorporée, silencieuse et performative que nous allons explorer dans la suite de ce travail.

La fabrique normalisée du corps performant : entre objectivation et racialisation implicite
L’un des fondements épistémologiques des sciences de la performance sportive est l’idée selon laquelle il serait possible d’objectiver la performance corporelle à travers des mesures standardisées (VO₂ max, flottabilité, morphotypes, scanners anthropométriques, modélisations biomécaniques). Ce répertoire d’outils constitue un dispositif de « savoir-pouvoir », qui ne se contente pas de décrire, mais prescrit des normes et oriente les trajectoires corporelles. En ce sens, leur prétendue neutralité masque une fabrique normative des corps. En effet, les standards utilisés dans ces mesures proviennent majoritairement de cohortes homogènes souvent masculines, « blanches ». Ce biais de construction transforme ces données en normes implicites, à partir desquelles toute variation est interprétée comme un écart, voire un déficit.
La VO₂ max est la quantité maximale d’oxygène qu’une personne peut consommer pendant un effort physique intense. Elle mesure la capacité du corps à transporter et utiliser l’oxygène, et est un indicateur clé de l’endurance cardiovasculaire.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
Ce processus est par exemple observable dans une étude de Boris Gutnik et al., qui identifie un profil optimal pour les nageurs d’élite (tronc long, faible masse grasse, moins de densité osseuse), sans interroger la composition sociale et géographique de l’échantillon. La biologie du corps étant affectée par le contexte social et culturel, ne pas prendre en compte ces paramètres tend à produire une naturalisation silencieuse d’une norme historiquement et socialement située.
Boris Gutnik, Aurelijus Zuoza, Ilona Zuozienė, Alexandras Alekrinskis, Dereck Nash et Sergei Scherbina, « Body physique and dominant somatotype in elite and low-profile athletes with different specializations », Medicina, n° 51(4), 2015, pp. 247‑252.
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La sophistication croissante des outils d’évaluation (biomarqueurs, imagerie, capteurs de puissance, etc.) joue aussi un rôle d’autorité puissant car ils déterminent ce qui compte, ce qui est mesurable, et donc ce qui vaut. L’étude de Malia L. Melvin et al., portant sur les différences « raciales » de composition corporelle et de qualité musculaire, met en évidence certaines différences de densité osseuse, de répartition de la masse maigre et de dépôts adipeux entre groupes identifiés respectivement comme « blancs » et « afro-américains ». Toutefois, les résultats sont présentés comme des constantes biologiques, sans discussion approfondie sur les contextes socio-environnementaux qui influencent la morphologie (nutrition, accès aux soins, socialisation sportive). Ce type d’étude, en apparence neutre, peut donc renforcer un imaginaire différentialiste dès lors que la variabilité observée est interprétée comme innée, ou qu’elle alimente des catégories corporelles préexistantes. Dans le cas de la natation, ces outils ont un effet cumulatif, les modèles biomécaniques de la nage optimale supposent un ratio bras-tronc élevé, une flottabilité passive importante (corrélée à une moindre densité osseuse), et une capacité à maintenir une position hydrodynamique stable. Tous ces critères sont intégrés dans les systèmes de détection ou de sélection. Or, ces critères sont eux-mêmes issus de cohortes où les corps « noirs » sont historiquement sous-représentés. Ce biais se transforme en un cercle vicieux où plus les cohortes sont homogènes dans les données initiales, plus les outils produits le deviennent également ; plus les outils sont homogènes, moins ils intègrent la diversité des morphologies ; et moins ils intègrent cette diversité, plus ils excluent les corps qui s’en écartent.
Malia L., Melvin, Abbie Smith-Ryan, Hailee Wingfield, Sarah Fultz et Erica Roelofs, « Racial differences in body composition and muscle quality in overweight and obese adults », Obesity, n° 22(1), 2014, pp. 215‑221.
Dorothy Robert, op. cit.
Tatiane Moura, Manoel Costa, Saulo Oliveira, Marcos J. Barbosa et Marcos Santos Ritti-Dias, « Height and body composition determine arm propulsive force in youth swimmers independent of a maturation stage », Journal of Human Kinetics n°42, 2014, pp. 277–285.
Les conséquences sont réelles. À titre d’illustration, les ratios flottabilité/propulsion utilisés dans certaines études pour évaluer l’efficacité en crawl comme celle de Grant J. Landers et al. supposent que des paramètres biomécaniques sont performants par eux-mêmes, sans prise en compte des facteurs sociaux comme l’apprentissage du geste, l’accès aux bassins ou la qualité de l’encadrement. Ces paramètres deviennent des critères de sélection et toute différence morphologique devient un écart au modèle, interprété non comme une variation légitime, mais comme un déficit de potentiel.
Grant J. Landers, Kuan Boon Ong, Timothy R. Ackland, Bian A. Blanksby, Luana Main et Darren Smith, « Kinanthropometric differences between junior elite triathletes », Journal of Science and Medicine in Sport, n° 16(2), 2013, pp. 145‑149.
La réintroduction contemporaine de la race dans les sciences biomédicales, par le biais de données chiffrées et de seuils standards, perpétue des inégalités sous une forme dépolitisée. Ces évaluations, fondées sur des normes statistiques, peuvent ainsi participer à la marginalisation des corps minoritaires, non parce qu’ils sont moins capables, mais parce qu’ils ne sont pas alignés avec les modèles dominants. Ainsi, il ne s’agit pas de discriminations explicites ou de discours ouvertement racistes, mais d’algorithmes, de standards techniques, de matrices numériques, dont les opérateurs ignorent souvent les effets discriminants qu’ils induisent. Les outils scientifiques deviennent ici des « actants », c’est-à-dire des objets techniques qui produisent des effets sociaux sans intention, mais avec une puissance normative réelle. Le problème ne réside pas dans l’usage d’outils quantitatifs, indispensables à l’analyse du geste sportif, mais dans leur décontextualisation, leur présentation comme des évidences naturelles et universelles. Les effets de ces outils ne se limitent pas à la sélection. Ils influencent également la perception des entraîneurs, les conseils donnés, la manière dont les athlètes se projettent. Un nageur « noir », dont le centre de gravité est jugé « haut », ou dont la flottabilité est « inférieure à la moyenne », pourra recevoir des signaux négatifs, voire être réorienté, non sans conséquences durables sur sa trajectoire sportive. Ces microdécisions, répétées dans le temps, participent à la construction d’une auto-exclusion différée, où l’athlète finit par croire que son corps « n’est pas fait pour ça ».
Bruno Latour, op. cit.
Conclusion
Notre objectif était d’interroger les logiques de racialisation de la performance sportive dans le champ spécifique de la natation de vitesse, en mobilisant une analyse des méthodologies et des conclusions d’un corpus d’articles biomédicaux et biomécaniques. En reconstituant les différents niveaux d’essentialisation, des discours les plus ouvertement racialisants aux normes méthodologiques plus silencieuses, il s’agissait de mettre en lumière la manière dont la science peut participer, consciemment ou non, à la production d’inégalités raciales dans le champ sportif.Cette enquête a montré que la « race », bien que déclarée obsolète sur le plan biologique, continue d’opérer comme une variable structurantedans certains travaux en sciences biomédicales et biomécaniques du sport. D’abord sous des formes explicites, avec des travaux qui mobilisent des lois biomécaniques simplifiées pour justifier la moins bonne flottaison des corps désignés comme « noirs ». De manière plus insidieuse, cette racialisation dans la natation sportive s’opère aussi dans les dispositifs techniques et normatifs des sciences biomédicales contemporaines. Les outils de mesure (formules de bioimpédance, densitométrie), les protocoles de performance (tests de flottabilité), les standards de composition corporelle sont souvent conçus à partir de corps « blancs », masculins et appliqués sans ajustement critique à la diversité des corps humains. Ce processus tend à assigner certains groupes à des disciplines sportives perçues comme naturellement compatibles avec leur supposée physiologie.
Adrian Bejan, op.cit.
Cette analyse permet ainsi de dépasser une lecture strictement morale ou intentionnaliste du racisme sportif. Il ne s’agit pas seulement d’identifier des propos ou des actes discriminatoires, mais de montrer comment les normes scientifiques elles-mêmes peuvent produire du racisme sans intention raciste. En ce sens, le cadre d’analyse mobilisé ici s’inscrit dans la tradition des épistémologies situées et de la critique des savoirs dominants. Enfin, ce travail a permis de comprendre que l’absence des corps « noirs » en natation de haut niveau ne peut être interprétée comme un simple déficit de performance. Elle résulte d’un faisceau de mécanismes sociaux, historiques et scientifiques qui produisent une disqualification préalable, souvent dissimulée sous des concepts techniques comme la flottabilité, la composition corporelle, la position du centre de masse en natation de vitesse.
Bruno Latour, op. cit ; Claude-Olivier Doron, op. cit.
À l’image des enquêtes menées par Manuel Schotté et Benoit Gaudin sur les coureurs à pieds africains.
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Pour citer cet article
Anne Schmitt, « ‘Vous les noirs, vous flottez moins bien !’ : enquête sur la racialisation de la performance sportive en natation de vitesse », Revue Alarmer, mis en ligne le 2 décembre 2025, https://revue.alarmer.org/vous-les-noirs-vous-flottez-moins-bien-enquete-sur-la-racialisation-de-la-performance-sportive-en-natation-de-vitesse/