17.05.21 A l’ombre de la Butte-aux-Coqs, un roman de Osvalds Zebris

Osvalds Zebris, journaliste letton né à Riga en 1975, commence sa carrière littéraire en 2010 après avoir travaillé dans la presse et la communication. Ses ouvrages – Dans les réseaux de la liberté (2010), Le peuple de Koka nama (2013) ou Mara (2019) – véhiculent une interrogation sur la culpabilité individuelle et collective ou mettent en scène le désespoir sous toutes ses formes. Le rapport au passé et à l’histoire du XXe siècle sont au cœur des réflexions de Zebris. À l’ombre de la Butte-aux-Coqs ne déroge pas à cette règle. Dans ce roman publié en letton en 2014, l’intrigue relate un fait divers qui se déroule à Riga après les journées révolutionnaires de 1905.

Osvalds Zebris, A l’ombre de la Butte-aux-coqs, Agullo fictions, traduction du letton par Nicolas Auzanneau, 2020.

Trois enfants sont enlevés une nuit, en 1906. La police enquête. L’atmosphère est électrique. Depuis un an, la ville est agitée par des mouvements révolutionnaires. Des mouvements de protestation se sont multipliés dans la foulée du Dimanche rouge (9 janvier 1905) à Saint-Pétersbourg, d’abord dans les villes, puis dans les campagnes. La grève générale est déclarée à Riga le 12 janvier 1905 puis le 13 janvier les troupes tsaristes tirent sur les manifestants et tuent. Succède à ces journées un calme relatif sans répression très lourde. Le 12 octobre, une nouvelle grève générale éclate à Riga. Le 17 octobre, Nicolas II promet par le Manifeste d’octobre d’organiser des élections et autorise les partis politiques. Le Parti social-démocrate letton désormais légal organise un congrès pour discuter de l’autonomie de la Lettonie. Les violences gagnent les campagnes et les paysans s’en prennent aux propriétés aristocratiques germano-baltes. Le 12 décembre 1905, la loi martiale est décrétée par l’empereur Nicolas II. La répression est alors féroce. Trois mille exécutions et trois mille condamnations à la prison ou à l’exil répondent à ces vagues de violences révolutionnaires. En 1906, le gouvernement impérial exécute encore quelques centaines d’insurgés.

Je tiens à remercier ici Éric Le Bourhis pour toutes les informations bibliographiques qu’il a bien voulu partager avec moi sur l’histoire des Juifs en Lettonie et l’auteur du roman.

Une enquête policière dans un contexte révolutionnaire

Le roman À l’ombre de la Butte-aux-Coqs met en scène la disparition de trois enfants et les semaines d’enquête qui s’en suivent dans ce contexte enflammé. Les réactions à cet enlèvement sont immédiates, deux balayeurs commentent le lendemain du drame :

Il paraît que ce serait encore un coup des Juifs. Les salopards ! C’est pour ça qu’il y a des traces nulle part, filous comme ils sont…

p. 39.

Porteur de préjugés ancrés dans un antisémitisme populaire, celui qui parle, réactive le vieux fantasme de l’enlèvement d’enfants, suivi du meurtre rituel destiné à en récupérer le sang pour la fabrication du pain azyme.

Pour une histoire de l’accusation de meurtre rituel dans l’Occident chrétien au Moyen Âge et à l’époque moderne, voir Daniel Tollet : « L’accusation de crime rituel, une manifestation de la judéophobie dans le monde chrétien latin au Moyen Âge » et « L’accusation de crime rituel, une manifestation de la judéophobie dans le monde chrétien latin à l’époque moderne », à paraître dans RevueAlarmer ; voir également les travaux de Joanna Tokarska-Bakir, « Des racines mythiques de l’antisémitisme : le meurtre rituel juif », Ethnologie française, 2010/2, vol. 40, Paris, PUF,  p. 305-313 et Légendes de sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien, traduit du polonais par M. Maliszewska, Paris, Albin Michel, 2015 et Iļja Ļenskis et Didzis Bērziņš, Antisemītisma izpausmes: vēsture un mūsdienas (Manifestations de l’antisémitisme : histoire et présent), Riga, Latvijas Cilvēktiesību centrs, 2015.

Un dialogue, quelques pages plus loin, précise les modalités imaginaires :

– Paraît qu’ils les vident de leur sang, et même qu’ils n’attendent pas toujours que leurs victimes soient tout à fait mortes, qu’ils les pompent comme ça à vif.

[…]

– Mais le sang t’imagine… Ils font cuire ça dans du pain, ils le mélangent à de la pâte, c’est connu. Et où est-ce qu’ils vont le chercher ? 

Le rougeaud vide sa chope. 

– Le sang de bœuf, ça ne marche pas ?

 – Ça va pas ! Ce qu’il leur faut, c’est des âmes toutes pures, des petits moutards. Les collègues, ils ont bien des pistes, mais toujours rien de concret. Faut que tu t’imagines un peu le truc : et ça fait presque deux mille ans que ça dure ! Mais surtout, ne compte pas sur ces vermines pour te rendre service et te balancer leurs brebis galeuses. Bernique ! Faut les voir, tout le temps à faire leurs messes basses, à nous zyeuter avec leurs airs de chiens battus par-dessous leurs chapeaux…Toujours avec leurs saloperies de chapeaux.

p. 46.

Dans ces quelques lignes, on retrouve plusieurs des préjugés antisémites les plus fréquents dans l’empire Russe au début du XXe siècle : l’existence de prétendus meurtres rituels, les raisons supposées de ces derniers et leur inscription dans une histoire millénaire ainsi que la dénonciation de traits physiques ou comportementaux. Le roman revient donc sur l’obsession maladive qu’ont pu provoquer les communautés juives en Lettonie.

Riga, un creuset de populations

Ce récit s’inscrit dans l’histoire de l’intégration de la Lettonie dans l’Empire russe, et en particulier celle de Riga, qui, à l’occasion des partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, est devenue une grande métropole industrielle et un centre portuaire de premier plan à la fin du XIXe siècle. Y cohabitent des élites urbaines germanophones, un prolétariat russophone et yiddishophone ainsi que des Lettons décidés à défendre leur culture et leur langue. Ces derniers s’opposent aux Russes et aux Allemands, dans un contexte où le gouvernement impérial applique une politique de russification massive et ce, de manière intensifiée depuis l’attentat contre le tsar Alexandre II en 1881. Alors que c’est un monde de communautés juxtaposées qui ne se rencontrent pas, en 1905, nationalistes lettons et ouvriers juifs se retrouvent dans le Parti social-démocrate letton créé depuis un an, dans le Parti social-démocrate russe ou encore dans le Bund.  Ils y retrouvent l’intelligentsia lettone, animée d’un sentiment antiallemand et nourrie d’un romantisme national, ils refusent l’intégration au monde russe, cherchent leur identité propre et tentent de créer une identité lettone fondée sur la culture et la langue. Ils sont prêts à lutter contre l’administration russe et ses efforts de russification de tous les aspects de la vie quotidienne ou politique. Au cours du XIXe siècle, Riga est également un laboratoire d’intégration des Juifs dans l’Empire russe, artistes, commerçants ou intellectuels qui accèdent au statut de grands bourgeois dès la fin du siècle

Le Bund ou Union Générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie est un mouvement socialiste, juif et laïc créé à Vilnius en 1897 pour représenter les minorités juives de l’Empire russe. Voir Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Un mouvement révolutionnaire juif, éditions Denoël, Paris, 1999.

François Bacharach, « La Lettonie et le monde russe. Un creuset culturel spécifique dans l’espace européen »,  Le Courrier des pays de l’Est, 2006/6, n°158, p. 70-76

Selon le recensement de 1897, 142 000 Juifs vivent en Lettonie, soit un peu plus de 7% de la population totale et environ 27 000 dans Riga. À la veille de l’année 1914, ils sont 33 000 dans la mosaïque de populations formée de Lettons, de Russes, d’Allemands, de Polonais, de Lituaniens, de Juifs et d’Estoniens. 

Leo Dribins, Armands Gūtmanis, Marģers Vestermanis, Latvia-s Jewish Community: History, Tragedy, Revival , [https://www.mfa.gov.lv/en/about-the-ministry/publications/latvia#5]

Yves Plasseraud, « Riga : la cohabitation des sociétés rivales », Revue germanique internationale, 11, 2010, p. 143-159

C’est dans ce creuset que le roman met en scène les responsables désignés de l’enlèvement des enfants : les Juifs et les socialistes. Davuss, l’un des inspecteurs en charge de l’affaire, présente les deux pistes : 

Nous avons actuellement deux hypothèses à l’étude, mais ce que je vous dis là doit absolument rester entre nous. La première hypothèse est en relation avec les rituels juifs : ça ce sont mes collègues qui s’en chargent. La seconde, c’est plutôt mon domaine à moi, c’est la piste des révolutionnaires : une prise d’otage contre rançon.

p. 217-218. 

La double piste suivie par la police et la culpabilité supposée des Juifs et des socialistes s’inscrit dans une histoire de rapprochement de ces deux acteurs politiques. En effet, à l’automne 1904, le comité de Riga du Parti ouvrier social-démocrate letton et le comité de Riga du Bund signent un accord de coopération. C’est conjointement qu’ils organisent la grève générale du 13 janvier 1905 au cours de laquelle cinq membres du Bund sont tués par les troupes impériales. À Riga, comme ailleurs, des combattants révolutionnaires lettons, russes et juifs s’unissent pour repousser les bandes des Cent Noirs, qui tentent de provoquer des pogroms. Cette année de mouvements révolutionnaires et de troubles marque une coopération politique entre les premiers partis et groupes politiques civiques lettons et juifs, ce à quoi s’opposent les partis conservateurs baltes allemands et lettons.

Socialistes et Juifs semblent donc les coupables tout désignés. Mais Dukmanis, l’un des policiers, a une obsession : 

Leo Dribins, Armands Gūtmanis, Marģers Vestermanis, Latvia-s Jewish Community: History, Tragedy, Revival, [https://www.mfa.gov.lv/en/about-the-ministry/publications/latvia#5]

– Mais ils sont bons à mettre dans le même sac que les socialistes pas vrai ? Pour ce qui est du sang, j’en sais rien…Ne me dis pas que dans leurs métingues, ils poussent des gens à faire des crimes de sang ? C’est un péché. 

– Ça dépend pour qui…. Ce qui est un péché pour les uns est un titre de gloire pour les autres. C’est quoi, ces socialistes à la noix dont tu parles ? Tu vois bien par toi-même où tout ça les a menés. Si tu veux mon avis, ces gars-là ont le cuir beaucoup trop tendre. Regarde-les maintenant qui bêlent et tremblent de trouille comme des gorets dans leur bauge. Le merdier dans lequel ils baignent aujourd’hui, ils se sont vautrés tous seuls. Non ! Ceux dont je te parle, les vrais salopards, ils sont d’un tout autre calibre. Tous de mèche les uns avec les autres, ils manigancent pour avoir l’humanité à leur botte. Et pour ça, ils savent y faire, et en douce s’il vous plaît. Si tu veux savoir quels sont leurs plans, il faut juste que tu te plonges dans Les Protocoles des Sages de Sion

Le grand se penche et poursuit en chuchotant : 

– Ça a été publié dans le journal russe Znamia, tout est parfaitement décrit dedans, tout ce qu’ils boutiquent pour être les maîtres du monde… et crois-moi que ça fait froid dans le dos…

p. 47. 

L’affaire est dite, ce sont les Juifs qui manigancent l’agitation et pour preuve Les Protocole des Sages de Sion, faux publié par la police secrète impériale en 1903 mais que leurs contemporains prennent comme la preuve de la duplicité des Juifs. 

Le même Dukmanis étale une fois encore sa monomanie :  

Le 13 janvier, quand ils nous ont tiré dessus, ils étaient encore ensemble Juifs et Lettons, oui ou non ? C’est prouvé ! Après, ils en ont eu pour leur compte, mais les voilà qui sont de retour, qui font leurs réunions en catimini. Ils viennent tirer des plans pour leur crapuleries à venir. C’était écrit dans le journal, et ils le disent eux-mêmes dans leur protocole : ils prennent le contrôle du pognon, des usines, de la poste, ils vont s’immiscer dans la tête des gens.

p. 139.

La violence antisémite

La culpabilité supposée des Juifs dans l’enlèvement des trois enfants provoque une scène très violente dans le roman où des rabbins, réunis pour discuter de théologie talmudique, sont roués de coups et trouvent refuge dans l’arrière-boutique d’une librairie. La discussion qui suit évoque les pogroms dont les communautés juives sont victimes dans les premières années du XXe siècle. 

Je vous le dis mes amis, les pogroms nous rattrapent. Il y a eu Kichinev, il y a eu Odessa, il y a eu Kiev et maintenant il y aura Dvinsk, Riga, Bauske, Libave…Tel est le sort qui nous attend tous ! Nous ne pouvons pas rester les bras croisés, il faut verrouiller les portes, il faut trouver des gardes armés, des hommes de confiance, des gardes à nous ou des Lettons !

p. 142.

En effet, à Kichinev en avril 1903 et les 19-20 octobre 1905, des pogroms sont organisés après la découverte du cadavre de Mikhaïl Rybatchenko, jeune garçon chrétien dans la ville de Dubăsari, et qu’un journal en langue russe accuse les Juifs de l’avoir tué pour fabriquer du pain azyme avec son sang. Zebris décrit le processus après le premier pogrom de Kichinev : « Bientôt ce drame local remonte le Dniestr, comme si trop de pus s’était accumulé sous une peau trop fine et qu’un abcès s’était formé » (p. 134).

Dans la même ville, en 1905, des manifestations contre le régime impérial sont organisées et se transforment en des massacres de Juifs et des scènes de pillage dont le bilan s’élève à 19 morts. Le pogrom de la Moldavanka, dans la banlieue d’Odessa, décrit par Isaac Babel dans Histoire de mon pigeonniera également lieu en 1905. Alors, 800 Juifs sont tués. À Kiev, c’est du 18 octobre 1905 à janvier 1906 qu’a lieu un pogrom meurtrier et à Bialystok, les Cent-Noirs, monarchistes nationalistes et antisémites, perpétuent des violences cette année-là. À Riga même, on peut parler d’une tentative de pogrom. En effet, le 22 octobre, des violences éclatent entre des ouvriers russes et un groupe de lettons et de Juifs manifestant leur joie après le Manifeste impérial du 17 octobre. Le lendemain de cette journée un cortège formé de partisans patriotes russes et de monarchistes dégénère en violences meurtrières dirigées contre les Juifs et les Lettons. L’attaque brutale subie par les rabbins dans le roman et le récit de leurs débats sont un reflet de l’atmosphère de terreur qui entoure ces communautés juives dans les années 1903-1906. 

Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, nouvelle traduction de Sophie Benech, Paris, Le Bruit du temps, 2014.

Aivars Stranga, « Traģiskās oktobra dienas Rīgā » (« Journées tragiques d’octobre à Riga »), Latvijas Vēstnesis, 20.10.2005., n°167

Finalement, la résolution de l’affaire policière n’est ni du côté des socialistes, ni du côté des Juifs. Mais l’accusation de meurtre rituel est répétée dans le roman, comme elle n’a jamais totalement cessé de l’être depuis le Moyen Âge. 

Malgré tout, Davuss essaie de rassurer les rabbins, sans y parvenir : 

– Je suis en effet au regret de vous dire que votre arrestation résulte d’un malentendu malencontreux. Il se trouve que des gens sont convaincus que votre religion exige que soit versé le sang d’innocents. Je suis désolé, il m’est pénible de devoir répéter devant vous de telles âneries…

– Un malentendu c’est ça… répète lentement Rosen. Comme nous avions eu vent de cette épouvantable histoire d’enlèvement d’enfants, nous nous doutions bien de quoi il retournait. Nous pouvons sans peine vous assurer qu’il n’existe chez nous aucun rite prescrivant le sacrifice humain. Ces soupçons qui pèsent sur nous ne datent pas d’hier, car le cerveau humain tend parfois à imaginer bien plus que ce qu’il peut se représenter. Il divague, il affabule pour trouver des explications à des phénomènes qu’il ne peut – et ne pourra jamais – expliquer. Mais le cerveau des hommes est ainsi fait qu’il n’en a jamais assez, qu’il lui faut toujours aller plus loin, et parfois il lui arrive de se perdre dans des territoires dangereux.

p. 231-233.


Ce sont ces territoires dangereux que l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir explore également quand elle analyse la vague de pogroms qui déferle sur la Pologne en 1945 en raison de rumeurs sur des supposés meurtres rituels. Elle montre, grâce à une enquête réalisée en 2007 et en 2008 que le mythe du meurtre rituel s’est transmis sans discontinuer de générations en générations jusqu’à nos jours. L’enquête et la méthodologie scientifique dit autrement ce que Zebris défend lorsqu’il termine son avant-propos : « Le XXe siècle se poursuit encore aujourd’hui – ici et maintenant ». Ce passé nous oblige à un travail de remémoration que la fiction romanesque vient alimenter avec force.

Pour citer cet article

Marie-Karine Schaub, « A l’ombre de la Butte-aux-Coqs, un roman de Osvalds Zebris », RevueAlarmer, mis en ligne le 17 mai 2021, https://revue.alarmer.org/a-lombre-de-la-butte-aux-coqs-un-roman-de-osvalds-zebris/

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