25.02.25 Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, un livre de Michel Cahen

Les critiques du décolonial se sont multipliées ces dernières années, en réaction au succès de ce courant de pensée d’origine latino-américaine. La sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui fut la première à critiquer frontalement les études dites décoloniales. Elle dénonça l’appropriation académique de mouvements de résistance populaire en Amérique latine par des universitaires majoritairement basés aux Etats-Unis,  «  en créant un jargon, un appareil conceptuel et des formes de référence et de contre-référence qui ont éloigné la dissertation savante des engagements et du dialogue avec les forces sociales rebelles. Les Mignolo et compagnie ont construit un petit empire dans l’Empire ».

Walter Mignolo est un sémiologue argentin et penseur décolonial ayant principalement travaillé autour de la littérature latino-américaine. Il est notamment l’auteur de The Darker Side of the Renaissance: Colonization and the Discontinuity of the Classical Tradition, paru en 1995.

Rivera Cusicanqui Silvia, 2010, Ch’ixinakax utxiwa. Una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores, Buenos Aires, Tinta Limón, p. 58.

Cette dénonciation a été suivie par d’autres objections comme celles formulées par Browitt, Castro Orellana, Martuccelli, Zapata, Makaran et Gaussens, Cocco, Lehmann ou Larsen, entre autres. En Amérique latine, une bonne partie des critiques a été élaborée par des auteurs marxistes, qui rejettent en bloc le décolonial, tels que Martín Cortés, Ariel Petruccelli, Andrea Barriga, Miguel Ángel Urrego ou encore Carlos Herrera de la Fuente

Jeff Browitt, « La teoría decolonial: buscando identidad en el mercado académico », Cuadernos de Literatura, vol. 18, n° 36, p. 25 – 46, 2014. https://revistas.javeriana.edu.co/index.php/cualit/article/view/10924

 Rodrigo Castro Orellana, « Sistema-mundo y transmodernidad: una lectura crítica », Política Común, n° 10, 2016. https://quod.lib.umich.edu/p/pc/12322227.0010.004?view=text;rgn=main

Danilo Martuccelli, « Pour et contre le postcolonialisme », Cités, n° 72, p. 25 – 39, 2017. https://shs.cairn.info/revue-cites-2017-4-page-25?lang=fr

Claudia Zapata, « El giro decolonial. Consideraciones críticas desde América Latina », Pléyade, n° 21, p. 49 – 71, 2018. https://www.revistapleyade.cl/index.php/OJS/article/view/66/61

Giuseppe Cocco, « Cannibaliser le décolonial ? », Multitudes, vol. 84, n° 3, p. 113 – 121, 2021. https://www.multitudes.net/cannibaliser-le-decolonial%e2%80%89/

David Lehmann, After the Decolonial: Ethnicity, Gender and Social Justice in Latin America Polity, Cambridge, CUP, 2022.

Neil Larsen, « The Jargon of Decoloniality », Catalyst, vol. 6, n° 2, p. 52 – 77, 2022. https://catalyst-journal.com/2022/09/the-jargon-of-decoloniality

Martín Cortés, « Marxismo y heterogeneidad: para una crítica del origen », Cuadernos Americanos, n° 158, p. 1 – 20, 2016. https://ri.conicet.gov.ar/bitstream/handle/11336/75679/CONICET_Digital_Nro.227453b3-9958-41d4-b835-2f6052715936_A.pdf?sequence=2

Ariel Petruccelli, 2020, « Teoría y práctica decolonial: un examen crítico », Políticas de la Memoria, n° 20, p. 45 – 62, 2020. https://ojs.politicasdelamemoria.cedinci.org/index.php/PM/article/view/649/771

Andrea Barriga, « Aníbal Quijano y la colonialidad del poder », dans Enrique de la Garza (dir.), Crítica de la razón neocolonial, Buenos Aires, CLACSO, p. 97 – 140, 2021. https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20210308022203/Critica-de-la-razon.pdf

Miguel Angel Urrego, Marx, el marxismo y los decoloniales, Morelia, Editorial Morevalladolid, 2021.

Herrera de la Fuente Carlos, « La impostura decolonial », Corsario rojo, n° 1, p. 43 – 58, 2022. https://kalewche.com/wp-content/uploads/2022/11/3-La-impostura-decolonial.pdf

L’historien Michel Cahen, lui aussi marxiste et spécialiste des pays africains de langue portugaise, a publié un livre : Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, qui rentre de plain-pied dans ces discussions critiques, en Amérique latine et ailleurs. Cependant, contrairement à ses homologues latino-américains, il ne s’oppose pas frontalement aux études décoloniales, mais s’approprie leur concept central, celui de la colonialité, pour le reformuler sur des bases matérialistes afin de défendre son utilité, en allant jusqu’à le retourner contre les théoriciens décoloniaux qui l’ont développé. C’est dans cette démarche de renversement dialectique, tout à fait marxienne, que réside probablement le principal intérêt du livre. Il s’agit d’un positionnement critique intermédiaire dont l’originalité cherche à affranchir la colonialité de ses propres créateurs. En ce sens, le livre s’apparente à une opération de sauvetage intellectuelle, pour récupérer un concept emporté dans les dérives idéalistes, identitaires et culturalistes du décolonial. 

Imprécision d’un concept : le problème d’une définition de la « colonialité »

Afin de réaliser ce sauvetage –assez périlleux–, Cahen a comme bouée de départ (objet du premier chapitre) la rigueur qui exige un certain degré d’exactitude dans la définition des concepts. Il applique cette vigilance épistémologique au cas de la colonialité, dont l’examen part des formulations originales d’Anibal Quijano. Ce sociologue péruvien (1928-2018) est en effet l’inventeur du concept de colonialité, qui postule la reproduction de schèmes voilés de pouvoir, hérités de l’époque coloniale et construits depuis les anciennes métropoles européennes. Ceux-ci n’auraient pas été altérés dans leur fondement historique, et ce sont ces structures sur lesquelles reposerait une logique globale de pouvoir : la colonialité, née avec la modernité capitaliste et qui a maintenu soumis, jusqu’à nos jours, les peuples des pays colonisés.

Cette idée centrale a été reprise par plusieurs des condisciples de Quijano, comme Walter Mignolo, Enrique Dussel, María Lugones et Arturo Escobar, dont les développements sont également examinés par Cahen. A travers cette révision critique, l’auteur met en évidence l’imprécision des formulations théoriques, des définitions et des lectures historiques faites par les universitaires décoloniaux, en même temps qu’il relève une série de problèmes d’ordre idéologique.

Parmi ces derniers, Cahen remarque le paradoxe que l’on retrouve chez les décoloniaux dans un orientalisme « à rebours » – expression de Gilbert Achcar –, qui tend à idéaliser les sociétés précolombiennes et, par extension, à essentialiser les cultures des peuples originaires du continent américain (Abya Yala). Du point de vue de l’africaniste et spécialiste de pays lusophones, cette tendance est indissociable d’un ethnocentrisme latino-américain ou « latino-centrisme », qui se caractérise par un « fort régionalisme sud-américain » (p. 50) et hispanophone. Résultat, « le décolonial idéaliste est latino-hispano-centré (ne puisant pratiquement pas aux autres aires de la planète) et en ce sens reste tout à fait “occidental” » (p. 197).

Ce paradoxe est d’autant plus grand pour un courant de pensée qui se veut une entreprise de déconstruction de l’Occident. Son orientalisme à rebours présente comme corollaire négatif mais logique, selon Cahen, un occidentalisme : « J’ai dit que, en tant qu’historien, je ne savais tout simplement pas ce qu’est l’“Occident” et la “Modernité”, si ce n’est respectivement une aire gigantesque et très hétérogène au sein de laquelle est né le capitalisme, et une période historique de cinq siècles aux courants de pensée les plus divers, voire antagoniques. Critiquer cet “Occident” et cette “Modernité” n’a aucun sens mais développe un culturalisme orientaliste. Car c’est bien d’une invention de l’Occident qu’il s’agit » (p. 186).  

Entre orientalisme et occidentalisme : la dérive épistémique du concept

Orientalisme à rebours et occidentalisme, en tant qu’invention de l’Occident, constituent ainsi les deux revers de la même médaille, celle d’un profond culturalisme. Pour Cahen, bien que les études décoloniales ont été pensées en tant que dépassement des approches postcoloniales, toutes deux ont finalement succombé à la même dérive d’un « tournant épistémique » dans un mouvement partagé malgré leurs années d’écart : « Curieusement, alors qu’au début du décolonial, un Anibal Quijano accordait encore une place importante à la critique du capitalisme (même s’il l’intégrait, voire le noyait, dans la colonialité/rationalité/modernité), nombre de ses épigones ont répliqué le tournant épistémique qui avait antérieurement affecté l’approche postcoloniale – en une attention chaque fois moindre aux aspects politiques et sociaux (comme la colonialité du pouvoir), et chaque fois plus marquée vers les seuls aspects épistémiques (comme la colonialité du savoir, de l’être…) » (p. 189). 

Il rejoint ainsi la critique de Martuccelli Danilo, « Pour et contre le postcolonialisme », 2017, Cités, n° 72, p. 25-39.
https://shs.cairn.info/revue-cites-2017-4-page-25?lang=fr

Dès lors, cette dérive épistémique expose le décolonial à une certaine naïveté politique, faisant de son idéalisme une critique facilement récupérable par le multiculturalisme dominant. Cahen met en garde face au risque : « A trop insister sur la “décolonisation des savoirs”, la “désobéissance épistémique” […] nombre d’écrits décoloniaux (surtout universitaires) ne mettent plus, de fait, au centre la question du pouvoir et des luttes sociales à la recherche d’un débouché politique mais celle de l’émergence d’une “nouvelle pensée”  d’où viendrait l’émancipation. On est loin de la lutte des classes, des nations et des peuples opprimés […] Ce décolonial-là, malgré son phrasé d’apparence très radicale, est parfaitement “digérable”  par le système-monde capitaliste car il n’est pas un danger pour ce dernier. Aucune révolution décoloniale ne se produira jamais en accordant systématiquement le primat à l’épistémique, par simple “mouvement de la pensée”, simple “déprise idéologique” ou “désobéissance épistémique”. S’il ne s’agit plus que de faire reconnaître les diverses manières d’être et de vivre au monde, un simple multiculturalisme suffira » (p. 142-144).

Pour une nouvelle formulation du concept

Selon Cahen, ce constat d’échec justifie la nécessité d’une reformulation du concept de colonialité sur des bases plus solides, d’ordre matérialiste, comme remède à la dérive idéaliste du décolonial. Pour cela, l’historien marxiste inscrit la colonialité dans la longue durée, sur les pas de Wallerstein (avec qui Quijano avait collaboré), afin de la comprendre, non pas comme une simple continuation du colonialisme après une indépendance politique formelle (en tant que néocolonialisme ou “fait colonial” post-colonial), mais bien comme le produit des processus d’expansion capitaliste « avant la colonisation formelle, traversant la période coloniale pour persister encore aujourd’hui dans de vastes parties de la planète » (p. 99). Néanmoins, Cahen précise que cette expansion en dehors des sociétés centrales du capitalisme (l’Europe) ne produit pas systématiquement de la colonialité, ni toutes les formes d’exploitation capitalistes (comme c’est le cas, par exemple, du patriarcat dans ces mêmes sociétés centrales).

Depuis cette perspective matérialiste et historique, la colonialité est redéfinie par Cahen en tant que phénomène mondial, à partir de la période dite « mercantile/esclavagiste », comme « l’ensemble des formations sociales et rapports sociaux produits par les formes d’exploitation non capitalistes de la domination du capitalisme au long de son expansion » (p.  96). En ce sens, il ne s’agit pas d’un héritage colonial (ou d’une “blessure”, comme dirait Mignolo), mais d’« une production permanente (et maintenant contemporaine) spécifique de subalternité enracinée dans l’histoire » (p. 101). En d’autres termes, la colonialité renvoie à des processus durables de subalternisation qui sont, aujourd’hui, « liés à l’expansion capitaliste, mais non nécessairement à la colonisation formelle » (p. 103). 

Redéfinie de cette façon, le concept de colonialité revêt la dimension anticapitaliste (anti-systémique, dirait Wallerstein) nécessaire à l’ambition révolutionnaire de sa formulation. Reste à voir comment cette opération de sauvetage intellectuelle sera reçue (ou pas) par les promoteurs du décolonial. Mais même si elle échouait à être entendue par les principaux intéressés, cela n’enlèverait rien à l’intérêt du livre pour continuer à (im)penser les approches décoloniales, avec et contre ses auteurs.

Pour citer cet article

Pierre Gaussens, « Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, un livre de Michel Cahen », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 février 2025. https://revue.alarmer.org/colonialite-plaidoyer-pour-la-precision-dun-concept-un-livre-de-michel-cahen/


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