19.05.25 Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, un ouvrage collectif

Collectif, Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, Paris, L’Échappée, 256 p.

Critique de la raison décoloniale a connu, dès sa parution, un vif succès puisque sa première édition a été épuisée en quelques mois et qu’une réimpression était en cours en 2025. Le livre se présente comme un travail collectif, et ses maîtres d’œuvre sont Pierre Gaussens, sociologue au Colegio de México, et Gaya Makaran, historienne et politiste à l’Universidad nacional autónoma de México. L’édition française est la version abrégée d’un ouvrage paru en 2020 sous le titre Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial (soit « Peau blanche, masques noirs. Critique de la raison décoloniale »). Le livre original, en langue espagnole, comportait quelques chapitres consacrés à des retours d’expérience militante dans le vaste domaine des combats politiques pour la correction ou l’élimination des discriminations enracinées dans le passé colonial de l’Amérique latine. La publication française offre aux lecteurs les chapitres qui portent sur la discussion universitaire autour des thèses de la mouvance décoloniale, avec l’ambition d’en faire comprendre la portée, au-delà des spécialistes de l’Amérique latine.

Gaya Makaran & Pierre Gaussens (coord.), Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial, México, Bajo Tierra ediciones y Centro de investigaciones sobre América Latina y el Caribe-Universidad Nacional Autónoma de México, 2020.

L’allusion et l’hommage rendus à Frantz Fanon par le titre original se retrouvent dans celui du chapitre que les deux coordinateurs placent en tête du volume : « Peau blanche, masques noirs. Les études décoloniales : autopsie d’une imposture intellectuelle ». C’est dire, d’une part, que la critique ne s’embarrasse guère ici de précautions oratoires. C’est dire, d’autre part, que les auteurs entendent arracher l’œuvre de Fanon et son universalisme assumé aux tentations contemporaines et aux séductions de l’essentialisme  fût-il stratégique. Ces débats nous concernent au premier chef car, dans le réseau des animateurs du mouvement modernité / colonialité qui ont développé la première vague des théories décoloniales, la question de la race joue un rôle capital. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le compte-rendu par Pierre Gaussens du livre de Michel Cahen, Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept.

Pierre Gaussens, « Colonialité. Plaidoyer pour la precisión d’un concept, un livre de Michel Cahen», RevueAlarmer, mis en ligne le 25 février 2025. https://revue.alarmer.org/colonialite-plaidoyer-pour-la-precision-dun-concept-un-livre-de-michel-cahen/

Au point de départ, un constat : la décolonisation de l’Amérique n’a pas eu lieu. En effet, les descendants des conquérants et colons européens n’ont pas quitté l’hémisphère occidental lorsque les colonies anglaises, espagnoles, portugaise sont devenues indépendantes entre la fin du xviiie siècle et le premier tiers du xixe siècle. Seule Saint-Domingue / Haïti a fait fuir les élites blanches esclavagistes au cours de sa Révolution. Plus encore, dans la seconde moitié du xixe siècle, plusieurs républiques latino-américaines ont promu la venue de millions d’immigrants européens dans le but explicite de « blanchir » leur population. De la permanence du pouvoir politique et social des Européens découle la reproduction de structures sociales et imaginaires qui demeurent coloniales. Pour décrire cet état des choses, la pensée latino-américaine a élaboré tout au long du xxe siècle de nombreuses propositions. Certains ont placé l’accent sur les vertus du métissage, tels José Vasconcelos au Mexique et Gilberto Freyre au Brésil. Au Chili, Alejandro Lipschutz a décrit le système comme une « pigmentocratie » qui indexe le pouvoir social et politique sur la couleur de la peau. La « théorie de la dépendance », élaborée en Amérique Latine dans les années 1960 pour décrire les relations entre régions riches et régions pauvres, a nourri maint débat pendant des décennies. Le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui a su interpréter les formes singulières de la lutte des classes dans un contexte post-colonial inachevé. Plus récemment, la problématique du « colonialisme interne », qui pointe la perpétuation des inégalités à dimension ethnique dans les pays où la part de la population indienne autochtone est très importante, a fait son apparition sous la plume de Pablo González Casanova au Mexique. La liste n’est pas exhaustive. C’est dire si la mouvance décoloniale latinoaméricaine n’a pas poussé sur une terre vierge.

Dans le volume dirigé par Pierre Gaussens et Gaya Makaran, les auteurs décoloniaux les plus interrogés sont le sémioticien Walter Mignolo, le sociologue Aníbal Quijano, le philosophe Enrique Dussel et le sociologue Ramón Grosfóguel. Les différents chapitres du volume examinent les thèses de ces auteurs et les déclinaisons des axiomes décoloniaux. Les critiques portées dans le volume sont frontales. En premier lieu, elles soulignent l’écart entre la dimension programmatique du mouvement modernité / colonialité, qui se déploie dans un jargon saturé de néologismes peu définis, comme « extractivisme cognitif », « transmodernité », « colonialité du genre », et la présentation de résultats d’enquêtes empiriques conduites suivant ces propositions… et qu’on attend toujours. Ensuite, les critiques des historiens portent sur deux des piliers de la narration décoloniale. Le premier identifie l’année 1492 comme moment d’un grand basculement du monde qui aurait donné naissance au capitalisme, à l’esclavagisme, au colonialisme, à l’impérialisme et au racisme. Pour aucun de ces vastes processus, une telle datation n’est recevable. Le second présente l’Europe comme la cause et le siège de tous les maux de la colonialité, à l’échelle globale. Cette assertion découle du postulat « 1492 », si contestable soit-il. Il en résulte une opération d’« occidentalisme », c’est-à-dire une présentation caricaturale de l’Europe qui en gomme les conflictualités internes, aussi bien sociales qu’intellectuelles.

Certaines impasses théoriques et méthodologiques sont également analysées. L’une des plus frappantes consiste à prétendre dépasser les conséquences sociales, politiques et intellectuelles du contact avec la domination capitaliste imposée par les conquérants européens, pour dessiner une voie et une voix décoloniales. Ce contre-discours ne devrait rien à l’expansion historique de l’Europe ni à la formation de la philosophie et des sciences sociales européennes. Le problème est que cette assertion est postulée mais jamais démontrée. Les ressources intellectuelles mobilisées par ces auteurs demeurent européennes et étatsuniennes pour l’essentiel.

Selon la formule du groupe visé, le dispositif dont il s’agit de s’affranchir n’est autre que la colonialité du « pouvoir, du savoir et de l’être ». Le premier point, « colonialité du pouvoir », ne présente guère d’originalité, excepté le langage opaque choisi, puisqu’il a été abondamment abordé dans les différentes traditions intellectuelles évoquées plus haut. Le troisième, portant sur l’être, relève d’un registre tellement métaphysique qu’on serait bien en peine de contester (ou d’approuver) une axiomatique à ce point indémontrable. Reste, donc, la « colonialité du savoir » qui s’avère le domaine le plus fécond. Partant de l’idée que les conquérants européens ont imposé leur conception du savoir, de l’espace et du temps, il s’agirait donc de restituer une conception dissidente puisant aux sources des populations colonisées. Cette posture appelle toutefois deux critiques. La première est qu’il est douteux de s’imaginer que l’on puisse retrouver l’intégralité des systèmes de connaissance précoloniaux, dans un état non pollué par la présence européenne. La seconde est qu’il n’est pas certain que ces alternatives dissidentes offrent des horizons de pensée et des solutions pratiques meilleures que celles qui résultent de la formation coloniale et post-coloniale des sociétés.

À cela s’ajoute une question de méthode (mais aussi de dignité politique). Comment peut-on, comme le font les auteurs visés, se prétendre porte-parole de modes de pensées autochtones qui ne doivent rien aux effets de l’expansion européenne, lorsqu’on ne se donne pas la peine de connaître les langues, c’est-à-dire le système symbolique et l’archive, de ces populations ? Au bout du compte, puisque la critique de la « colonialité du savoir » est la dimension la plus fournie dans le corpus, on en vient à se dire que le mouvement décolonial parle moins de la société en général que l’université en particulier.

Le volume se clôt par le récit d’une expérience intellectuelle, celle de la séduction opérée par le style d’interventions du sociologue colombien Aníbal Quijano, père du mouvement décolonial, puis de la déception qu’il a suscitée dans le parcours intellectuel d’une professeure de philosophie argentine. Comme dans une intrigue policière, l’examen des textes de Quijano dévoile une stratégie consistant à renvoyer le lecteur en mal de démonstration ou de vérification empirique à d’autres textes… qui en sont tout autant dépourvus. L’exemple de ce parcours devrait inciter les professeurs à faire lire aux étudiants et mêmes aux élèves non pas les livres qui introduisent avec révérence les auteurs décoloniaux auprès des publics français, mais de faire lire leurs textes eux-mêmes. C’est encore le meilleur moyen de modérer l’attraction qu’ils entendent gagner.

Pour citer cet article

Jean-Frédéric Schaub, « Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, un ouvrage collectif », RevueAlarmer, mis en ligne le 19 mai 2025, https://revue.alarmer.org/critique-de-la-raison-decoloniale-sur-une-contre-revolution-intellectuelle-un-ouvrage-collectif/

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