18.11.24 Frantz Fanon. Une vie en révolutions, un livre d’Adam Shatz

Rédacteur en chef pour les États-Unis à la London Review of Books,le journaliste Adam Shatz consacre une importante biographie politique et intellectuelle au psychiatre et révolutionnaire martiniquais Frantz Fanon, publiée simultanément en anglais chez Bloomsbury Publishing et en français aux Éditions La Découverte – héritières des Éditions Maspero, l’éditeur historique des œuvres de Fanon. Elle renouvelle en partie celle de l’historien anglais David Macey, qui date de 2000 (mais traduite en français en 2011), et le témoignage de la psychiatre Alice Cherki, paru en 2011.

Un intellectuel au temps de la décolonisation

Le plan en cinq parties – « L’Antillais », « L’Algérien », « L’exilé », « L’Africain » et « Le prophète » – suit une progression chronologique qui facilite la lecture d’un livre dense et bien écrit. L’ouvrage est d’abord une biographie à hauteur d’homme, qui explore les étapes de la vie de Frantz Fanon, y compris les plus intimes, telle que son expérience du racisme en Martinique, en France et en Algérie, fondatrice à bien des égards, et les ambiguïtés, les hésitations et les doutes qui l’habitent. Le processus par lequel Fanon cesse de s’identifier comme Français, entre son arrivée en métropole via l’Afrique du Nord en 1944 comme combattant et la publication, en 1952, de Peau noire, masques blancs, est analysé de façon précise. L’univers intellectuel du jeune Fanon pendant ses années de formation à Lyon, où il étudie la médecine et les lettres, est finement restitué, ainsi que son rapport à la négritude et à l’existentialisme, mais aussi à la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty qui l’influencera de façon décisive à travers l’idée que les individus perçoivent le monde avec leur corps. La dimension intellectuelle de cette biographie est incontestablement la plus convaincante. L’auteur enrichit notre regard porté sur Fanon, notamment grâce à sa connaissance de la vie intellectuelle américaine, lui permettant de restituer la trajectoire de Fanon dans les débats des années 1950, au-delà du seul cadre français, pour établir des parallèles féconds avec des auteurs afro-américains, comme le sociologue W.E.B Du Bois ou les écrivains James Baldwin ou Richard Wright.

Cette période décisive, entre 1944 et 1952, précède son séjour de formation en tant que jeune médecin psychiatre à l’asile de Saint-Alban (Lozère) où il s’imprègne des nouvelles méthodes de la psychothérapie institutionnelle, et son arrivée en Algérie comme médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, autrement dit en tant que représentant de la puissance coloniale, promis à une vie confortable. Contrairement à ce qui est souvent colporté, selon Adam Shatz, ce choix de partir pour l’Algérie n’était pas encore, à ce stade de sa vie, un acte politique anticipant son destin de combattant anticolonial. En réalité, ce sont la découverte, sur place, d’« un monde coupé en deux », son expérience de la pratique psychiatrique en contexte colonial et son opposition radicale aux approches racistes dominantes, issues de l’école psychiatrique d’Alger autour de la figure d’Antoine Porot, qui le font basculer, dès 1954, aux côtés des indépendantistes algériens.

Un engagement anticolonial au service de l’indépendance algérienne

À partir de là, l’ouvrage se lit comme un « thriller de la décolonisation », pour reprendre une formule de la quatrième de couverture. Fanon démissionne de son poste à l’hôpital de Blida-Joinville en novembre 1956, puis est expulsé d’Algérie en janvier 1957, lorsque les autorités françaises découvrent qu’il collabore avec les indépendantistes algériens et soigne leurs combattants, avant de rejoindre le Front de libération nationale (FLN), à Tunis où il devient journaliste. Il échappe à une tentative d’assassinat à Rome en 1959 par le Service français de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE). Il devient enfin, en mars 1960, ambassadeur itinérant du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en Afrique, en étant basé au Ghana, pays indépendant alors dirigé par le panafricaniste Kwame N’Krumah. C’est à cette époque qu’il se lie avec des leaders anticolonialistes africains comme le Camerounais Félix Moumié et le Congolais Patrice Lumumba, tous deux assassinés en 1961, respectivement par les Français et les Belges. Il meurt à 36 ans, en décembre 1961, d’une leucémie foudroyante dans un hôpital de la banlieue de Washington. L’extraordinaire destin de Fanon, passé en l’espace de quelques années du statut de représentant de l’autorité coloniale française à celui de dirigeant du GPRA, ne doit cependant pas occulter qu’il reste aujourd’hui bien peu de traces de Fanon dans le pays où il avait choisi d’être enterré. Non seulement l’État algérien ne s’est guère signalé par sa volonté d’entretenir sa mémoire, mais il commença également, à partir des années 1970, à être critiqué par des intellectuels proches du régime, qui lui reprochaient son manque d’intérêt pour l’islam, les traditions algériennes et le nationalisme arabe.

Les héritages de Frantz Fanon

L’ouvrage revient enfin sur les héritages multiples légués par Fanon, les réceptions complexes de son œuvre et ses instrumentalisations les plus contemporaines, parfois les plus inattendues. On mesure combien « son engagement nomade en faveur de la cause d’autrui » a contribué à sa notoriété internationale. Fanon apparaît sous la plume d’Adam Schatz comme un « prophète du tiers monde » qui influence de nombreux activistes, des Amériques au Proche et Moyen-Orient en passant par l’Afrique, après la publication, peu avant sa mort, des Damnés de la terre. Fanon fascine pour avoir à la fois théorisé la nécessité stratégique et psychologique, autrement dit cathartique, du recours à la violence pour le colonisé – même si Adam Shatz rappelle que la thèse de Fanon se voulait, sur ce point, plus nuancée, loin de la présentation rapide, et quelque peu caricaturale, qui en a été faite par Jean-Paul Sartre dans la préface à l’ouvrage. Les passages sur la réception de son œuvre outre-Atlantique par des militants afro-américains qui assimilaient le combat des noirs aux États-Unis à celui des mouvements de libération nationale du tiers monde, sont particulièrement intéressants. L’intérêt de ces militants pour Fanon, notamment les Black Panthers, faisait écho plus globalement à leur engouement pour le combat des Algériens en guerre contre la France.

L’œuvre de Fanon exerce en outre une forte influence sur de nombreux écrivains, artistes, cinéastes du pays issus du monde colonial : en Afrique subsaharienne jusque dans l’ancien empire britannique, dans un pays comme le Kenya ; dans les Antilles anglophones, à travers la figure de l’écrivain trinidadien V.S. Naipaul ; mais aussi en Martinique, avec Édouard Glissant. Ce dernier finira toutefois par juger la radicalité fanonienne incompatible avec « l’ambiguïté de la condition antillaise », préférant explorer d’autres voies pour devenir, à partir des années 1980, le théoricien de l’antillanité et de la créolisation. On regrettera toutefois l’absence de réflexion sur la réception de son œuvre dans son île natale en dehors de ces quelques figures intellectuelles, et de la position des partis, syndicats et organisations autonomistes et indépendantistes, notamment pendant les années 1960 et 1970, au-delà de l’initiative éphémère du Front antillo-guyanais pour l’autonomie en 1961, évoquée à la page 421, à laquelle avait pris part le jeune Édouard Glissant.

Adam Shatz montre enfin les effets ambigus de cette célébrité mondiale, l’œuvre de Fanon ayant été constamment mobilisée au service d’une quantité de causes parfois contradictoires : nationalisme noir et cosmopolitisme, panafricanisme et panarabisme, laïcité et islamisme, marxisme et libéralisme etc., jusqu’à être instrumentalisée, ces dernières années, par l’extrême droite française en la personne d’Éric Zemmour, chantre de la théorie raciste du grand remplacement, qui a détourné ses écrits sur le désir des colonisés de prendre la place du colonisateur.

Écrire une biographie de Fanon dépassant le stade de la biographie intellectuelle n’est pas chose aisée. Le fonds Fanon à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) renferme en effet essentiellement des archives liées aux activités éditoriales de Fanon, à l’exception de quelques pièces plus intimes, consultées par l’auteur, comme le carnet de son expédition militaire au Mali en 1960. Outre ces archives et les écrits de Fanon eux-mêmes (ses ouvrages, ses articles de presse rédigés pendant ses séjours en Algérie et en Tunisie etc.), Adam Shatz est néanmoins parvenu à rassembler d’autres sources lui permettant, malgré tout, d’envisager la vie de Fanon sous de multiples facettes : des mémoires d’acteurs (Mohamed Harbi, son frère Joby, sa collègue Alice Cherki etc.), des témoignages oraux inédits (Marie-Jeanne Manuellan, son assistante, « son magnétophone » etc.). Reste qu’une plongée dans des archives publiques régaliennes de part et d’autre de la Méditerranée (archives diplomatiques, policières ou militaires, en France ; archives du GPRA en Algérie), compléterait utilement ce tableau, notamment pour affiner la connaissance du rôle exact de Fanon au sein du GPRA, ainsi que sa perception par les dirigeants algériens et français. Les travaux des historiens, sur les Antilles comme sur l’Algérie et l’Afrique subsaharienne au temps de la décolonisation, auraient en outre mérité d’être davantage mobilisés. Il n’en demeure pas moins qu’il faut considérer, à ce jour, le travail d’Adam Shatz comme la biographie de référence sur l’œuvre-vie Frantz Fanon.

Pour citer cet article

Sylvain Mary, « Frantz Fanon. Une vie en révolutions, un livre d’Adam Shatz », RevueAlarmer, mis en ligne le 18 Novembre 2024. https://revue.alarmer.org/frantz-fanon-une-vie-en-revolutions-un-livre-d-adam-shatz/

Type de psychothérapie, en institution psychiatrique, mettant l’accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. Cette nouvelle approche voit le jour en France après la Seconde Guerre mondiale à l’asile de Saint-Alban, en Lozère, autour du psychiatre François Tosquelles, qui renouvelle l’analyse de l’aliénation, sociale et psychopathologique, en croisant les écrits de Marx et de Freud.

Le FLN forme, à partir de 1958, le GPRA, qui négocie les accords d’Évian avec la France en 1962.

Organisation indépendantiste algérienne à l’origine des attaques de la Toussaint Rouge du 1er novembre 1954. Le FLN et l’Armée de libération nationale (ALN), sa branche armée, mènent la guerre contre la France. Le FLN reste ensuite au pouvoir de façon discontinue jusqu’en 1992.

Psychiatre français, titulaire de la chaire de psychiatrie à la faculté de médecine d’Alger, à partir de 1925. Il est à l’origine de la théorie raciste du primitivisme, proclamant « l’impulsivité criminelle » des populations maghrébines.

Père de l’indépendance du Ghana, Premier ministre (1957-1960), puis Président de la République (1960-1966). Il organise à Accra (capitale du Ghana), en 1958, une grande conférence panafricaine qui proclame « l’indépendance immédiate de tout le continent africain » et la formation d’une entité supranationale à l’échelle continentale, « les États-Unis d’Europe ».

L’ouvrage prône en effet explicitement la lutte anticolonialiste, au niveau national, y compris par la violence.

Mouvement littéraire et culturel créé par l’écrivain martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), à partir de l’ouvrage Le Discours Antillais, publié en 1981, insistant sur les phénomènes de métissage et de création linguistique.

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