« J’attache à ce piano non pas une valeur pécuniaire, mais il serait le seul souvenir qui me resterait de tout un passé complètement détruit par les Allemands » ; « ce piano n’a aucune valeur marchande, il n’a que celle d’être une relique » ; « j’espère que grâce à ce document, je reverrai bientôt le compagnon de mes peines ».
Les lettres envoyées au Service des restitutions au printemps 1945 par des milliers de familles juives spoliées pendant la guerre montrent tout l’attachement porté aux instruments de musique – et notamment au piano, devenu le symbole d’un foyer perdu. Cette correspondance dit aussi les épreuves traversées, le dénuement de l’immédiat après-guerre, l’espoir qui s’amenuise peu à peu de voir revenir les proches déportés. Elle est au cœur de l’ouvrage de Caroline Piketty, Harmonies volées, publié aux éditions de l’Archipel avec le soutien de l’association « Musique et spoliation », qui œuvre depuis 2017 à la restitution des instruments de musique et des documents musicaux pillés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Spoliations et restitutions
Trois décennies après le travail fondateur du musicologue néerlandais Willem de Vries sur le Sonderstab Musik, la cellule en charge de la confiscation des instruments, manuscrits, partitions et livres sur la musique au sein des équipes d’Alfred Rosenberg, Caroline Piketty s’intéresse au destin de ces instruments à la fin du conflit. Centrée sur l’espace parisien, son étude commence avec la parution d’un entrefilet dans le journal Combat le 11 avril 1945. « Le recensement des pianos volés par l’ennemi prendra fin vers le 20 avril. Les intéressés sont invités à signaler le vol de leur piano au service des Restitutions, 17 rue Notre-Dame-des-Victoires, Paris (2e) ». La publication de cet avis, reproduit dans d’autres titres de la presse parisienne, est à l’origine d’un afflux de demandes motivées de propriétaires de pianos. L’enquête de Caroline Piketty s’appuie sur ces sources originales, conservées dans les fonds du Service des restitutions et du Commissariat général aux questions juives aux Archives nationales, et sur des archives familiales données au Mémorial de la Shoah. Elle mobilise également une série d’entretiens oraux pour retracer au plus près l’histoire de ces pianos – dans sa double dimension physique et symbolique.
Commando Musik. Comment les nazis ont spolié l’Europe musicale, Paris, Buchet-Chastel, 2019 (éd. originale, 1996).
Harmonies volées est d’abord le livre d’une archiviste : en tant que conservatrice des Archives nationales, Caroline Piketty a été responsable des archives de la mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, des fonds de l’épuration, de l’inventaire des papiers de Jean Zay et a rendu compte de cette expérience dans de nombreuses publications, dont « Je cherche les traces de ma mère ». Chroniques des Archives, paru chez Autrement en 2005. Son nouveau livre puise dans cette longue fréquentation de ces documents.
Les pianos, ces instruments lourds et imposants dont on imagine mal qu’ils aient été autant déplacés pendant la guerre, se prêtent paradoxalement très bien à l’exercice difficile de la restitution. Produits en série depuis le premier XIXe siècle, ils possèdent en effet deux signes distinctifs : la marque généralement présente au-dessus du clavier et surtout un numéro de fabrication unique, gravé dans la caisse, qui permet d’identifier chaque piano dans les registres des facteurs. Certes, les particuliers qui s’adressent au Service des restitutions ne se souviennent pas toujours du numéro de leur instrument, surtout quand il s’agit de pianos droits de marques communes (Guillot, Prévôt, etc.). Mais ce numéro figure parfois sur un carnet, sur une facture rescapée, et permet notamment la rétrocession des grands pianos signés Érard, Pleyel, Bechstein ou Gaveau.
Sur 8 000 pianos signalés comme volés, 2 220 sont récupérés en Allemagne et renvoyés à Paris au printemps 1945. Ils sont entreposés au Palmarium du Jardin d’acclimatation, dans les sous-sols du Palais de Tokyo et à la Foire de Paris, où les propriétaires peuvent venir les identifier sur convocation du Service des restitutions. En 1948, 1 356 pianos ont déjà été rendus et 134 sont prêtés à des musiciens pour qu’ils puissent reprendre une activité professionnelle. L’année suivante, les 443 pianos n’ayant pas été revendiqués sont vendus par l’Administration des Domaines. En dépit des difficultés matérielles (le Palmarium est si sombre qu’on conseille aux familles de venir avec des lampes de poche pour retrouver leur instrument parmi un « océan de pianos ») et des erreurs (certains pianos sont affectés à des familles, avant d’être revendiquées par d’autres, preuves à l’appui), le bilan du Service des Restitutions est donc plutôt positif. Les pianos restitués ne forment toutefois qu’une petite partie des instruments volés dans l’ensemble des territoires occupés par le Reich, puis acheminés dans les locaux de l’Office de la musique à Berlin. Les plus beaux instruments étaient destinés aux demeures des dignitaires nazis, au Conservatoire, au commandement suprême de la Wehrmacht, quand les autres furent envoyés dans des foyers allemands où ils sont pour la plupart restés après la guerre.
Des pianos dans le fracas de la guerre
Caroline Piketty le souligne à juste titre : le retour des pianos spoliés à Paris au printemps 1945 ne constitue qu’un chapitre de l’histoire du piano pendant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire où l’instrument est tour à tour butin et arme de guerre, comme dans le cas des Victory Pianos produits par Steinway & Sons pour l’armée américaine, outil de propagande et source de divertissement, objet et vecteur du souvenir.
Le conflit a donné naissance à des modèles spécifiques comme le Victory Piano produit par Steinway pour les armées américaines : petit et massif, peint en vert olive, en bleu ou en gris selon les corps d’armées, il est envoyé sur tous les terrains d’opérations dans un caisson en bois, avec un kit d’accordage et un lot de partitions (allant du ragtime au chant religieux).
L’ouvrage aborde l’ensemble de ces éléments à travers la juxtaposition de cas individuels articulés en deux grandes parties : « le pillage » (I) et « le retour » (II). On y croise des instruments d’exception comme le « piano double » de Léon Reinach et Béatrice de Camondo, retrouvé au printemps 1945 dans un train arrêté en rase campagne près de Leipzig. Aujourd’hui classé au titre des monuments historiques, ce piano fait partie des très rares instruments à deux claviers produits par Pleyel entre 1897 et 1943 : construit dans une caisse unique et partageant une même table d’harmonie, ces pianos « en vis-à-vis » devaient permettre la fusion harmonique du jeu des deux pianistes. On y rencontre aussi des personnalités politiques, comme Léon Blum qui récupère le demi-queue Bechstein qu’il avait reçu en cadeau de mariage au cours de l’année 1947, et des artistes de variété comme Sascha Chwat, auteur de rumbas, valses et javas à succès, mort en déportation, ou la compositrice Mireille (née Hartuch), créatrice et interprète avec Jean Sablon de classiques de la chanson française (« Ce petit chemin », « Couchés dans le foin », « Puisque vous partez en voyage… »). Son agent, Robert Tolay, écrit à l’Administration des Domaines dès décembre 1944 : « La question du piano est capitale pour Mme Mireille Berl, l’artiste compositeur bien connu, alors que, dans l’impossibilité absolue de travailler, elle se trouve sans son appartement et, même si elle pouvait y rentrer, n’aurait pas un meuble à y mettre, pour ne pas parler de ses objets personnels ». La musicienne finit par récupérer son Gaveau laqué blanc et son appartement du Palais Royal.
Des instruments et des vies
À côté de ces figures connues, Caroline Piketty rapporte les histoires de familles modestes, à la recherche de pianos droits ordinaires, dont le numéro et parfois la marque même ont été oubliés. L’issue de ces recherches est variable : certains ne retrouvent jamais leur piano, d’autres identifient leurs instruments mais n’ont pas les moyens de les récupérer, comme Blanche Blum (sans lien familial avec Léon Blum) dont le Pleyel est retrouvé dans le dépôt du Palais de Tokyo début 1946. Dans l’attente de réintégrer son appartement de Passy, elle vit avec son fils dans une « chambrette insalubre, humide, dans un rez-de-chaussée du 13e où tout moisit » qui ne saurait accueillir un piano et demande au Service des Restitutions de « bien vouloir hospitaliser » son instrument.
On apprend donc beaucoup dans ce livre de Caroline Piketty : sur les pianos, mais aussi sur l’intimité de familles juives massacrées par la Shoah, et sur les enjeux matériels et symboliques du processus de restitution. Le rôle des concierges, qui témoignent de la date des pillages et de la présence d’un piano, est particulièrement intéressant, de même que l’attention portée aux marques d’usage (une touche qui ne fonctionne pas, des griffures de chat sur l’instrument, etc.). Plus surprenant, les sources montrent que le vol des pianos s’est poursuivi jusqu’à la toute fin des hostilités : des cas sont attestés en juillet 1944 dans des villages de Normandie, en août 1944 à Paris.
À plusieurs égards cependant, le lecteur reste sur sa faim. Que sait-on de la pratique empêchée du piano, du moment où on se remet à jouer et si on se remet à jouer ? Essentielles pour les musiciens professionnels, ces questions se posent aussi pour les jeunes interprètes en formation et pour les amateurs. Une fois les pianos récupérés, est-on à nouveau en mesure d’en jouer ? Résonnent-ils encore ou sont-ils destinés à devenir de simples « reliques » silencieuses ? On aurait aimé suivre le destin de ces instruments après 1945. La question de la pratique musicale (empêchée pendant la guerre, est-elle reprise ensuite ?) est également essentielle pour comprendre ce qui distingue les pianos des autres biens spoliés. On comprend, en lisant le dossier d’archives finement constitué par Caroline Piketty, que le processus de restitution est différent pour les instruments de musique que pour les meubles ou les objets d’art, mais on aurait aimé en savoir plus sur la nature et les raisons de cette différence. Sur ce point, l’articulation avec les études sur le sujet menées notamment par Claire Andrieu, Isabelle Backouche et Sarah Gensburger ou Shannon L. Fogg, manque. Caroline Piketty introduit d’ailleurs dans son ouvrage des récits poignants, comme celui d’Aline Korenbajzer, gazée à Auschwitz le jour de ses trois ans, et de son père Abraham, mais qui ne comprennent pas de piano. Objet de deux courts chapitres, Vladimir Jankélévitch se fait bien passer pour un professeur de piano quand il entre en résistance à Toulouse avec Jean Cassou, Pierre Bertaux et Jean-Pierre Vernant, mais la demande qu’il envoie au service des restitutions ne mentionne aucun piano parmi tous les objets et les livres pillés par « les bandes hitléro-vichyssoises ». Fallait-il l’inclure dans l’étude ? La manière dont les cas ont été sélectionnés (avec ou sans piano) aurait pour le moins due être précisée.
Face aux histoires contenues dans ces cartons d’archives et aux liens personnels qu’elle entretient avec certaines des familles concernées, la sensibilité de l’autrice semble parfois l’avoir emporté. À plusieurs reprises, elle projette ses pensées sur ces personnages du passé. Elle écrit ainsi, à propos de Rose et Sascha Chwat, « je peux imaginer leurs enfants étudiant le piano grâce aux dons musicaux hérités de leur père », ou, à propos du pianiste et compositeur Lazare Lévy, « j’imagine que l’ombre de son fils ne quittait pas ses pensées ». Face à la violence contenue dans ces récits de vie, le lecteur n’a pas besoin qu’on « imagine » à sa place. Il n’en demeure pas moins que ce livre, par l’originalité du sujet et par la richesse des archives mobilisées, apporte un éclairage précieux sur l’histoire du piano et de la musique en temps de guerre, et participe pleinement au renouvellement historiographique sur le sujet.
Pour citer cet article
Anaïs Fléchet, « Harmonies volées. Printemps 1945 : le retour des pianos pillés par les nazis, un livre de Caroline Piketty », Revue Alarmer, mis en ligne le 21 juillet 2025, https://revue.alarmer.org/harmonies-volees-printemps-1945-un-livre-de-caroline-piketty/