01.03.21 Histoire du sucre, histoire du monde, un livre de James Walvin

L’histoire du sucre est celle d’un roseau à la saveur douce, aujourd’hui à l’origine de notre goût prononcé pour les friandises sucrées. Cette histoire est étroitement imbriquée avec l’histoire de l’esclavage, ce crime contre l’humanité qui puisa dans le racisme sa propre justification.

Avec Histoire du sucre, histoire du monde, James Walvin nous offre une plongée au cœur de l’histoire sociale et politique dans une perspective globale et totale.

James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde, traduit de l’anglais pas Philippe Pignarre, Edition La Découverte, 2020.

Le sucre, primordialement de canne, denrée « exotique », est aussi étroitement mêlé à la navigation, et par-delà, au commerce, aux échanges entre les hommes et les civilisations. Jean Meyer, spécialiste d’histoire franco-britannique avait déjà, avec son Histoire du sucre, publiée en 1989, fait de l’or blanc un acteur majeur de l’histoire et montré le lien étroit avec l’histoire des colonisations et de l’esclavage. L’Histoire du sucre, histoire du monde de James Walvin, arrive après cette recherche pionnière et le livre d’Elizabeth Abbott publié en 2008 pour proposer une histoire plurielle de la précieuse denrée, produit alimentaire, bien de consommation, objet vivant, polycéphale, à la fois d’histoire, d’anthropologie, d’économie, de chimie, de médecine et bien sûr, de gastronomie, mais aussi d’oppression.

ABBOTT, Elizabeth, Le sucre. Une histoire douce-amère,
Montréal, Fides, 2008, 449 p.

Entre consommation et addiction

« Comment en est-on arrivés là ? Comment notre société contemporaine est-elle devenue aussi dépendante au sucre au point de mettre en danger la santé de millions d’individus à travers le monde ? Et surtout, de façon aussi troublante que paradoxale, comment en est-elle arrivée à vanter le mérite de produits garantis sans sucre ?

Publicité publiée dans les pages du magazine Time, du 10 mai 1971

Publié en 2019 et traduit en français en 2020, How sugar corrupted the world : from slavery to obesity nous dépeint une fresque de l’histoire de l’humanité où une plante tropicale devient l’un des moteurs de l’esclavage, marquant le monde en modifiant durablement les pratiques alimentaires occidentales.

En s’interrogeant sur la surconsommation de sucre dans notre alimentation actuelle, James Walvin nous fait effectuer un bond de plus de 20 000 ans dans le passé de l’Humanité. Bien avant la domestication et l’exploitation de la canne et de la betterave, et comme en attestent des textes perses et arabes, c’est le miel qui remplissait l’office d’édulcorant. Cet usage est également rapporté dans des textes de l’Antiquité classique, ainsi que dans la Bible et le Coran. Des sources iconographiques d’art rupestre le représentent sur des fresques égyptiennes, ou encore sur des œuvres d’art de l’Inde ancienne.

C’est d’ailleurs en Inde, dès le troisième siècle avant notre ère, que l’on trouve les premières traces du sucre en tant qu’aliment de base, c’est-à-dire incontournable dans la préparation des repas. Pour conter cette histoire, c’est principalement sur les sources qu’offre la littérature arabe que James Walvin s’appuie.

Portrait d’un homme travaillant la canne à sucre en compagnie de sa femme (1830-1835)
© The Trustees of the British Museum. Pour plus d’informations : le site du British Museum.

À travers la route de la soie, les marchands transportent la canne à sucre d’est en ouest, permettant sa culture dès le VIIIe siècle en Égypte. À la même période, la diffusion de l’Islam s’accompagne entre autres, d’une diffusion de pratiques culturelles : science, médecine, cuisine, propageant la production et la consommation de sucre à partir de la canne. Au gré des conquêtes et des influences, la canne à sucre poursuit sa course et arrive sur le continent américain. Entre-temps, elle ravit les palais de Chine, accompagne les Croisés en Terre sainte, est ramenée en Europe dans leurs bagages, se répand jusque dans le nord du continent.

En près de dix-huit siècles, la consommation du roseau à la saveur douce conquiert le monde. Et en quelques pages, James Walvin insiste sur les modifications qu’apporte la domestication de la canne à sucre dans le quotidien des populations. Ce n’est pas seulement un goût alimentaire nouveau qui est amené au cours de ces siècles, mais c’est aussi de nouvelles techniques pour tirer de la canne tout son suc, de nouvelles façons, également, de consommer le sucre, de l’apprivoiser dans les cuisines, de l’inscrire au menu, de le travailler. Ainsi, l’historien fait référence, sans entrer dans le détail, à des innovations aussi variées que le perfectionnement nécessaire du système d’irrigation pour cultiver la canne, s’opérant lors du haut Moyen Âge, qu’à l’invention d’ustensiles de cuisine en Angleterre au XVIe siècle, destinés à saisir les mets sucrés sans s’encoller les doigts.

Le temps et les dents se gâtent

Lors du chapitre Le temps se gâte, afin d’amener la question de la colonisation et de l’esclavage dont la culture de la canne se trouve être un facteur dominant, James Walvin nous montre l’importance que les femmes et les hommes de l’époque moderne accordent à la denrée sucre dans leur quotidien, de quelle façon les familles classent le sucre dans la catégorie des aliments indispensables, à la fois chez les plus humbles et les bourgeois. L’historien insiste sur sa présence dans les livres de cuisine, dans les articles de vaisselle qui se façonnent pour sa consommation, dans le langage, aussi.

James Walvin nous dépeint une histoire du sucre dont le monde anglo- saxon est l’épicentre, amenant sûrement son propos sur les ravages dentaires venant ternir le tableau. Le parallèle est fait entre les cours royales édentées de l’époque moderne et l’état dentaire des enfants britanniques du troisième millénaire, nous brossant entre autres, le portrait de Louis XIV, roi aux dents gâtées par le sucre raffiné.

Sucre amer : un moteur puissant de l’esclavage

Dans le chapitre Sucre et esclavage l’auteur montre comment les empires colonialistes font du sucre de canne un moteur puissant de l’esclavage. La culture de la canne à sucre se déportant d’est en ouest, entraîne dans ses chaînes des millions d’individus, hommes, femmes et enfants, arrachés au continent africain pour combler les besoins en main-d’œuvre des cultures nouvelles, destinées à satisfaire les goûts exotiques du vieux continent et des colons.

Brésil, Barbade, Jamaïque, Salvador, Saint-Christophe, Saint-Domingue, tout au long de l’époque moderne, les colons européens mettent en place et perfectionnent l’organisation des plantations de canne à sucre, arrachant des êtres humains au continent africain afin d’avoir une main-d’œuvre corvéable à merci. Ce rapport est tellement prégnant à cette période que James Walvin insiste à de nombreuses reprises sur la presque synonymie entre « sucre » et « esclavage ».

À l’origine de la culture de la canne dans les Caraïbes, un système mixte de petits fermiers et d’exploitations d’esclaves se met en place. Néanmoins, il apparaît que les grandes plantations de canne à sucre induisent les plus gros bénéfices, et demandent pour cela, le travail continu d’esclaves. La tâche est rude, sans fin. Le roseau sucré est exigeant. Une fois coupée, il faut tirer le sucre de la canne le plus vite possible, car la plante continue de puiser dans ses réserves.

Au milieu du XVIIIe siècle, la logique capitaliste l’emporte, les plantations existent par le labeur des esclaves africains. Le modèle de la petite exploitation de canne à sucre dont la main-d’œuvre est libre disparaît, car le rendement n’est pas assez important, étouffé par la concurrence des plantations esclavagistes. Le rhum, autre produit du raffinage, est lui aussi exporté de l’autre côté de l’océan. Il devient vite indispensable aux marins, ne se corrompant pas comme l’eau peut le faire, lors des grandes traversées. Autant d’utilisations de la canne à sucre qui rendent son exploitation sur de grandes plantations nécessaire au monde occidental, au détriment des travailleurs esclavisés.

 À la fin du siècle, ce sont 80 000 êtres humains qui se retrouvent réduits en esclavage et transportés de l’autre côté de l’océan chaque année, à cause de la hausse de la demande de main-d’œuvre servile allant en s’accélérant, s’alignant sur l’accroissement de la consommation de sucre. L’historien parle de « vogue du sucre » à l’origine du « plus grand déplacement de population de l’époque prémoderne que le monde ait jamais vu ».

Représentation de la canne à sucre et de l’art de fabriquer le sucre, 1749, The Universal magazine of knowledge and pleasure, London, Library of congress

L’auteur revient aussi sur le questionnement quant à la moralité de l’exploitation esclavagiste, commençant à se faire jour à la fin du XVIIIe siècle, par la connaissance des populations européennes des conditions de production des produits exotiques approvisionnant les usines du vieux continent. Néanmoins, ce questionnement moral se trouve grandement entravé par la matérialité des « bienfaits » qu’apporte l’esclavage au monde occidental.

Par ailleurs, si James Walvin insiste sur le modèle esclavagiste des plantations sucrières, en faisant de ces dernières les plus grands centres capteurs d’esclaves, il relate en quelques paragraphes, tous les emplois possibles qui peuvent leur être assignés. C’est ici que nous pouvons prendre conscience de toute l’ampleur du système esclavagiste et de sa place, importante, que les colons lui assignent dans le Nouveau Monde.

La production sucrière, en déracinant des êtres humains, en important le modèle économique capitaliste sur les territoires propices à la culture de la canne, transforme les paysages, marquant durablement le visage des terres mises en culture. Tout au long du chapitre, l’auteur nous offre un panorama des transformations écologiques survenant aux Caraïbes d’abord, puis dans d’autres endroits du monde avec la mise en culture de denrées tropicales, influencées par le modèle agricole de la canne à sucre tels le coton et le thé en Inde, Malaisie, Afrique de l’Est et de l’Ouest, aux Fidji, à Hawaï.

 La diffusion de la canne à sucre s’opère au détriment des forêts, avec un impact écologique désastreux. James Walvin remarque que tout au long de l’histoire de la production sucrière, les innovations agricoles ou technologiques ne permettent pas d’expliquer l’augmentation massive de la production de sucre. C’est bien l’augmentation des surfaces en culture qui en est la cause, occasionnant par là même, la disparition d’écosystèmes entiers.

Qui se sucre ?

Lors d’un nouveau chapitre, Acheter du sucre, l’historien décrit les utilisations que le sucre a pu revêtir : épice, remède, adoucisseur de plats, conservateur d’aliments. C’est par la bouche que le sucre devient tel que nous le connaissons aujourd’hui, un édulcorant. James Walvin poursuit en décrivant l’augmentation de la consommation de sucre au cours du XIXe siècle, suivant la courbe de croissance démographique des continents européen et américain. Il nous montre la stratégie des producteurs de sucre pour suivre cette demande, par une main-d’œuvre plus nombreuse ou l’extension des terres cultivables. C’est ainsi au cours de ce siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale que les habitudes alimentaires se trouvent bouleversées en Europe et en Amérique. La demande pour le sucre s’accroît, considéré comme produit de première nécessité, ainsi que le prouvent les diverses campagnes de rationnements conduites lors du premier conflit mondial par les différents États.

À partir de cette constatation, l’auteur se penche plus particulièrement sur la manière de consommer du sucre aux États-Unis, dans la partie L’Amérique se sucre, qui se pose en modèle pour le monde occidental dès le XIXe siècle. Le sucre sert de condiment pour adoucir les nouvelles boissons exotiques que sont le chocolat, le thé et le café. L’obsession des Etats-Uniens pour le café sucré est une des explications de cet engouement. De même, à la fin du XIXe siècle s’amorce une baisse du prix des ingrédients ainsi que dans le même temps, une augmentation du pouvoir d’achat. Ces multiples facteurs participent de la démocratisation de la consommation du sucre.

L’historien revient ensuite sur les controverses entourant le sucre dès le XVIIe siècle. Il montre comment le produit sucre devient objet politique, dont l’apex se situe au XIXe siècle lorsque le conflit entre empires britannique et français altère la suprématie de la canne à sucre dans la production sucrière. L’embargo empêchant l’approvisionnement en sucre du continent, amène les chercheurs de l’époque à évoquer d’autres pistes pour la production. Après maints essais, c’est la betterave qui obtient la préférence.


« Le Ministre de l’Intérieur présente à l’Empereur du sucre de betterave » par Charles Monnet. Dessin réalisé en 1809.

Par ailleurs, James Walvin insiste sur l’importance économique du marché sucrier pour les empires esclavagistes dans les chapitres Les tourments du Nouveau Monde et Adoucir la guerre et la paix. En effet, le système de l’esclavage fonctionne sur un cycle, dont le sucre est l’un des moteurs. C’est ainsi qu’il nous montre comment ces empires esclavagistes ont modifié les goûts des populations des métropoles, afin de maximiser la consommation de sucre. C’est un système si efficace que l’auteur nous rapporte qu’à la veille de la Révolution, la demande du marché intérieur pour le sucre ne peut être comblée en France comme en Grande-Bretagne. En effet, la révolution gustative du sucre permet de rendre appétant n’importe quel plat, en plus d’être utile à la fabrication d’alcool et de médicaments. Le sucre joue également le rôle de conservateur pour certains aliments. Autant d’usages qui le rendent finalement indispensable sur les tables occidentales.

 Lorsque le système esclavagiste est aboli au XIXe siècle, l’appétence pour le sucré reste et il faut continuer à la satisfaire. Les usines de raffinage tournent à plein régime sur le vieux continent.

L’historien se penche ensuite sur la période contemporaine où il brosse un portrait peu flatteur de notre société dans les chapitres Le poids de l’obésité, Dis-moi comment tu manges, Sodas, la vérité qui dérange et Renverser la vapeur. En effet, le sucre omniprésent au quotidien, souvent là où nous ne l’attendons pas, distille ses effets délétères au sein de la population mondiale, définitivement accro à cette denrée. L’auteur revient sur les différentes solutions proposées en faveur de la santé, notamment sur la tant décriée « taxe soda ». Néanmoins, il est dommage qu’il n’y ait pas d’analyse plus fine sur les différents groupes de pression internationaux de la filière sucre.

Ainsi, Histoire du sucre, histoire du monde nous invite à prendre conscience de toutes les subtilités qui se cachent derrière un produit aussi quotidien que le sucre, nous prouvant par maintes occasions que ses production et consommation actuelles sont le fruit d’un long processus, dont l’histoire se trouve étroitement mêlée au commerce triangulaire.

Pour citer cet article

Amandine Dandel, « Histoire du sucre, histoire du monde, un livre de James Walvin », RevueAlarmer, mis en ligne le 1 mars 2021, https://revue.alarmer.org/histoire-du-sucre-histoire-du-monde-un-livre-de-james-walvin/

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