25.02.21 Esclavage et traites africaines

L’histoire des traites des esclaves noirs depuis l’Afrique subsaharienne concerna l’ensemble du monde pendant des siècles : dès avant l’islamisation du Sud de la Méditerranée et du Proche-Orient aux VIIe et VIIIe siècles, la traite se déployait déjà vers l’océan Indien, l’Arabie pré-musulmane ou l’Afrique du Nord ; à partir du XVe siècle, s’ouvrent les routes atlantiques vers les Caraïbes et les Amériques au départ des côtes de l’Afrique occidentale et centrale. La côte orientale d’Afrique et le commerce de l’océan Indien occidental sont, quant à eux, contrôlés depuis le XVIIIe siècle par le sultan d’Oman qui transfère sa capitale à Zanzibar en 1840.

COQUERY-VIDROVITCH Catherine, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines du VIe au XXe siècle, Paris, Albin Michel et Arte Editions, 2018. L’ouvrage et les recherches qui l’ont accompagné ont servi de base à quatre films d’ARTE : Les routes de l’esclavage, DVD, Arte Editions, 2018. Le texte présenté ici en constitue une courte synthèse.

Un trafic aussi étendu à partir des littoraux africains présupposait un esclavage et une traite internes au continent, des réseaux bien établis entre des acteurs nombreux à l’intérieur et à l’extérieur de l’Afrique, et des pratiques anciennes de mise en esclavage. Ce qui implique que des individus furent « esclavisés », néologisme usité par les historiens pour souligner qu’on ne naît pas « esclave » par essence, mais qu’on le devient. L’individu réduit à l’état d’esclave est d’abord un captif, un prisonnier arraché à la faveur d’une guerre ou d’une razzia. 

D’où, d’abord un examen de ce que signifiait être esclave, avant une exploration des différentes phases d’une traite longue (du Moyen Âge au XIXe siècle), multiple et enchevêtrée, à travers le Sahara, les océans Indien et Atlantique.

Qu’est-ce qu’un esclave ?

L’esclavage a existé dans toutes les sociétés. Dans les temps antiques, les esclaves sont d’abord des étrangers, la couleur de peau important peu. Chez les Grecs anciens, pouvait être esclavisé tout « barbare », c’est-à-dire tout non Grec, perçu comme non-civilisé. L’esclavage se conjuguait déjà avec l’altérité. Dans le monde antique la plupart des esclaves, arrachés aux grandes steppes « barbares » du Nord de l’Europe orientale et de la Russie actuelles, étaient blancs. Le mot même l’indique, puisque esclave vient du pays des slaves. Les esclaves en Europe restèrent majoritairement blancs jusqu’à ce que, après 1453, la prise de Constantinople par les Turcs ne coupe l’approvisionnement par l’Est.

Dans les empires médiévaux à domination musulmane, à partir des VIIe et VIIIe siècles, tout païen, quelle que soit sa couleur, pouvait être mis en esclavage. En théorie – mais la pratique y dérogea souvent –, la réduction en esclavage d’un musulman était proscrite. Comme en Grèce, l’esclave était d’abord et avant tout l’étranger absolu.

En Occident, à partir du XVIe siècle, les esclaves atlantiques étant noirs, la « culture inférieure » est identifiée à cette couleur de peau : dès lors tout esclave ne peut être que noir, et tout noir n’est bon qu’à être esclavisé. Le code dit « noir » de Colbert (1685) stipule cependant que tous les esclaves doivent être « baptisés et instruits dans la religion catholique », faisant ainsi de l’esclave à la fois une chose et un être humain dont l’âme mérite d’être sauvée. 

De l’Antiquité à l’époque moderne est donc esclavisé l’individu perçu comme un Autre extérieur au groupe, considéré comme un objet, un outil, une marchandise, « possédé » par le maître propriétaire ; l’esclave est un étranger déraciné qui ne peut retrouver son pays dont il a été éloigné de force. Parce qu’il vient d’ailleurs, l’esclave est l’objet d’une traite, c’est-à-dire d’un échange auquel, dans le cas des traites africaines, les Africains eux-mêmes prennent leur part.

L’esclavage en Afrique

En Afrique, l’esclavage a existé dans la quasi-totalité des sociétés. Dans les mines d’or de l’Afrique de l’Ouest, grande productrice et exportatrice (y compris vers l’Europe) de ce métal entre le IXe et le XVIe siècle, étaient mis au travail des individus esclavisés. On en trouve trace dans le royaume du Ghana (autour du fleuve Sénégal) avant le XIIIe siècle aussi bien que dans l’Empire du Mali fondé en 1235. Ibn Battouta (1304-1368), voyageur originaire de Tanger, a séjourné dans la région de Gao. Ses écrits laissent la trace de l’achat d’une esclave pour l’accompagner dans son périple ouest-africain et d’esclaves dans les mines de cuivre du Sud mauritanien. On trouvait aussi des esclaves en nombre parmi le personnel de cour des royaumes de l’or. Les razzias, les luttes intestines et les guerres de conquête régionales étaient pourvoyeuses de prisonniers de guerre et de femmes esclavisés. On en connaît l’évolution au royaume du Buganda (dans l’actuel Ouganda au Nord-Ouest du lac Victoria, le royaume est une puissance régionale aux XVIIIe et XIXe siècles) grâce à l’abondance relative des sources depuis le XVIe siècle : la construction de l’État y alla de pair avec l’essor d’une économie de guerre liée à la traite et à l’esclavage. Il en alla de même des peuples lagunaires de la basse Côte d’Ivoire

Razzia dans un village africain. Sénégal. Années 1780 par Renè Claude Geoffroy de Villeneuve, Slavery images.

MEDARD Henri et al., Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l’océan Indien, Paris, Karthala, 2013.

MEMEL-FOTE Harris, L’esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne (XVIIe-XXe siècle), Paris IRD/Éditions du CERAP, 2007.

Les guerres de prédation se multiplièrent au fur et à mesure que la demande extérieure se fit plus exigeante, en particulier avec les conquêtes arabo-musulmanes. Des brigands, qui s’affairaient pour leur propre compte ou au service de chefs locaux, enlevaient dans les champs des femmes (très demandées car garantes de reproduction) et des enfants. Par certains des récits, on constate que l’esclave, enlevé enfant dans les environs du lac Tchad, à plusieurs centaines ou milliers de kilomètres des côtes, après des séjours variés qui parfois duraient plusieurs années, finit par se retrouver sur la côte atlantique, « stocké » dans un barracon (baraquement) prêt à embarquer au passage d’un navire négrier. 

Plan d’un navire négrier britannique en 1789, Slavery images

Des chefs africains étaient intéressés au trafic : ils étaient de mèche avec les Européens sur la côte ou à partir de l’intérieur, comme les racoleurs et brigands qui les approvisionnaient. Ainsi l’essor du royaume d’Abomey (ville au Sud de l’actuel Bénin) à partir du XVIIe siècle est lié aux expéditions menées en saison sèche qui approvisionnaient un marché d’esclaves considérable contrôlé par le roi dans sa capitale. Chaque année il en vendait la majeure partie aux marchands européens venus de la côte. 

Au Sahel, les femmes esclaves étaient utilisées comme concubines, un homme libre n’épousant pas une esclave dans les familles aristocratiques. Ailleurs, elles pouvaient devenir des épouses, enlevées par razzias, surtout en régime « matrilinéaire » où c’était pour l’homme le seul moyen de s’approprier sa descendance aux dépens du lignage de son épouse. C’était le cas dans la zone forestière de basse côte d’Ivoire.

L’esclavisé, homme, femme ou enfant, était un instrument de travail, cédé, échangé, gagé ou vendu, déraciné, loin de ceux qui auraient pu le protéger. Les récits d’esclaves racontent à peu près tous la même histoire : les Africains ne vendaient pas « leurs frères », sauf pour les punir d’un agissement répréhensible (sorcellerie ou crimes divers), puisque les prisons fermées n’existaient pas. Ils vendaient des étrangers

La traite et les armes qu’elle fournissait en masse (outre les armes les Européens vendaient sur les côtes des tissus et de l’alcool) alimentèrent l’économie de guerre et de vastes mouvements migratoires avec des déséquilibres accentués entre peuples razzieurs et peuples razziés. D’où la répartition inégalitaire des populations, aujourd’hui, entre noyaux surpeuplés (comme au Rwanda, zone refuge au cœur du continent) et régions sous-peuplées (comme le Gabon où la traite fut continue du XVe au XIXe siècle). La carte politique fut donc durablement affectée par le trafic négrier interne.

Comme l’avait déjà perçu Walter Rodney, l’approvisionnement des traites internationales fut donc doublé d’une active traite interne à l’Afrique par les Africains. Les réseaux transcontinentaux liés aux exportations massives engendrées par la demande internationale furent un terreau favorable à l’extension d’un système qui, à sa façon, existait déjà.

RODNEY Walter, A History of the Upper Guinea Coast: 1545-1800 (Monthly Review Press Classic Titles), 1970.

La traite arabo-musulmane et l’esclavage africain

La traite des esclaves est mieux connue à partir de la domination arabe en Afrique du Nord, dès la fin du VIIe siècle. Des arabisants ont fait progresser le savoir : Abdul Cheriff pour l’océan Indien, Chouki El Hamel pour le Maroc médiéval, Salah Trabelsi pour les Noirs du Sud maghrébin.

CHERIFF Abdul, Slaves Spices & Ivory Zanzibar: Integration Of An East African Commercial Empire into the World Economy, 1770-1873, Ohio University Press, 1987.

EL HAMEL Chouki, Le Maroc Noir. Une Histoire de l’Esclavage, de la Race et de l’Islam, La Croisée des Chemins, Rabat, 2019.

LESERVOISIER Olivier et TRABELSI Salah, Résistances et mémoires des esclavages. Espaces arabo-musulmans et transatlantiques, Paris, Karthala, 2014.

Les esclaves noirs remontés par le Sahara étaient apparus très tôt sur la Méditerranée. Les Berbères avaient des comportements esclavagistes avec les populations noires du Sud du Sahara avant même la conquête arabo-musulmane au VIIe siècle. Au moment de la conquête, les Berbères comptèrent à leur tour parmi les premiers esclavisés. La traite des Noirs se développa avec la pénétration berbère et arabe en Afrique subsaharienne dès la fin du VIIe siècle, traite transsaharienne arabo-musulmane et traite interne allaient de pair. La première fait l’objet d’une officialisation au VIIe siècle après JC (en 652, soit 31 dans le calendrier musulman) par un traité (baqt) conclu en Égypte avec les Nubiens chrétiens par le conquérant arabe Abdfallah ben Sayd qui leur aurait imposé un tribut de 360 esclaves par an, prélèvement annuel maintenu jusqu’à la fondation de l’Empire ottoman au XIIIe siècle.

RENAULT François, La traite des Noirs au Proche-Orient médiéval, VIIe-XIVe siècles, Paris, Geuthner, 1989, pp.11-29.

Les empires sahéliens du Soudan occidental, Tekrour, Ghana, Mali, Songhaï, ont assis leur richesse sur l’exportation de l’or et des esclaves. La moitié d’entre eux, soit environ 4 millions, auraient été « traités » entre le Xe et le XVIe siècle, avec un taux de mortalité élevé dû aux aléas du voyage transsaharien (peut-être le tiers). 

La première révolte d’esclaves est répertoriée sur les plantations d’Arabie à la fin du VIIe siècle. La plus spectaculaire eut lieu en Irak au IXe siècle (IIIe siècle du calendrier musulman). Une dizaine d’années de lutte (869-883), où les insurgés ont failli s’emparer de Bagdad, aurait abouti à la mort de 500 000 à un million d’esclaves, la plupart des « Zandj » (terme utilisé dans la littérature arabe pour désigner les Noirs d’Afrique de l’Est), esclaves bantous originaires d’Afrique orientale.

POPOVIC Alexandre, La révolte des esclaves en Iraq au IIIe/IXe siècle, Paris, Geuthner, 1976. Du même auteur, « La révolte des Zandj, esclaves noirs importés en Mésopotamie », Cahiers de la Méditerranée, n°65, 2002, pp. 159-167.

Le Coran n’est pas raciste « anti-Noirs » et le premier muezzin de Mohamed était noir. Quant à la Bible, elle n’en dit rien : c’est une interprétation tardive de la malédiction de Noé qui fait de Cham l’ancêtre des Noirs, idée d’un exégète grec (chrétien) du IIIe siècle après JC, reprise par un érudit arabe du IXe siècle. L’histoire fut transcrite par des théologiens chrétiens au XVIe siècle. La fiction pénétra au début du XIXe siècle dans le monde catholique sous le nom de « mythe de Cham » : la Bible raconte l’ivresse de Noé et sa fureur d’apprendre que son dernier fils s’en était irrespectueusement moqué ; il le maudit dans sa descendance. Les esclavagistes médiévaux en ont déduit que sa descendance était devenue noire. 

Quoiqu’il en soit, les préjugés et stéréotypes raciaux à l’égard des Noirs existent très tôt dans le monde arabe. Al-Mukhtar Ibn Butlan par exemple, médecin arabe chrétien de Bagdad (XIe siècle), considérait que les Nubiens étaient naturellement faits pour être esclaves. L’historien Chouki el Hamel estime qu’« au XIVe siècle, les stéréotypes raciaux concernant les Africains noirs sont évidents dans les sources arabes. Les monographies importantes d’Ibn Battouta [1304-1368] et d’Ibn Khaldoun [1332-1406] nous donnent à lire des présomptions d’infériorité culturelle associées à la négritude des peuples d’Afrique sub-saharienne ». Il ajoute qu’Ibn Battouta

fait des observations critiques qui ont sévèrement stigmatisé les comportements qu’il considère comme païens de la part des populations noires : seins nus, liberté sexuelle et mauvaises manières. 

EL HAMEL Chouki, Le Maroc noir. Une histoire de l’esclavage, de la race et de l’islam. Casablanca, La croisée des chemins, 2018, p. 119.

 Ibid., p. 122.

L’arrivée des Portugais

Si chefs berbères, arabes et africains noirs du Sahel se livraient depuis longtemps à la traite, l’esclavage interne s’est accentué lors des mutations provoquées à partir du XVe siècle avec l’arrivée des Portugais, qui débarquent à Ceuta au Nord du Maroc en 1415, puis explorent progressivement la côte occidentale d’Afrique jusqu’en 1488, quand Bartolomeu Dias (1450-1500) atteint l’extrême Sud du continent. Avant 1500, date à laquelle les Portugais découvrent le Brésil, la totalité des esclaves étaient débarqués à Lisbonne où 10% de la population était noire. De là, ils étaient vendus aux Espagnols, Français et Italiens.

Les marins portugais privilégiaient les échanges entre des esclaves achetés sur les côtes et les produits de l’artisanat marocain en cuir, tapis, produits divers redistribués soit vers la Sénégambie et le Kongo, soit vers Lisbonne. Des liens s’établirent entre les routes transsahariennes et celles de l’Atlantique grâce aux « Maures » (berbères) qui dominaient l’ensemble de cette zone de circulation.

Les historiens estiment que durant toute la traite atlantique environ un million d’esclaves sont importés en Europe par des navires souvent portugais. Les premiers esclaves noirs présents dans la péninsule ibérique étaient des Peuls et des Ouolofs achetés en Sénégambie ; ensuite ils furent plus nombreux en provenance de l’Afrique centrale, notamment du Kongo, puis depuis le Mozambique au XVIIIe siècle.

Caravane d’esclaves en Sénégambie. Slavery images

La connexion entre la traite transsaharienne et l’Europe est cependant antérieure à l’arrivée des Portugais en Afrique. Les villes italiennes disposaient au Moyen Âge de fondouks (espaces de commerce) sur le littoral d’Afrique du Nord, en particulier en Tunisie. Au Sud de la Méditerranée le trafic était aux mains de Berbères, d’Arabes et de juifs tandis qu’au Nord les principaux acteurs étaient Génois et Aragonais. Signalons que ces contacts ont aussi donné lieu à la mise en esclavage de chrétiens au Maghreb, sans doute 2 millions entre le XIIe et le XIXe siècle. De part et d’autre de la Méditerranée des captifs pouvaient donc être réduits en esclavage. Le critère religieux prévalait alors sur la couleur de peau.

À partir de 1500 et l’arrivée des Portugais au Brésil s’ouvre l’ère de la traite transatlantique qui fut l’époque la plus brutale, en particulier à partir du XVIIe siècle. La traite atlantique alimente dès lors les plantations esclavagistes américaines de tabac, de café et surtout de canne à sucre qui envahissent au XVIIIe siècle l’ensemble des Caraïbes. Sur un total d’environ 13 millions d’esclaves débarqués en Amérique entre le XVIe et le XIXe siècle, la moitié fut déportée durant le seul XVIIIe siècle. Le XIXe siècle vit l’essor dramatique des plantations cotonnières dans le Sud des États-Unis, le capitalisme étant alors fondé sur l’industrie textile en expansion. Dans la première moitié du XIXe siècle, la traite légale ou de contrebande à partir du Brésil et de Cuba atteignit son paroxysme, relayée dans la seconde moitié par la traite arabo-swahili dans l‘océan Indien. 

Une reprise importante du trafic transsaharien eut lieu au XIXe siècle du fait de l’expansion des empires de conquête. Les guerres saintes ont en effet donné une nouvelle vigueur à l’esclavage interne dans la zone sahélienne. Les grands conquérants peuls, comme le sultan Ousmane Dan Fodio (1754-1817), fondateur du califat de Sokoto (ville du Nord de l’actuel Nigeria) au tout début du XIXe siècle, ou El Hadj Omar (1796-1864), fondateur de l’Empire toucouleur (une partie de l’actuel Mali), ont transformé des peuples entiers en esclaves conquis, utilisés comme soldats dans leurs armées ou vendus vers le Nord. En refusant de vendre ses esclaves aux Occidentaux car non-musulmans, Ousmane Dan Fodio contribua à renforcer le trafic transsaharien. 

LOVEJOY Paul, Jihad in West Africa During the Age of Revolutions, Ohio University Press, 2016.

L’estimation de la traite sur la côte orientale d’Afrique, de la mer Rouge à l’île de Mozambique, est difficile. Là encore, c’est un ensemble systémique cohérent ; elle connut son apogée dans la deuxième moitié du XIXe siècle en raison du déclin de la traite atlantique, effet de l’interdiction européenne de la traite, en 1802 par le Danemark, 1807 par la Grande-Bretagne et 1831 par la France. Le dernier navire quitte Nantes en 1833. Cependant la traite de contrebande, très rémunératrice, se prolongea jusque dans le dernier tiers du XIXe siècle.

Le plus grand centre négrier devint dans la deuxième moitié du XIXe siècle le sultanat et l’île de Zanzibar, qui dominait la côte orientale d’Afrique depuis Oman (en Arabie du Sud) jusqu’à l’île du Mozambique. Arabes, Indiens, Swahili et autres Africains islamisés en furent les principaux acteurs. La fin de la traite atlantique incita les Européens à revendre les stocks d’armes invendus en Méditerranée ; le percement du canal de Suez (1869) facilita leur passage vers l’océan Indien, d’où l’essor de la traite à partir du sultanat de Zanzibar. Arabes et Swahili pratiquèrent la traite vers l’Asie (un esclave noir représenté sur une soierie est attesté à Canton en Chine au Xe siècle). Des plantations esclavagistes locales (clou de girofle, notamment, dont l’île de Zanzibar devint le premier producteur mondial, mais aussi canne à sucre, sisal ou coprah) se démultiplièrent à partir des côtes orientales d’Afrique et sur le haut Congo tout au long du XIXe siècle. L’un des grands marchands d’esclaves swahili, dit Tippou Tip, de son nom réel Hamad bin Muhammad bin Juma bin Rajab el Murjebi, créa même des plantations sur le haut Congo. Il fut en relation avec le roi des Belges et mourut à Zanzibar en 1905 ; sa notice nécrologique parut dans le Times de Londres.

Dessin du marché aux esclaves de Zanzibar en 1860, Edwin R L Stocqueler, paru dans le journal Anti-Slavery Reporter, Vol. 20, No. 8, p194a, 1877, Library of Anti-Slavery International, London

Cf Fred Cooper, Plantation slavery on the East coast of Africa, New Haven ; London : Yale University Press, 1977. Tippo Tip, L’Autobiographie de Hamed ben Mohammed el-Murjebi Tippo Tip (ca 1840-1905), traduite et annotée par François Bontinck, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1974.

Parallèlement à son déclin aux Amériques, la traite augmenta en Afrique compte tenu de la fermeture des « marchés » extérieurs. Le rôle des jihads de l’Ouest africain a déjà été évoqué. Plus à l’Est, des États pratiquèrent également traite et esclavage, à l’instar de l’empire négrier de Rabah (né vers 1845 à Khartoum et mort en 1900 lors d’un affrontement avec les Français) qui s’étendait du Bahr el Ghazal (dans l’actuel Soudan du Sud) à l’Ouest du lac Tchad dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ces formations politiques utilisèrent les esclaves comme soldats, ou bien les mirent à la production des matières premières tropicales désormais recherchées par la révolution industrielle européenne : oléagineux tropicaux (arachide, huile de palme ou de coco, clous de girofle), bois de teinture et indigo pour l’industrie textile, plus tard coton et caoutchouc. La traite de contrebande ne disparut que lorsque le marché se ferma : la suppression de l’esclavage par les Occidentaux s’étala de 1833 (Grande Bretagne) à 1888 (Brésil) en passant par la seconde abolition française de 1848 après l’abolition avortée de 1794. 

Les Britanniques privilégièrent les « protectorats » (Inde, Nigeria du nord) de préférence à des « colonies » stricto sensu, ce qui leur permit de n’interdire l’esclavage africain interne que dans les années 1920-1930. Aux colonies, la liberté des esclaves fut obtenue par un marché de dupes : Britanniques et Français indemnisèrent les planteurs propriétaires d’esclaves de la perte de leur « propriété ». Des sommes colossales permirent à de riches planteurs de réinvestir dans les industries et la finance modernes : la suppression de l’esclavage devenait bénéfique pour les économies occidentales en mutation. Côté français, Haïti monnaya sa reconnaissance par la France en 1825 comme État noir indépendant (créé en 1804 à la suite de l’insurrection de Saint-Domingue conduite par Toussaint Louverture) en acceptant une dette fabuleuse : 90 millions de francs or, finalement acquittés en 1883 ; les intérêts de la dette contractée auprès de la caisse des Dépôts et Consignations coururent jusqu’aux années 1940. D’où la question aujourd’hui des « réparations ».

Révolte d’esclaves à Saint Domingue (Haiti), 1793″, Slavery Images: A Visual Record of the African Slave Trade and Slave Life in the Early African Diaspora, Slavery images

Le souvenir de ce drame reste vivace aujourd’hui chez tous les peuples, descendants des esclavisés comme des esclavagistes.

Des esclaves par millions

Les chiffres des traites africaines sont considérables. Compte tenu des sources disponibles, les seuls chiffres vraiment assurés sont ceux de la traite atlantique : au total, de 1500 (découverte du Brésil) à la fin du XIXe siècle, quelque 13 millions d’Africains furent déversés aux Amériques, dont 45% par l’Atlantique Sud vers le Brésil et les Caraïbes, et le reste par la traite dite « triangulaire » de l’Atlantique Nord vers les îles et l’Amérique du Nord. 

Un homme africain en train d’être examiné avant d’être vendu pendant qu’un homme blanc discute avec des marchands d’esclaves africains. 1854, Library of Congress.

Les chiffres de la traite transsaharienne, plus difficiles à établir, concernent un phénomène qui se déploya sur un millénaire, du Xe au XIXe, voire au XXe siècle. Elle serait au total de l’ordre de 7 millions d’individus, plus une déperdition à travers le désert pouvant aller jusqu’à 30%.

John Wright, The Trans-Saharan Slave Trade, Londres et New York, Routledge, 2007.

Enfin, côté océan indien, les chiffres sont inférieurs, de l’ordre de 4 millions d’individus dont la moitié au XIXe siècle, mais il faut tenir compte d’un esclavage de plantation local nettement plus important. 

Au total, ce serait donc quelque 25 millions d’individus esclavisés arrachés à l’Afrique subsaharienne, et peut-être le double si l’on tient compte des morts provoqués par les guerres « productrices » d’esclaves, la cruauté des caravanes internes et la mortalité dans les barracons de la côte où ils étaient entassés en attendant l’arrivée des navires négriers. Les historiens discutent de l’impact démographique de cette ponction. On est au moins sûr d’un fait : la croissance démographique africaine moyenne a été à peu près nulle au XVIIIe siècle, période des méfaits conjugués de toutes les traites, précisément au moment où l’essor démographique prenait son élan dans le reste du monde, notamment en Occident où cette croissance fut un des facteurs déterminants du déclenchement de la « révolution industrielle ».

Orientation bibliographique générale

  • Cahiers des Anneaux de la mémoire, revue annuelle spécialisée sur les traites négrières, Nantes (depuis 1999).
  • Chouki El Hamel, Le Maroc Noir, une Histoire de l’Esclavage, de la Race et de l’Islam, Rabat, La Croisée des Chemins, 2019.
  • Collection « Esclavages » du laboratoire CIRESC publiés par Karthala (une dizaine de volumes)
  • C. Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard, Être esclave. Afrique, Amériques,  XVe – XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2013 (livre de Poche 2019)
  • C. Coquery-Vidrovitch, “Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire”, Le livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe (Marc Ferro éd.), Paris, Robert Laffont, 2003 (Poche 2010), pp. 646-685.
  • C. Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage africain, du 6e au 20e siècle, Paris, Albin Michel, 2018 (Livre de Poche 2020).
  • O. Pétré-Grenouilleau,  Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2005.
  • André Salifou, L’esclavage et les traites négrières en Afrique, Paris, Nathan-VUEF, 2006.

Pour citer cet article

Catherine Coquery-Vidrovich, « Esclavage et traites africaines », RevueAlarmer, mis en ligne le 26 février 2021, https://revue.alarmer.org/notice/esclavage-et-traites-africaines/

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