27.03.24 Jules Isaac et les relations judéo-chrétiennes : du mépris à l’estime

Il y a 75 ans, en 1948, Jules Isaac publiait son tout premier ouvrage sur l’antisémitisme chrétien : Jésus et Israël. Cette année-là, il participait aussi à la fondation de l’Amitié judéo-chrétienne de France. Historien et enseignant, disparu il y a soixante ans, Jules Isaac a fait de la recherche et de l’enseignement les deux piliers fondamentaux de la lutte contre la haine antijuive. Il était convaincu que la dénonciation de l’antisémitisme contemporain (par l’étude de ses origines et de son évolution) devait s’accompagner d’un effort tout aussi important pour mettre à mal, par l’enseignement cette fois, les préjugés antijuifs ancrés de manière pas toujours consciente. On ne retient souvent de lui que sa formule sur « l’enseignement du mépris » mais on voudrait rappeler ici son rôle dans la transformation des relations judéo-chrétiennes.

A propos de l’usage des termes « antisémitisme » et « antijudaïsme » dans la tradition chrétienne voir notamment Nina Valbousquet, « Tradition catholique et matrice de l’antisémitisme à l’époque contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-2/3, 2015, p. 63-88.

Depuis sa fondation, l’AJCF est une fédération de sections locales, réunissant chrétiens et juifs engagés dans la lutte contre l’antisémitisme et la promotion du dialogue judéo-chrétien. Pour son histoire, Claire Maligot, « Le rapprochement judéo-chrétien dans la seconde moitié du XXe siècle », in Sylvie Anne Goldberg (éd.), Histoire juive de la France, Paris, Albin Michel, 2023, p. 882-894.

Contrairement à ce que pouvait écrire Norman Tobias dans sa biographie de l’historien ( « [rares sont] les personnes conscientes du rôle de catalyseur joué par Jules Isaac dans la révolution de l’enseignement et de la prédication catholiques au sujet des juifs et du judaïsme ») Jules Isaac s’est imposé depuis le début des années 1970 comme une figure centrale dans les discours mémoriels et les commémorations des étapes du dialogue judéo-chrétien. Norman C. Tobias, La conscience juive de l’Église: Jules Isaac et le concile Vatican II, Paris, Salvator, 2018, p. 319. La version originale de ce livre en anglais a été publiée en 2017.

Des conférences, des événements et des expositions ont eu lieu pour commémorer cette date. Voir en particulier, le lancement du timbre commémoratif en l’honneur de Jules Isaac, à l’initiative de l’Amitié judéo-chrétienne et de son président, Jean-Dominique Durand, le documentaire réalisé par Emmanuel Chouraqui, production Beamlight, diffusé en France par la chaîne de télévision catholique KTO, à partir du 5 septembre 2023 https://www.youtube.com/watch?v=rhEHzC1FJ-E . Ce documentaire a ensuite été sous-titré pour être diffusé à l’étranger (États-Unis et Italie), montrant l’internationalisation de la mémoire de Jules Isaac, depuis quelques années. Voir par exemple la discussion autour du film organisé par le Center for Jewish Studies, Fordham University, New-York, “The Historian Jules Isaac: From Teaching of Contempt to Teaching of esteem,” A Conversation”, 31 janvier 2024 (en ligne), avec Emmanuel Chouraqui, Matthieu Langlois, Claire Maligot, Magda Teter, Norman Tobias, https://www.youtube.com/watch?v=TKGbfuCGiGc .

Né à Rennes en 1877 au sein d’une famille juive alsacienne assimilée, Jules Isaac a vécu pleinement l’histoire de son temps. Engagé dans le camp des dreyfusards avec son ami Charles Péguy, il participe à la Première Guerre mondiale et est blessé à Verdun. Agrégé d’histoire en 1902, Isaac se fait connaître à partir dans l’entre-deux-guerres par la collection de manuels scolaires « Malet-Isaac ». Il la dirige chez l’éditeur Hachette après la mort, au front, d’Albert Malet. Réédités jusqu’en 1957, ces manuels seront utilisés dans l’enseignement public français par des générations d’élèves. Inspecteur général au ministère de l’Éducation nationale en 1936, il est révoqué en 1940 en raison des mesures antisémites du gouvernement de Vichy. 

Sur Jules Isaac, voir André Kaspi, Jules Isaac ou La passion de la vérité, Paris, Plon, 2002 , ainsi que les introductions aux éditions italiennes de Jules Isaac, Gesù e Israele, Florence, Marietti, 2001 (préface de Marco Cassuto Morselli) ; Jules Isaac, L’insegnamento del disprezzo. Verità storica e miti teologici, Rome, Castelvecchi, 2023 (préface de Marco Cassuto Morselli); Jules Isaac, Gesù e Israele, Bologne, EDB, 2024 (préface de Marco Cassuto Morselli; introduction scientifique de Claire Maligot). Je tiens à remercier Marco Cassuto Morselli pour avoir partagé avec moi ces textes.

Jules Isaac consacre le premier volume de son autobiographie à ses années de jeunesse en compagnonnage avec Charles Péguy : Expériences de ma vie, Paris, Calmann-Lévy, 1959. Il n’y eut pas de suite. Isaac participe à l’aventure des Cahiers de la Quinzaine, dirigés par Péguy.

Les lettres et carnets de Jules Isaac pendant la Première Guerre mondiale ont été publiées par Marc Michel (éd.), Jules Isaac, un historien dans la Grande Guerre: lettres et carnets, 1914-1917, Paris, Armand Colin, 2004.

Si, lors de l’affaire Dreyfus, Isaac n’avait pas entièrement mesuré la gravité de l’antisémitisme, il prend véritablement conscience de sa force durant la Seconde Guerre mondiale. Réfugié dans la zone non occupée, sa fille et son gendre, l’un de ses fils et finalement sa femme sont arrêtés par la Gestapo en octobre 1943, puis déportés. Seul son fils revient de déportation. Cet épisode aura un impact considérable sur la vie comme sur l’œuvre d’Isaac. Pendant la guerre, il avait commencé à lire le Nouveau Testament pour essayer de comprendre l’origine de l’antisémitisme et les bases scripturaires sur lesquelles s’était appuyée la prédication antijuive séculaire des Églises chrétiennes, en particulier de l’Église catholique. Un message, rédigé par son épouse depuis le camp de Drancy, faisait désormais de ce travail une mission sacrée : « Mon ami, garde toi pour nous. Aie confiance et finis ton œuvre que le monde attend ».

Édouard Robberechts, Le legs de Jules Isaac, Conférence ICCJ Aix-en-Provence, 2013.

La dénonciation des racines chrétiennes de l’antisémitisme

Commencé au printemps 1943, Jésus et Israël n’est pas un livre strictement historique, mais plutôt le livre d’exégèse d’un historien. L’accès aux bibliothèques étant difficile, Isaac avait décidé de réaliser un travail centré sur les écritures chrétiennes pour 

Jules Isaac, Jésus et Israël, Paris, Albin Michel, 1948.

Sur l’écriture de l’Histoire par Jules Isaac, voir André Kaspi, Jules Isaac, op. cit., et Patrick Garcia, Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France, de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Armand Colin, 2003, p. 206-207. La réticence des historiens et théologiens catholiques aux thèses de Jules Isaac tiennent précisément à la différence de conception de l’Histoire, les premiers reprochant (à tort) au second son ancrage positiviste ; Claire Maligot, « Comment écrire l’Histoire sainte ? Historiens catholiques et exégèse historique face à Jésus et Israël », Théophilyon, à paraître, novembre 2024. Sur la relation entre la publication de ce livre et la mémoire de la Shoah, Nina Valbousquet, « Conscience historique et mémorielle du génocide. Jules Isaac et Jésus et Israël, rescapés de la Shoah (1940-1948) », Archives Juives, 51-2, 2018, p. 78-98.

Savoir si, comme le veut l’opinion courante en chrétienté, comme l’enseigne une tradition vivace, Jésus avait rejeté Israël, — le peuple juif dans son ensemble —, avait prononcé sa déchéance, l’avait réprouvé et même maudit ; et réciproquement s’il était vrai qu’Israël avait méconnu Jésus, refusé de voir en lui le Messie et le Fils de Dieu, l’avait rejeté, bafoué, crucifié ; s’il méritait depuis bientôt deux millénaires la flétrissure infamante de « peuple déicide » ; si l’on était fondé à voir, dans la longue suite de ses malheurs, « le châtiment providentiel de la Crucifixion.

Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme : essai historique, Paris, Calmann-Lévy, 1956, p. 12.
Edition de 1948 du livre des Jules Isaac.

Par sa structure, l’ouvrage accompagne le lecteur dans une réflexion visant à déconstruire la représentation négative des juifs et du judaïsme véhiculée par des siècles d’enseignement chrétien. La première étape consiste à reconnaître l’origine juive du christianisme, thème auquel sont consacrées les deux premières parties du livre. L’auteur souligne que Jésus était juif, tout comme ses disciples, et qu’ils ont tous vécu leur existence en tant que juifs. C’est seulement par la suite que le judaïsme rabbinique et le christianisme ont pris des chemins distincts. Dans la troisième partie, Isaac réfute l’idée selon laquelle les juifs feraient l’objet d’une malédiction divine et que leur dispersion serait une punition après la crucifixion de Jésus. Comme l’auteur le souligne, les faits historiques et les évangiles eux-mêmes montrent que la diaspora juive a des racines bien plus anciennes . Enfin, en s’attaquant à l’accusation séculaire de déicide dans la quatrième partie, Isaac réfute l’argument principal ayant alimenté, à travers les siècles, la diabolisation des juifs. Il répond indirectement aussi à certaines explications chrétiennes apparues après 1945, comme celle avancée par Henry Petiot dit Daniel-Rops dans l’ouvrage Histoire sainte. Jésus en son temps qui interprétait la Shoah comme la conséquence inévitable d’une culpabilité indélébile. Dans Jésus et Israël, Isaac présente quelques arguments simples montrant que la crucifixion de Jésus ne peut être imputée collectivement aux juifs. En revanche, il souligne la responsabilité directe des autorités romaines de l’époque, alors qu’elle avait traditionnellement été peu interrogée. 

Carol Iancu, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme : de l’Antiquité à nos jours, Toulouse, Éditions Privat, 2017.

Depuis les années 1940, une large littérature sur Jésus juif s’est développée. Voir à ce sujet : Geza Vermes, Jesus the Jew: a historian’s reading of the Gospels, London, Collins, 1973 ; E. Parish Sanders, Jesus and Judaism, Philadelphia, Fortress Press, 1985 ; Daniel Boyarin, The Jewish Gospels: the story of the Jewish Christ, New York, The New Press, 2012 ; Peter Schäfer, The Jewish Jesus: how Judaism and Christianity shaped each other, Princeton, Princeton University press, 2012.

Daniel Boyarin, Border lines: the partition of Judaeo-Christianity, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004 ; Adam H. Becker et Annette Yoshiko Reed, The ways that never parted: Jews and Christians in late antiquity and the early Middle Ages, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003.

Daniel-Rops, Histoire sainte. Jésus en son temps, Paris, A. Fayard, 1945, p. 526-527.

Paule Berger-Marx, Les relations entre les juifs et les catholiques dans la France de l’après-guerre, 1949-1965, Plans-sur-Bex, Parole et Silence, 2009, pp. 120-127 ; Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », Revue d’Histoire de la Shoah, 192, 2010/1, p. 157-193.

Pour des réflexions sur l’accusation de déicide dirigée contre les Juifs, voir : Magda Teter, Blood libel: on the trail of an antisemitic myth, Cambridge, Harvard University Press, 2020.

Les réactions variées suscitées par ce livre témoignent de la sensibilité du sujet. Dans cet ouvrage, comme dans ses travaux suivants, Isaac trace une ligne continue entre l’enseignement et les pratiques chrétiennes et l’hostilité contemporaine envers les juifs, dans un contexte historique où certains milieux chrétiens tentaient encore d’opposer un antisémitisme laïc et racial, jugé inacceptable et violent, à une tradition chrétienne antijuive considérée comme théologiquement fondée et non responsable des développements modernes de l’hostilité antijuive. Isaac était, en revanche, convaincu que la tradition de l’Église

Elena Mazzini, L’antiebraismo cattolico dopo la Shoah: tradizioni e culture nell’Italia del secondo dopoguerra (1945-1974), Roma, Italie, Viella, 2012.

reçue, enseignée depuis des centaines et des centaines d’années par des milliers et des milliers de voix, était la source première et permanente de l’antisémitisme, la souche puissante et séculaire sur laquelle toutes les autres variétés d’antisémitisme – même les plus contraires – étaient venues se greffer.

 Carol Iancu, « Les réactions des milieux chrétiens face à Jules Isaac », Revue d’Histoire de la Shoah, 1-192, 2010, p. 162.

Cette idée est également développée dans Genèse de l’antisémitisme (1956), conçu comme la « suite logique de Jésus et Israël » et portant sur l’évolution historique de l’antisémitisme depuis l’Antiquité. Dans cet ouvrage, Isaac explique comment l’Église et les chrétiens ont élaboré – principalement à partir du Moyen Âge et sur la base de « l’enseignement du mépris » – un « système d’avilissement » des juifs, fait d’exclusions, d’interdictions et de persécutions. Selon lui, reconnaître la part de responsabilité du christianisme dans la naissance de l’antisémitisme moderne – tout en admettant l’influence de facteurs économiques et sociaux externes à la religion – suppose d’œuvrer activement à réformer l’enseignement chrétien à propos des juifs. Son dernier ouvrage, L’enseignement du mépris (1962), paru un an avant sa mort est dédié à cette ambition. Cependant, le chemin vers une telle réforme était semé d’embûches. Malgré la tragédie de la Shoah, des réticences subsistaient, y compris au sein de la Curie romaine.

Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme : essai historique, Paris, Calmann-Lévy, 1956.

Les positions de Jules Isaac s’appuient également sur la thèse de Marcel Simon intitulée Verus Israel. Étude sur les relations entre Chrétiens et Juifs dans l’Empire Romain (135-425), publiée en 1948. Sur ce thème, voir : Carol Iancu, op. cit., 2017.

Ces termes sont utilisés par Isaac lui-même dans Genèse de l’antisémitisme. Voir p. 16.

Jules Isaac, L’enseignement du mépris: vérité historique et mythes théologiques, Paris, Fasquelle, 1962. Dans cet ouvrage, Isaac reprend une conférence qu’il avait prononcée à la Sorbonne en 1959, dans le but de diffuser sa pensée auprès d’un public plus large.

Le dialogue judéo-chrétien en héritage

L’œuvre intellectuelle d’Isaac, malgré sa dénonciation ferme de la haine engendrée et alimentée par des générations de chrétiens envers les juifs, n’a jamais été l’expression d’un ressentiment personnel et ne s’est pas doublée d’une critique de l’ensemble des chrétiens. Pendant la guerre, Isaac avait connu l’horreur de l’antisémitisme, mais il avait également fait l’expérience de la charité chrétienne. Après l’arrestation de sa famille, il avait été caché jusqu’à la fin de l’occupation nazie par Germaine Bocquet, une résistante catholique, cheffe scoute, qui a été honorée du titre de Juste parmi les nations.

Pour plus d’informations sur l’activité de sauvetage de juifs de la part de Germaine Bocquet, voir : https://yadvashem-france.org/dossier/nom/3903/ , page consultée le 2 octobre 2023.

En 1947, Isaac participe avec d’autres représentants juifs et chrétiens venant de 19 pays aux travaux de la Conférence d’urgence contre l’antisémitisme, qui se tient à Seelisberg en Suisse. Le document final adopté par les participants, connu sous le nom des « dix points de Seelisberg », invitait les chrétiens à abandonner toute forme d’animosité à l’égard des juifs et à promouvoir au contraire « l’amour fraternel » à leur égard. L’année suivante, Jules Isaac fonde l’Amitié judéo-chrétienne de France. Il élabore au sein de cette association une approche particulière du rapprochement entre juifs et chrétiens, au nom de l’amitié, qui tranche cependant avec la fraternité (brotherhood) promue dans les associations anglophones fondées dans les années précédentes. Ce choix ne tient pas au hasard. L’intention était de rompre définitivement avec les dynamiques du passé et de passer du mépris, enseigné pendant des siècles par l’Église, à l’estime mutuelle.

Archiv für Zeitgeschichte ETH Zürich: IB JUNA-Archiv / 853

Sur Isaac à Seelisberg, voir Jehoschua Ahrens, Gemeinsam gegen Antisemitismus. Die Konferenz von Seelisberg (1947) Revisited. Die Entstehung des institutionellen jüdisch-christlichen Dialogs in der Schweiz und in Kontinentaleuropa, Münster, Lit Verlag, 2020, p. 261-270. L‘historien suisse nuance ainsi la position d’Isaac à l’échelle internationale, par rapport à la tradition historiographique française.

« Les dix points de la rencontre de Seelisberg (1947) », Revue d’Histoire de la Shoah, 192-1, 2010, p. 357-362.

Aux États-Unis en 1928, le National Council of Christians and Jews voit le jour pour lutter contre le racisme, l’antisémitisme et l’anticatholicisme. En Europe, des associations fondées initialement durant la guerre dans un but de sauvetage, comme le British Council of Christians and Jews créé à Londres en 1942 et la Christlich-Jüdische Arbeitsgemeinschaft créée en Suisse en 1945, évoluent après-guerre vers le rapprochement judéo-chrétien. Ces trois organisations fondent ensemble la plateforme internationale de l’International Council of Christians and Jews, en 1946, à laquelle s’affilient par la suite les mouvements européens (en France, en Italie, en Allemagne). Mais le désaccord de vues entre Jules Isaac et le personnel permanent de l’International Council of Christians and Jews engendre la prise de distance de l’association française. Sur ces différents aspects, on renvoie aux travaux déjà cités de Claire Maligot, en particulier l’introduction à Jules Isaac, Gesù e Israele, Bologne, EDB, 2024.

Cependant un mouvement d’en bas ne suffisait pas. Comme l’avait souligné Jules Isaac à plusieurs reprises, il était essentiel d’intervenir au niveau institutionnel, notamment pour réformer l’enseignement de l’Église. Cet engagement l’a conduit à rencontrer le pape Pie XII en 1949, puis Jean XXIII en 1960. C’est surtout cette dernière rencontre qui a marqué un moment important dans l’histoire du rapprochement judéo-chrétien, au moins du point de vue symbolique. Lors de son audience du 13 juin 1960, Isaac remet un dossier au pape, lui demandant s’il pouvait nourrir l’espoir d’une évolution des relations entre l’Église et le judaïsme. La réponse du pape est devenue célèbre : « Vous avez droit à plus que de l’espoir ».

Pour une mise en perspective de l’initiative de Jules Isaac dans le contexte du Concile Vatican II, voir : Claire Maligot, « Inviter des observateurs juifs au concile ? Réflexions au Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens (1960-1962) », Archives des Sciences Sociales des Religions, 175, 2016, pp. 275-295.

Ni Jean XXIII, initiateur du Concile Vatican II (1960-1965), ni Jules Isaac, décédés tous deux en 1963, n’ont pu assister au tournant décisif opéré dans l’Église par la publication du document conciliaire Nostra Aetate, consacré aux relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes, le 28 octobre 1965. Le paragraphe 4, qui traite de la religion juive, entendait rompre avec des siècles de tradition catholique antijudaïque. Il confirmait les racines juives du christianisme, amendait la théologie de la substitution selon laquelle l’Église aurait remplacé le peuple juif (dépeint comme maudit) en tant que peuple de Dieu, et prônait au contraire « la connaissance et l’estime mutuelles ». Depuis, un processus institutionnel de réconciliation s’est amorcé, ponctué au fil du temps par des gestes et des documents supplémentaires. Bien que la déclaration conciliaire ait eu une gestation compliquée et ait révélé des limites au fil du temps, la mémoire a retenu son caractère révolutionnaire pour l’époque. Pour Norman C. Tobias, auteur d’une biographie empathique sur l’historien, Isaac a été une source d’inspiration indirecte de ce document ; d’autres insistent au contraire sur la réception très discutée et par conséquent limitée de ses thèses dans les milieux romains en charge de rédiger la déclaration conciliaire.

Texte de la déclaration Nostra Aetate : https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decl_19651028_nostra-aetate_fr.html Sur l’élaboration et la portée de cette déclaration, voir : Leo Declerck et Mathijs Lamberigts, « Vatican II on the Jews. A historical survey », in Marianne Moyaert et Didier Pollefeyt (éd.), Never revoked. Nostra Aetate as ongoing challenge for Jewish-Christian dialogue, Leuven, Peteers, 2010, pp. 13-57 ; Etienne Fouilloux, « L’étape Vatican II », in Danielle Delmaire, Etienne Fouilloux et Frédéric Gugelot (éd.), Juifs et chrétiens, entre ignorance, hostilité et rapprochement (1898-1998), Lille, Université Charles de Gaulle, 2003, pp. 195-209 ; Neville Lamdan et Alberto Melloni (éd.), Nostra aetate: origins, promulgation, impact on Jewish-Catholic relations, Berlin, LIT Verlag, 2007.

En France, du côté catholique, citons la publication, en 1973, des Orientations pastorales du Comité épiscopal français pour les relations avec le Judaïsme, ainsi que la déclaration de repentance lue à Drancy en 1997. Du côté chrétien réformé et luthérien, mentionnons la Déclaration de Leuenberg en 2001, tandis que du côté juif, la Déclaration du rabbinat orthodoxe sur le christianisme de 2015. Pour renouveler et actualiser l’engagement pris à Seelisberg en 1947, en 2009, l’International Council of Christians and Jews rédige une nouvelle invitation (Les douze points de Berlin), cette fois à destination à la fois des chrétiens et des juifs, pour poursuivre le chemin du dialogue et de la lutte contre les préjugés, commencé il y a 60 ans.

Claire Maligot, « Inviter des observateurs juifs au concile ? », op. cit., p. 277-279.

Il faut néanmoins reconnaître qu’après la Seconde Guerre mondiale, Isaac a contribué à faire progresser la réflexion dans cette direction. Ses écrits ont joué un rôle clé pour éveiller les consciences, briser les schémas et les préjugés enracinés. Son action a tracé une approche singulière pour combattre l’antisémitisme, mêlant des initiatives à divers niveaux, de la réflexion intellectuelle et de la recherche à la création de nouveaux espaces de rencontre et de coopération entre les chrétiens des différentes confessions et les juifs. Jules Isaac n’a cessé de croire que la lutte contre l’antisémitisme ne devait pas être menée en solitaire, mais nécessitait une action collective.

Je souhaite exprimer mes sincères remerciements à Claire Maligot pour son travail de révision de cet article. Ses commentaires, ses corrections et ses conseils bibliographiques ont été cruciaux pour une meilleure et correcte contextualisation historique de la figure de Jules Isaac.

Pour citer cet article

Giordano Bottecchia, « Jules Isaac et les relations judéo-chrétiennes : du mépris à l’estime », RevueAlarmer, mis en ligne le 27 mars 2024, www.revue.alarmer.org/jules-isaac-et-les-relations-judeo-chretiennes-du-mepris-a-lestime/

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