11.09.22 « “À la grâce de Dieu”. Les Églises et la Shoah », une exposition au Mémorial de la Shoah.

En juin dernier s’est ouverte l’exposition temporaire « “À la grâce de Dieu”. Les Églises et la Shoah » au Mémorial de la Shoah à Paris. Cette exposition s’inscrit dans un double contexte : la commémoration des 80 ans de la rafle du Vel d’Hiv (16-17 juillet 1942) et des rafles de la zone sud, d’une part, et l’ouverture des archives vaticanes du pape Pie XII, d’autre part.

Affiche de l’exposition « “À la grâce de Dieu”. Les Églises et la Shoah », Mémorial de la Shoah, Paris.

Le Mémorial de la Shoah a ainsi souhaité ouvrir la séquence des commémorations des 80 ans des rafles de l’année 1942 en retraçant les attitudes des Églises européennes – le pluriel est ici important – face à la Shoah. En France, c’est à l’été 1942 que plusieurs évêques et prélats catholiques de la zone sud réagissent, sans se concerter, aux rafles par la lecture en chaire de cinq lettres pastorales invitant à s’opposer aux déportations. Des initiatives individuelles émanent aussi du clergé protestant à l’été 1942, avant de prendre la forme d’un texte commun proposé par le conseil national de l’Église réformée de France, à lire dans toutes les paroisses de France le dimanche 4 octobre 1942. Ces initiatives posent alors une limite au régime de Vichy, temporairement du moins. En septembre et octobre 1942, face aux protestations des ecclésiastiques et à leur réception dans la population, Pierre Laval et René Bousquet font savoir aux autorités nazies qu’ils ne peuvent remplir les objectifs chiffrés fixés pour la déportation des Juifs de zone non-occupée.

Quelles étaient les positions des Églises de France, des hommes et femmes d’Églises et des fidèles avant 1942 et comment ont-ils agi après cette date ? Qu’en est-il à l’échelle européenne ? Pourquoi certains hommes et femmes d’Église ont-ils résisté au projet génocidaire nazi – par l’entraide, le sauvetage et la résistance – quand d’autres sont restés silencieux ? Quel a été le rôle de la diplomatie vaticane ? Depuis 80 ans, ces questions ont souvent pris la forme de controverses mémorielles.

Cette exposition propose d’aller au-delà de ces controverses et de donner des clés de compréhension au public à partir d’archives présentées pour la première fois, notamment celles du pontificat de Pie XII (1939-1958), ouvertes depuis mars 2020, et à partir d’une historiographie renouvelée. L’idée est aussi de dépasser une historiographie qui tend, de manière binaire, à privilégier les zones d’ombre, faite de collaboration et silences, du pontificat du pape Pie XII et des Églises pendant la Shoah, ou sur les seuls actes d’entraide, de protestations et de résistance des Églises. Il s’agit aussi de ne pas se concentrer uniquement sur l’Église catholique, mais d’élargir aux Églises chrétiennes en Europe, afin de montrer les similitudes et différences entre elles.

Étienne Fouilloux, « Église catholique et Seconde Guerre mondiale », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2002, vol. 73, no 1, p. 111‑124.

L’historienne Nina Valbousquet, la commissaire scientifique de l’exposition, est co-responsable à l’École française de Rome, avec Laura Pettinaroli et Fabrice Jesné, du programme de recherche sur l’apport global des archives vaticanes du pontificat de Pie XII. Elle développe parallèlement un projet de recherche sur l’attitude de l’Église catholique face aux persécutions des Juifs de 1914 à 1948, en examinant en particulier la question du Vatican et des réfugiés juifs et catholiques d’origine juive. Pour l’exposition au Mémorial de la Shoah, elle s’est entourée de nombreux historiens et historiennes, tant pour les textes de l’exposition que pour ceux du catalogue, afin de nourrir les différentes thématiques abordées tout au long du parcours de l’exposition. Nina Valbousquet et Caroline François, la commissaire muséographique, ont eu à cœur de multiplier les sources sur le sujet : elles ont mobilisé plus de 250 documents originaux des Églises, du Vatican et des musées européens. Un des enjeux était de croiser des documents et fonds d’archives différents et de prêter attention à plusieurs échelles, du sommet des Églises européennes au niveau le plus local. L’exposition se distribue sur trois salles thématiques, allant de l’antijudaïsme chrétien historique aux mémoires contrastées des Églises, en passant par l’entraide, la Résistance et la diplomatie.

Dans ce cadre, elle a notamment été la coorganisatrice d’un colloque sur le pontificat de Pie XII et sur son attitude face à la guerre, au génocide et à la reconstruction d’après-guerre (« War and Genocide, Reconstruction and Change : The Global Pontificate of Pius XII, 1939-1958 »), a donné de nombreuses interviews sur l’ouverture de ces archives et a participé au documentaire « La France catholique face à la Shoah », film documentaire de Marie-Christine Gambart, co-écrit avec Laurent Joly, diffusé sur France 5, en octobre 2020.

De l’antijudaïsme chrétien aux mémoires contrastées des Églises face à la Shoah

La première salle de l’exposition est consacrée aux préjugés, silences et protestations des Églises européennes jusqu’en 1942. Elle commence par une réflexion sur la « mémoire historique de l’Église » et l’antijudaïsme chrétien, abordé par l’historien du Moyen Âge Pierre Savy dans le catalogue de l’exposition. Un paradoxe émerge : pourquoi l’enseignement chrétien a-t-il longtemps stigmatisé les Juifs et affirmé sa supériorité sur le judaïsme tout en considérant les Juifs comme un peuple à préserver ? Cet antijudaïsme chrétien est-il la matrice de l’antisémitisme contemporain ?

L’exposition montre que les nazis se sont en partie inspirés de l’antijudaïsme religieux. Cherchant à s’inscrire dans un héritage et à donner une légitimité à un antisémitisme racial, indéniablement nouveau et à dimension génocidaire, ils ont mobilisé et diffusé des images du XVe siècle portant sur les prétendus meurtres rituels juifs comme ci-dessous.

Martyre de Simon de Trente, gravure sur bois, publiée dans La Chronique de Nuremberg, éd. Anton Koberger. Allemagne, 1493. © UNamur – Bibliothèque universitaire Moretus Plantin / Domaine public. (En page 25 du catalogue de l’exposition)

Toujours dans la première salle, l’exposition aborde ensuite la « ségrégation cordiale » (une expression de 1937 du père Barbera, du journal jésuite Civiltà cattolica, qui prônait une ségrégation cordiale comme « solution temporaire » au « problème juif »), c’est-à-dire les lois antisémites mises en place dans différents pays sous domination nazie. Dans cette perspective, plusieurs historiens et historiennes, spécialistes d’aires géographiques différentes, ont été mobilisés, notamment dans le catalogue (Nina Valbousquet, Johann Chapoutot, Tal Bruttmann, Jonathan Huener, Ion Popa, Nadège Ragaru et Laurence Schram). À titre d’exemple, dans le catalogue, Nadège Ragaru revient plus en détail sur l’Église orthodoxe bulgare face à la Shoah, connue pour son opposition nette à la déportation des Juifs bulgares, mais pas à celles des Juifs des territoires occupés par la Bulgarie (en Grèce notamment). 

Catalogue de l’exposition Les Eglises et la Shoah, Mémorial de la Shoah, p. 27. Tous les numéros de pages sont des références au catalogue.

La suite de la première salle de l’exposition est consacrée aux Églises de France pendant la Shoah. Après une période de soutien au régime de Vichy et à ses valeurs, qui conduit l’épiscopat catholique à rester silencieux face aux ordonnances allemandes sur les statuts des Juifs, les grandes rafles de l’été 1942 constituent un tournant et conduisent à des protestations, tant de l’Église catholique que protestante. Les historiens Tal Bruttmann et Patrick Cabanel livrent plusieurs textes pour le catalogue d’exposition sur le sujet. Patrick Cabanel, spécialiste du protestantisme, montre ainsi que « le premier statut des Juifs n’a soulevé aucune protestation du côté des institutions protestantes »(p. 76) malgré quelques velléités individuelles.

Op. cit.

Le premier signe public d’une solidarité des chrétiens envers les Juifs apparaît avec la diffusion, contre son gré, d’une lettre du pasteur Marc Boegner au grand rabbin de France le 26 mars 1941. Après la réunion du Conseil national de l’Église réformée de France (ERF) à la mi-mars 1941, à la suite de la création du Commissariat général aux questions juives, Boegner avait en effet été mandaté pour écrire à l’amiral Darlan et au grand rabbin afin de signifier « l’ardente sympathie » de l’Église réformée, qui a elle-même connu la persécution par le passé, pour la minorité juive. Dans les mois qui suivent, d’autres protestations suivent, par exemple, une lettre d’André-Numa Bertrand, le vice-président de la Fédération protestante de France, au Maréchal Pétain, le 5 juin 1942, pour dénoncer le port de l’étoile jaune. Les rafles de 1942 conduisent, enfin, à une réaction collective : la séparation des familles, le non-respect du droit d’asile et le sort tragique qui semble attendre les personnes raflées semblent en effet constituer un tournant pour l’Église protestante. En ce qui concerne l’Église catholique, Nina Valbousquet revient sur l’impact des lettres pastorales sur la population française, en particulier la plus connue d’entre elle, celle de Mgr Saliège, « symbole de résistance spirituelle » (p. 92). Le rôle du cardinal Gerlier, « pilier du régime de Vichy » (p. 2), rappelé aussi par Serge Klarsfeld dans sa préface au catalogue, a quant à lui été majeur pour freiner la coopération militaire accordée par Vichy à la Gestapo dans la chasse aux Juifs. 

Photographie en une du journal Grand écho du Nord de la France le 5 novembre 1942. De gauche à droite, Philippe Pétain, cardinal Suhard, cardinal Gerlier, Pierre Laval. A Vichy, devant l’hôtel du Parc. Source : Gallica.

Les réactions des Églises ne provoquent toutefois pas une rupture avec le régime de Vichy – bien qu’elles conduisent à des attaques virulentes dans la presse collaborationniste à leur encontre – qui cherche alors à négocier afin d’éviter un scandale.

La deuxième salle de l’exposition aborde l’entraide, la résistance et la diplomatie des Églises d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. La France est d’abord au cœur de la réflexion sur les chrétiens et chrétiennes mobilisés dans « l’entraide », terme choisi à dessein pour rappeler que les réseaux étaient le plus souvent interreligieux et mettaient en contact différentes confessions chrétiennes, mais aussi et surtout des organisations juives. On peut noter, en complément des exemples présentés dans l’exposition, qu’un résistant juif communiste, Charles Lederman, actif aussi au sein de l’œuvre de secours aux enfants (OSE), a contribué à convaincre Mgr Saliège de faire lire sa lettre pastorale dans tout son diocèse. Lié à l’abbé Glasberg, du groupe de résistance L’Amitié chrétienne, avec qui il avait organisé la fuite et le sauvetage d’enfants enfermés dans le camp d’internement de Vénissieux en juillet 1942, il comprit en effet que l’Église pouvait jouer un rôle dans le sauvetage des Juifs à une autre échelle. Dans ses mémoires inédits, il raconte en effet que la réussite du « coup magnifique » de Vénissieux lui fit prendre conscience de la nécessité de poursuivre ces relations si la direction du secteur juif de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) de la zone sud souhaitait poursuivre et amplifier les actions. Or, « les représentants de l’Église catholique étaient les seuls à pouvoir encore s’exprimer publiquement » et pouvaient donc toucher des milliers de personnes. À Lyon, Lederman fit donc part de son projet à l’abbé Glasberg qui le mit en relation avec le révérend père de Lubac, l’un des guides spirituels des Jésuites. Ce dernier le mit en contact avec Mgr Saliège. À la mi-août, à Toulouse, Lederman informa Saliège de la situation des Juifs en France et plus particulièrement des déportations. Convaincu, l’homme d’Église décida alors de faire lire une lettre pastorale dans toutes les églises de son diocèse.

Plus généralement, c’est bien souvent la coopération entre organisations juives et réseaux chrétiens qui a permis le sauvetage de nombreux Juifs, notamment des enfants. Précisons par ailleurs que dans le catalogue ont été ajoutées de manière bienvenue deux pages sur deux figures chrétiennes orthodoxes russes actives à Paris dans la Résistance et le sauvetage d’enfants juifs. La Résistance « au nom de Dieu « (p. 126) est aussi abordée dans la suite de cette salle, à travers des trajectoires d’intellectuels et religieux en Résistance en France. Puis, l’exposition adopte de nouveau un prisme européen à travers une réflexion sur l’action des Églises en Europe face à la Shoah, notamment par les Églises interconfessionnelles depuis Genève. Enfin, la question sensible de la diplomatie vaticane est abordée. Nina Valbousquet montre que le pape a choisi de maintenir un équilibre : d’un côté, il a fait preuve d’une diplomatie prudente – il n’a pas condamné publiquement la politique du régime nazi – en raison d’une volonté revendiquée de neutralité et d’impartialité, de la crainte de représailles et de la volonté de ne pas rompre les liens diplomatiques avec l’Allemagne. Parallèlement, il a toutefois proposé une aide humanitaire aux personnes persécutées, notamment à travers l’action de nonces,  dans des pays comme la Roumanie ou la Hongrie.

Charles Lederman, Mémoires, non publiés, sans date, p. 102.

La dernière salle de l’exposition est consacrée aux mémoires contrastées des Églises après la Shoah. Un premier encart revient d’abord sur les controverses d’après-guerre : les limites de la dénazification des Églises et la protection des fugitifs nazis et des collaborateurs par l’Église ; les interprétations théologiques de la Shoah ; la restitution des enfants juifs cachés, symbolisée en France par l’Affaire Finaly

Affiche de la Fédération nationale des libres penseurs de France. 1953, France.
Coll. Mémorial de la Shoah.

Catherine Poujol, L’Église de France et les enfants juifs : des missions vaticanes à l’affaire Finaly, 1944-1953, Paris, PUF, 2013.

Après de timides critiques au sortir de la guerre, les années 1960 sont celles des attaques plus franches, dans le contexte du Procès Eichmann (1961) et de Vatican II (1962-1965). La question de l’image contrastée de Pie XII est ensuite abordée, notamment à travers les arts : théâtre, littérature et cinéma. Ainsi, une pièce de théâtre de 1963 incarne la remise en cause du pontificat de Pie XII : Le Vicaire de Rolf Hochhuth, qui accuse le pape de complicité silencieuse face au génocide. La pièce est adaptée en 2002 par Costa-Gavras dans le film Amen qui représente un pape plus passif que complice. Comme le rappelle Nina Valbousquet, l’ouverture des archives du Vatican en 2020 permet aujourd’hui aux historiens de commencer un travail plus nuancé, d’aller au-delà de la seule personnalité de Pie XII comme incarnation de l’épiscopat et, de rappeler encore une fois « combien l’Église n’est pas un bloc : la question de l’attitude des Églises face à la Shoah est loin d’être réductible à la seule figure du pape » (p. 197). Enfin, l’exposition se conclut sur les questions de mémoire et de repentance. Les années 1970-1980 sont ainsi celles d’un tournant mémoriel : alors que des Églises protestantes ont procédé plus tôt à leur examen de conscience, l’Église catholique commence un mouvement de repentance dans les années 1990.

Encourager les recherches à venir

Cette exposition pionnière en France s’appuie sur une muséographie qui reprend les codes architecturaux de l’Église comme les vitraux, tout en jouant avec les couleurs et les dispositifs numériques et audiovisuels. Entre les salles 1 et 2, un couloir interactif plonge le visiteur dans une atmosphère sombre, où il peut entendre des témoignages, des lettres et des sermons, qui incarnent la prise de parole face au silence. La dernière salle, très colorée et moderne, est constituée d’affiches de films et pièces de théâtres qui matérialisent les mémoires contrastées des Églises face à la Shoah. En salle 2, on apprécie le choix de varier les échelles d’analyse et de proposer des récits de vie et histoires individuelles d’hommes et femmes d’Églises, ce qui permet d’incarner un propos qui pourrait être trop surplombant. Si certaines pièces de l’exposition auraient probablement pu être mieux mises en valeur – l’attention du visiteur est tournée vers les murs et moins vers les tables où sont souvent exposés les 250 documents inédits et originaux – l’exposition réussit le pari de démonter des clichés sur un terrain miné par de nombreuses controverses mémorielles. Loin des polémiques, elle ne néglige ni la collaboration et les silences des Églises, ni les comportements courageux et salutaires des Églises et de leurs ouailles face à la Shoah. L’attention aux différentes échelles de responsabilités et d’actions, comme aux pays,  offre une vision nuancée. Le catalogue, très riche en documents, propose un bilan historique et historiographique « clef en main » et pourra être très utile aux enseignants et enseignantes soucieux de comparer plusieurs pays européens tout en bénéficiant d’un éclairage précis sur le cas français. Cette exposition pose surtout les bases de recherches futures, rendues notamment possibles par l’ouverture des archives Pie XII.

Pour citer cet article

Zoé Grumberg, « “À la grâce de Dieu”. Les Églises et la Shoah », une exposition au Mémorial de la Shoah, RevueAlarmer, mis en ligne le 11 septembre 2022, https://revue.alarmer.org/a-la-grace-de-dieu-les-eglises-et-la-shoah-une-exposition-au-memorial-de-la-shoah/

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