Dans ce document inédit des archives Pie XII, un administrateur du Vatican, Angelo Dell’Acqua, alerte la Secrétairerie d’État des risques causés par la présence de « fugitifs d’origine juive » dans des établissements religieux quelques mois après la grande rafle du ghetto de Rome survenue le 16 octobre 1943. Cette archive illustre les tensions et dilemmes internes au Vatican. Elle montre aussi les ambivalences que l’aide aux Juifs révèle, entre charité chrétienne et préjugés antijuifs.
« Trop de gens non-aryens » au Saint-Siège
Le document ici commenté est formé d’une page dactylographiée d’apparence austère : il s’agit d’une note interne à la Secrétairerie d’État (équivalent d’un pouvoir exécutif au Vatican) rédigée par l’administrateur du Vatican Angelo Dell’Acqua et datée du 31 décembre 1943. Mgr Dell’Acqua donne ici ses recommandations en cinq points concis. Il s’agit d’un avis consultatif de cet administrateur dont l’expertise en matière de « question juive » est régulièrement requise par ses supérieurs – à partir de l’instauration des lois raciales italiennes à la fin de l’année 1938, – avant que ces derniers prennent une décision.
Le fascicule dont cette note est extraite comprend un avis daté du 29 décembre : un « signalement » (dont la source n’est pas indiquée mais il pourrait s’agir d’un religieux en contact avec des réfugiés juifs à Rome) envoyé à Mgr Montini, alors substitut de la Secrétairerie d’État (et futur pape Paul VI). La personne jugée « digne de foi » qui envoie ces informations, signale avoir appris « directement par des éléments israélites » l’existence d’une organisation chargée par le Vatican d’octroyer de faux papiers aux Juifs cachés dans la capitale. Selon l’informateur, ces Juifs auraient « ostensiblement » fait les louanges de cette aide « même parfois auprès de simples connaissances ». Montini demande ainsi à Dell’Acqua son avis sur cette affaire. Tout en niant l’existence d’une telle organisation (point 1), le conseiller Dell’Acqua lance un avertissement :
2. J’ai pu cependant constater plusieurs fois que diverses personnes employées au Vatican ou proches des milieux du Vatican s’intéressent beaucoup trop (je dirais même de manière presque exagérée) aux Juifs, en les favorisant, avec même parfois quelque élégante escroquerie.
3. Ces derniers temps, il me semble que trop de gens non-aryens ont fréquenté la Secrétairerie d’État et qu’au sein de la Secrétairerie même on a trop parlé des Juifs et des mesures relatives adoptées par les Allemands et par le Gouvernement Républicain Italien.
Note interne de Mgr Dell’Acqua, Secrétairerie d’État du Vatican, 31 décembre 1943. Archivio Apostolico Vaticano, Commissione Soccorsi 302, fasc. 11, f. 3.
Dell’Acqua ajoute deux recommandations : « mener une enquête pour éviter les possibles tracas [seccature] » (point 5) concernant les soi-disant faux-papiers vaticans ; et un conseil plus général (point 4) :
4. J’ai toujours considéré comme norme de sagesse fondamentale d’user de la plus grande prudence quand on parle avec les Juifs, auxquels il faut conseiller de parler moins (ils parlent trop et cela leur cause pas qu’un peu d’ennuis).
Note interne de Mgr Dell’Acqua, Secrétairerie d’État du Vatican, 31 décembre 1943. Archivio Apostolico Vaticano, Commissione Soccorsi 302, fasc. 11, f. 3.
Dell’Acqua invite ici à la discrétion, comme il l’a déjà fait en novembre 1943 lorsqu’il avait réprimandé le père Pierre Marie-Benoît. Ce dernier, capucin français, œuvre à Rome pour protéger le maximum de Juifs. Cela lui vaudra au lendemain de la guerre le surnom de « père des Juifs » et en 1966 le titre de « Juste parmi les nations » délivré par Yad Vashem. Mais les recommandations de Dell’Acqua vont au-delà de la simple prudence et sont empreintes de préjugés antijuifs : un cynisme glaçant au vu du contexte romain de l’année 1943-1944, celui de « l’hiver le plus long ».
Andrea Riccardi, L’inverno piu lungo, 1943-44: Pio XII, gli ebrei e I nazisti a Roma, Laterza, Roma-Bari 2008.
16 octobre 1943 : la rafle du ghetto de Rome
L’occupation allemande de Rome (du 8 septembre 1943 au 4 juin 1944) explique, en partie, la prudence de certains administrateurs du Vatican animés par la peur des représailles nazies. Mais si l’Église romaine craint pour sa propre survie, les premiers touchés par l’occupation allemande sont les résistants et les Juifs. Les persécutions antisémites se déroulent désormais « sous les fenêtres du pape ».
Susan Zuccotti, Under his Very Windows. The Vatican & the Holocaust in Italy, Yale University Press, 2001.
Dès le 26 septembre 1943, l’officier nazi Herbert Kappler exige des autorités juives romaines une rançon de 50 kilos d’or. Alerté, le Vatican se propose de contribuer à la collecte, mais la communauté juive romaine réussit à rassembler la somme exigée sans que cette participation soit nécessaire. La demande de rançon est cependant un leurre de la part des Allemands qui préparent une grande opération d’arrestations des Juifs, sous la conduite du SS Theodor Dannecker dans le ghetto historique et dans les quartiers environnants.
Au petit matin du samedi 16 octobre 1943, les Allemands raflent 1259 individus présents sur des listes recensant les Juifs à Rome. Estimant qu’une prise de parole publique est trop risquée, Pie XII se contente alors d’une ligne diplomatique dans les coulisses. Au cours de la rafle, le Secrétaire d’État, le cardinal Maglione, tente de faire connaître le mécontentement du Vatican par l’intermédiaire de l’ambassadeur allemand près le Saint-Siège, Ernst von Weizsacker. Maglione prie ce dernier de « sauver tant d’innocents » et ajoute que « le Saint-Siège ne voudrait pas être placé dans la nécessité de prononcer une parole de désapprobation ». Entre-temps, les autorités allemandes procèdent à la libération des « mixtes » (les « aryens » raflés avec leurs proches « non aryens », selon les définitions raciales nazie et fasciste), une procédure déjà prévue avant la Rafle, mais dont le Vatican s’enquiert à plusieurs reprises. Le 18 octobre, 1024 Juifs raflés sont déportés à Auschwitz (seuls 16 survivront). Le 1er novembre 1943, Mgr Montini est informé par le gouverneur fasciste Riccardo Motta que les Juifs déportés de Rome « ne reviendront plus jamais chez eux ».
Sur ces catégories voir : Marie-Anne Matard-Bonucci, « Demi-juifs, Mischlinge, misti : l’incertaine ligne de partage des persécutions antisémites », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2015, 62-2/3(2):137-171.
Voir notamment : Silvia Haia Antonucci, Claudio Procaccia, Gabriele Rigano et Giancarlo Spizzichino (dir.), Roma, 16 ottobre 1943: anatomia di una deportazione (16 octobre 1943 : anatomie d’une déportation), Guerini, Milano, 2006.
Les persécutions contre les Juifs ne s’arrêtent pas à la grande rafle du 16 octobre. Jusqu’à la libération, les nazis et leurs complices fascistes arrêtent encore un millier de Juifs et conduisent plusieurs massacres, comme celui des Fosses Ardéatines, le 24 mars 1944, où 335 civils (dont 75 Juifs) sont brutalement assassinés. Entre-temps, la République sociale italienne, ce gouvernement fasciste et collaborationniste refondé à Salo, adopte la « Charte de Vérone » qui qualifie d’ennemis de la nation tous les Juifs présents en Italie ; Dell’Acqua y fait allusion dans sa note du 31 décembre en mentionnant les mesures du « Gouvernement Républicain Italien ».
Refuges romains et diplomatie de la charité
Si les démarches diplomatiques du Vatican sont partielles et infructueuses, une partie des Juifs de Rome bénéficient de l’hospitalité spontanée de nombreux couvents et églises. Comme le souligne l’historienne Susan Zuccotti, ces établissements ont pu agir de leur propre initiative car ils n’avaient pas besoin d’un ordre pontifical pour accueillir ces Juifs. Durant la période de l’occupation, les résidences vaticanes (notamment Castel Gandolfo) et les établissements extraterritoriaux abritent des réfugiés et des fugitifs, parmi lesquels quelques Juifs. Il ne s’agit pas d’une politique visant spécifiquement à protéger les Juifs (à l’exception de quelques cas individuels proches du Vatican), mais d’un rôle traditionnel de protection de la population romaine. Ces gestes salvateurs comportent évidemment un risque pour les clercs qui y prennent une part active sur le terrain. Quelques semaines après la note de Dell’Acqua, au début du mois de février 1944, un raid conjoint nazi-fasciste est conduit à la basilique papale de Saint-Paul-hors-les-murs. Intimidé, le Saint-Siège ordonne alors l’évacuation des fugitifs cachés dans tous ses établissements extraterritoriaux.
L’aide du Vatican et ses limites doivent se comprendre dans un cadre plus large, celui d’une diplomatie de la charité. Micro-État sans armée et avec une souveraineté territoriale très circonscrite, le Saint-Siège est souvent impuissant dans les affaires de la guerre. Mais les réseaux de sa diplomatie apostolique et ses activités humanitaires et d’assistance lui offrent d’autres moyens d’influence. Dès septembre 1939, le Vatican met en place la « Commission de Secours » (Commissione Soccorsi) au sein de la Secrétairerie d’État et sous la direction de Mgr Montini. Ce bureau centralise les nombreuses requêtes d’aide provenant des familles de prisonniers, déportés, internés et populations civiles touchées par la guerre, adressées directement au Vatican ou par l’intermédiaire de ses nombreux postes diplomatiques. Les formes d’aide accordées sont multiples : argent, aliments, médicaments, livres, ou encore objets liturgiques.
La note de Dell’Acqua du 31 décembre 1943 est conservée dans les fonds de cette Commission de Secours, aux Archives Apostoliques du Vatican. La mention au crayon à papier « razza » (race) indique un questionnement sur le recoupement de ce cas avec les autres dossiers concernant des « non aryens », Juifs mais aussi catholiques d’origine juive. Les dossiers de la Commission de Secours sont en effet classés par nationalité, mais avec également une importante section « race ». En charge de ces questions, Dell’Acqua fait précisément le lien entre deux sections composant la Secrétairerie d’État : la 1ère section des relations avec les États (attribuée à Mgr Tardini) et la seconde section des affaires ordinaires (attribuée à Mgr Montini et dont fait partie la Commission Secours).
Préjugés tenaces : « la Mémoire historique de l’Église »
Si les démarches diplomatiques et l’assistance du Vatican face aux persécutions antisémites et face à la Shoah sont limitées, c’est en premier lieu en raison de sa juridiction ecclésiastique : le Saint-Siège intervient en priorité pour défendre les droits de l’Église catholique et de ses fidèles. S’y ajoutent la question de sa neutralité dans le conflit et des raisons plus politiques, notamment un fort anticommunisme. Du point de vue du Saint-Siège, une intervention directe en faveur des Juifs persécutés serait perçue comme une ingérence dans la politique des États. Cela explique que les aides du Vatican aux persécutés pour motifs raciaux s’adressent en majorité à des « catholiques non aryens » : des convertis, des catholiques d’origine juive et des familles mixtes. Quand il est sollicité par des Juifs persécutés, le Saint-Siège examine les requêtes au cas par cas, mais bien souvent il se déclare impuissant.
Comme le soulignait l’historien Giovanni Miccoli, à la fois médiéviste et contemporanéiste, un autre facteur influence les positions du Vatican face à la Shoah : la persistance d’une longue tradition d’antijudaïsme chrétien, le poids selon ses termes, de la « mémoire historique de l’Église ». A minima, l’inculcation de ce que Jules Isaac appelait « l’enseignement du mépris » résulte en une culture de l’indifférence et du fatalisme face aux persécutions des Juifs, quand elle ne mène pas à une franche hostilité. Si cette attitude ne peut bien sûr pas être généralisée à l’échelle de l’administration vaticane, dans le cas de Mgr Dell’Acqua, c’est un facteur tout particulièrement prégnant. Le prisme pluriséculaire de la « perfidie juive » se traduit dans les rapports internes de Dell’Acqua par des commentaires reprenant les poncifs antijuifs de l’escroquerie, de l’ostentation, de l’ingratitude et de la tromperie : des préjugés qui ne touchent pas seulement les Juifs en religion, mais également les convertis au catholicisme.
Giovanni Miccoli, Les Dilemmes et les silences de Pie XII. Vatican, Seconde Guerre mondiale et Shoah, traduit de l’italien par Anne-Laure Vignaux, Bruxelles, éditions Complexe, 2005 [2000 en italien].
Jules Isaac, L’enseignement du mépris, suivi de L’antisémitisme a-t-il des racines chrétiennes ? nouvelle édition, Paris, Grasset, 2004 (Ire éd. 1960 et 1962).
Daniele Menozzi, “Giudaica Perfidia”. Uno stereotipo antisemita fra liturgia e storia (Perfidie juive. Un stéréotype antisémite entre liturgie et histoire), Bologna, Il Mulino, 2014.
L’ouverture des archives Pie XII : que peut-on en attendre ?
Depuis mars 2020, les archives du Vatican pour le pontificat de Pie XII, couvrant la période 1939-1958, sont désormais accessibles aux chercheurs. Avant l’ouverture de 2020, l’historiographie s’était appuyée sur un recueil de sources essentiellement diplomatiques sélectionnées par une commission d’historiens jésuites et publiées par le Vatican entre 1965 et 1981 : les Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale (ADSS). Si ces recueils ont été précieux pour les historiens, l’accès direct et intégral aux sources primaires est désormais indispensable pour affiner notre analyse. Par exemple, dans le cas de la note de 31 décembre 1943, un extrait en est cité dans une note de bas de page des ADSS (vol. 9, p. 631). Mais certains commentaires reflétant l’hostilité antijuive de Dell’Acqua ont été omis (le point 3, ainsi que le commentaire entre parenthèse du point 4 sur les « ennuis »). L’ouverture des archives a pu être attendue comme une révélation de scoops ou des pépites, mais ce n’est pas l’enjeu essentiel quelle que soit l’attention médiatique qui leur est accordée. Elle offre surtout une mise en série plus complète de la documentation, ce qui dans le cas de Dell Acqua permet d’analyser, sources à l’appui son attitude face aux persécutions antijuives et l’impact de ses rapports sur les décisions de la Secrétairerie d’État.
Voir la synthèse d’un de ces historiens : Pierre Blet, Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Paris, Perrin, 1999. Les volumes sont aujourd’hui téléchargeables en ligne parmi les actes officiels du Saint-Siège : https://www.vatican.va/archive/actes/index_fr.htm.
Je me permets de renvoyer à mon article : « L’ouverture des archives du Vatican pour le pontificat de Pie XII (1939-1958) : controverses mémorielles, apports historiographiques et usages de l’archive », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 69-1, 2022.
Voir David Kertzer, The Pope at War. The Secret History of Pius XII, Mussolini, and Hitler, Random House, 2022.
Le continent archivistique ouvert depuis 2020 se compose de documents de nature très diverse : de nombreuses requêtes et suppliques, des dossiers nominatifs, des comptes relatifs au fonctionnement de la machine humanitaire du Vatican, alors que les notes internes permettent de mieux saisir les débats, tensions et dilemmes au sein du gouvernement pontifical. Il en ressort un tableau plus contrasté où aide et préjugés ne sont pas mutuellement exclusifs : c’est au contraire l’articulation des deux phénomènes qu’il convient maintenant d’étudier plus finement. Il s’agit de répondre à la question toujours d’actualité posée par Giovanni Miccoli : dans quelle mesure une culture d’hostilité a-t-elle pu influencer ou non la prise de décision et les attitudes du Vatican face aux persécutions ? Une question pertinente également pour l’après-guerre, période pour laquelle les archives vaticanes sont entièrement inédites et promettent des recherches fructueuses à venir.
Pour citer cet article
Nina Valbousquet, « L’ambivalence de l’aide : Une archive du Vatican sur la Shoah en Italie », RevueAlarmer, mis en ligne le 17 novembre 2022, https://revue.alarmer.org/lambivalence-de-laide-une-archive-du-vatican-sur-la-shoah-en-italie/