L’histoire d’un mot
Le mot « antijudaïsme » apparaît dans la langue française au XIXe siècle. Il rencontre une fortune modeste : si l’on en croit le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, seuls 21 titres de livres comportent ce mot, le premier dans l’ordre chronologique étant un livre écrit par un collaborateur, en 1942. Fortune modeste, mais croissante : quatre seulement de ces 21 titres sont antérieurs à l’an 2000, tandis que dix ont été publiés dans les neuf dernières années (2017-2025). À présent, un ouvrage important de l’historien américain David Nirenberg, intitulé Anti-Judaism, datant de 2013 et dont la traduction française a été publiée en 2023, pourrait contribuer à enraciner davantage encore le mot dans l’usage contemporain, au-delà peut-être de son usage aujourd’hui surtout savant.
À en croire le Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr), la première occurrence du mot remonte à 1931 (Julien Weill, Le Judaïsme, Paris, Félix Alcan, 1931, p. 50). Nous avons pourtant trouvé une attestation du mot en 1894, à propos de l’opposition entre hellénisme et judaïsme (Théodore Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, Ernest Leroux, 1895, p. xvi ; un extrait de la préface avait été publié dans la Revue des études juives, 29, 1894, p. 302-309, citation p. 7 ; texte de Reinach auquel renvoie d’ailleurs Weill, op. cit., note 1, p. 50).
Recherche effectuée le 6 avril 2025 sur https://catalogue.bnf.fr/.
David Niremberg, Anti-Judaism: the Western Tradition, New York, W. W. Norton, 2013, traduction française Antijudaïsme. Un pilier de la pensée occidentale, Genève, Labor et Fides, 2023
Sur ce mot qui désigne, on le devine aisément, l’hostilité au judaïsme, nous voudrions pour commencer faire quelques observations lexicales simples. Si cette notion assez singulière d’antijudaïsme existe et paraît utile, c’est parce qu’elle permet d’établir une distinction avec un mot non moins artificiel mais qui, lui, est d’usage courant : celui d’antisémitisme. Ce dernier apparaît dans le titre de quelque 535 livres conservés à la Bibliothèque nationale de France : valeurs quantitatives, sans guère de sens dans l’absolu, mais permettant de donner une idée de l’écart.
Recherche effectuée le 6 avril 2025 sur https://catalogue.bnf.fr/.
On voit bien le dispositif commun à ces deux mots, formés du préfixe anti- et d’un mot en -isme. Or c’est un faux parallélisme : l’antijudaïsme est l’hostilité au judaïsme tandis que l’antisémitisme, notion forgée (et fort mal forgée, nous allons dire pourquoi) dans l’Allemagne des années 1870, n’est pas l’hostilité à un « sémitisme », lequel n’existe pas, mais à des « Sémites », à des personnes. Certes, les choses deviennent plus curieuses encore si l’on songe que les Sémites n’existent pas, eux non plus : il n’existe qu’une catégorie linguistique, un groupe de langues dites « sémitiques », comme l’hébreu, l’arabe ou encore l’amharique. Mais au moins nous accordera-t-on que, à défaut de Sémites, il existe des Juifs : c’est après eux, et eux seuls, qu’en a l’antisémite. Signalons enfin, pour rester dans le domaine de ce qui n’existe pas et pour clore ces remarques sur le vocabulaire, qu’on peut défendre avec de très solides arguments que la constitution même de l’ensemble des pratiques, usages et croyances des Juifs en « judaïsme » est une opération discutable et assez exogène. C’est ce qu’a voulu démontrer avec force Daniel Boyarin et, si on le suit, on trouvera difficile la proposition d’isoler, pour la haïr, la dimension religieuse de l’expérience juive. Or cette difficulté n’est pas sans importance pour la suite de notre propos.
L’idée court dans son oeuvre : voir Daniel Boyarin, Judaism. The Genealogy of a Modern Nation, New Brinswick, Rutgers University Press, 2019
Ainsi, l’antisémitisme désignerait une hostilité aux personnes et l’antijudaïsme une hostilité, disons, à leur religion : d’un côté une forme de racisme à l’encontre des Juifs, une détestation des hommes et des femmes en fonction du groupe auquel ils appartiennent par la naissance, en raison de qui ils sont ; de l’autre une hostilité à un corpus composite appelé le « judaïsme ». C’est cette dernière hostilité qui nous intéresse ici. Mais réfléchir à elle conduit à réfléchir aussi à la validité même de la distinction entre les deux hostilités.
Visages de l’antijudaïsme
L’histoire des grands thèmes de l’antijudaïsme, de ses principaux développements à travers l’histoire et de ses manifestations remplirait des bibliothèques. Dans l’Antiquité, les Romains méprisaient le judaïsme pour son refus du polythéisme et, particulièrement, du culte rendu aux dieux romains et pour l’étrangeté de ses interdits religieux, perçus comme porteurs d’une forme de « misanthropie ». Quand l’Église s’est imposée, à partir du IVe siècle, jusqu’à devenir hégémonique dans la société médiévale, le judaïsme a été mis en accusation de façon nouvelle. Il s’est agi d’abord pour les chrétiens de reprocher à cette religion son aveuglement, voire son mensonge (deux idées proches, mais différentes : le premier peut n’être pas délibéré), particulièrement concernant la personne de Jésus, que les chrétiens considèrent comme messianique et divine et qu’ils jugent annoncée comme telle y compris dans les Écritures juives. Ce refus de la messianité et de la divinité de Jésus a trouvé son accomplissement le plus grave dans la mise à mort de celui-ci, identifiée par les chrétiens à un déicide dont, longtemps, la faute a été attribuée aux Juifs. L’accusation de déicide, formulée comme une faute collective dans les Évangiles (Mt 27, 25 : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »), est sans doute le plus fécond d’entre les thèmes de l’antijudaïsme, mais il n’est pas le seul.
Sur l’antijudaïsme antique avant le christianisme, on se référera pour commencer à Bruno Rochette, « Juifs et Romains. Y a-t-il eu un antijudaïsme romain ? », Revue des études juives, 160/1-2, 2001, p. 1-31, et à Peter Schäfer, Judeophobia : Attitudes toward the Jews in the Ancient World, Cambridge, Harvard University Press, 1997, traduction française Judéophobie : attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris, Cerf, 2003, ainsi qu’aux articles publiés dans Antisemitism Studies, 7/2, 2023, en particulier Miriam Ben Zeev Hofman, « Can Antisemitism Be Traced Back to Ancient Rome ? », p. 302-337, et Katell Berthelot, « The Accusations of Misanthropy Against the Jews in Antiquity », p. 338-369.
Sur la mort de Jésus (33 de n. è.), comme sur les nombreux événements de l’histoire des Juifs dont il est question dans les prochaines pages du présent texte, nous nous permettons de renvoyer aux textes réunis dans Pierre Savy dir., Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2020.
Le différend porte aussi sur le rapport à la Loi, les chrétiens reprochant au judaïsme son légalisme exacerbé et son orgueilleuse ambition de poursuivre par un travail humain (le Talmud, ou « Torah orale ») le travail de définition de la Loi véritable, la « Torah écrite », considérée comme transmise initialement par inspiration divine à des prophètes, Moïse pour commencer. Cette mise en procès du Talmud, de ce qu’il y a de plus spécifique dans la tradition juive, prend son envol à partir du XIIe siècle, en s’appuyant sur des lectures fausses voire calomnieuses de cet édifice textuel. Elle débouche, parfois à l’issue de « disputes » organisées pour disqualifier la religion juive (à Paris en 1240-1242, à Barcelone en 1263, à Tortose en 1413-1414, etc.), à la destruction du Talmud par le feu (on parle parfois de « brûlements » du Talmud : l’un des plus épisodes les plus importants a lieu à Paris en 1242, mais il en est d’autres, comme celui de Rome, en 1553). Certains dans l’Église accusent ce texte et le peuple qui l’a produit de blasphémer Jésus et d’autres figures importantes des Écritures chrétiennes (Marie, la mère de Jésus, en particulier) et, en dernière analyse, de pécher par orgueil à l’égard même de Dieu.
Mais l’antijudaïsme repose aussi, a contrario, sur l’évidence d’une défaite du judaïsme. Le peuple juif est minoritaire et exilé, son Temple est détruit, sa souveraineté sur la Judée est perdue depuis longtemps (voir les représentations allégoriques médiévales de « Synagogue »). On célèbre cette défaite et le triomphe correspondant du christianisme, désormais détenteur de la vraie alliance avec Dieu, au point que, longtemps, l’Église a professé que, avec l’Incarnation (définie par le christianisme comme le moment où Dieu s’est fait chair en la personne de Jésus), le peuple chrétien était devenu le « vrai Israël », remplaçant le peuple juif, déchu. C’est ce qu’on appelle parfois la « théologie de la substitution » (dont il importe de noter qu’elle est aujourd’hui rejetée par l’Église catholique puisque, en 1965, lors du concile Vatican II, le pape Paul VI récusa avec la déclaration Nostra Æetate l’antijudaïsme et l’antisémitisme chrétiens).
Pour faire écho à un volume ancien et encore précieux : Marcel Simon, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain, 135-425, Paris, de Boccard, 1948
On peut entrer dans cette vaste question en partant de la figure de l’historien Jules Isaac : voir Giordano Bottecchia, « Jules Isaac et les relations judéo-chrétiennes : du mépris à l’estime », RevueAlarmer, 27 mars 2024, www.revue.alarmer.org/jules-isaac-et-les-relations-judeo-chretiennes-du-mepris-a-lestime/.
De cet argumentaire théologique contre le judaïsme ont découlé maintes accusations chimériques, parfois savantes, parfois triviales : les Juifs répéteraient la Passion (la mort du Christ) en profanant des hosties consacrées dont on doit rappeler que, dans la théologie catholique, elles sont, véritablement, le corps du Christ ; voire en s’adonnant à des rituels meurtriers sur des chrétiens (accusation de meurtre rituel), parfois en utilisant le sang de leurs victimes. Leur haine des chrétiens les conduirait à des actes criminels, comme l’empoisonnement des puits (un thème attesté à partir du XIVe siècle, la grande peste de 1348 occasionnant la multiplication et le renouvellement partiel des accusations contre les Juifs).
Des affaires retentissantes et tragiques éclatent, où les Juifs d’un lieu se voient accusés de tels crimes et, bien souvent, hâtivement jugés et exécutés, quand ils ne sont pas massacrés sans procès : la première se déroule à Norwich, en Angleterre, en 1144, après la disparition du petit Guillaume, dont les Juifs sont tenus pour coupables. De nombreux cas similaires sont connus, comme à Blois, en 1171, ou à Fulda, en Allemagne actuelle, en 1235, et dans maints autres lieux encore. Une affaire de profanation d’hostie survenue à Paris en 1290 est célèbre, en raison également de sa fortune iconographique : c’est le « miracle des Billettes » du nom de l’église (aujourd’hui un temple) où il aurait eu lieu. Il consiste en ce qu’une hostie consacrée, poignardée par un prêteur juif qui l’avait obtenue des mains d’une pauvre femme qui lui avait emprunté de l’argent, se serait mise à saigner, révélant ainsi le crime qu’il perpétrait et conduisant à sa condamnation. Le grand peintre italien Paolo Uccello l’expose dans les six panneaux d’une prédelle peints vers 1468 et aujourd’hui conservés à la Galerie nationale des Marches, à Urbin.
À la fin du Moyen Âge, un autre cas de meurtre rituel, celui du petit Simon de Trente, secoue toute l’Italie : en 1475, dans la ville de Trente, aux confins germaniques de l’espace italien, les Juifs sont accusés par le prince-évêque de la ville du meurtre de cet enfant. Malgré les réticences du pape, l’affaire débouche sur un procès retentissant et des exécutions, et sur la béatification de Simonino, dont le culte n’est aboli qu’en 1965.
Tenus à l’écart, dans la majorité des cas du moins, de la propriété foncière et de toute position de domination sociale, juridique et politique sur des non-Juifs, les Juifs connaissent en outre une spécialisation, toute relative, dans les métiers de l’argent (prêt à intérêt), à partir du XIIe siècle, laquelle a renforcé la méfiance à leur égard et a donné naissance au thème, toujours attesté, du lien entre Juifs et argent. L’attaque culmine avec le quatrième concile du Latran, qui, en 1215, dans un rêve de théocratie pontificale, affirme entre autres choses tout à la fois la nécessité de lutter contre l’« usure » pratiquée par les Juifs, accusés de spolier de leurs richesses les chrétiens et, spécialement, les églises et de mettre en péril la chrétienté (c’est le canon 67 du concile), et la nécessité d’identifier les Juifs (et les Sarrasins), qui conduit à rendre obligatoire le port d’un signe distinctif (canon 68).
L’idée d’une mise en écart par le signe ne suffisant pas, on voit se répandre les expériences de mises à l’écart réelles, par le moyen de l’expulsion, expérimentée à partir de la fin du XIIe siècle et courante dans les derniers siècles du Moyen Âge, particulièrement dans les monarchies nationales déjà en cours de formation (expulsion d’Angleterre, 1290 ; de France, 1306 et 1394 ; d’Espagne, 1492 ; du Portugal, 1497 ; de Provence, 1501 ; etc.). Dans l’espace italien s’invente une nouvelle forme de mise à l’écart des Juifs, dans une partie close de l’espace urbain : le ghetto, nom donné à un quartier de Venise dans lequel, en 1516, le Sénat de la République décrète que doivent résider tous les Juifs de Venise et uniquement des Juifs. Bientôt Rome (1555), Florence (1571) et des dizaines de villes d’Italie imitent la Sérénissime.
Cette méfiance et ces accusations produisent une représentation caricaturale du judaïsme et des Juifs mêmes. À force d’être associés au déicide et au diable, ils se voient caractérisés y compris corporellement – caricature de leur visage avec un nez crochu, attribution de traits tels qu’une odeur fétide, des cornes ou une queue, voire des hémorroïdes et des menstruations : où l’on passe de la critique de la doctrine à la critique des personnes, en un passage qui est au cœur du problème affronté par le présent texte.
Donnons ici deux références importantes, certes attentives à une période postérieure mais s’inscrivant toutes deux dans la longue durée et considérant avec attention la question des origines : Catherine Brice et Giovanni Miccoli dir., Les racines chrétiennes de l’antisémitisme politique, fin XIXe-XXe siècle, Rome, École française de Rome, 2003, et Marie-Anne Matard-Bonucci dir., Antisémythes. L’image des Juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris, Nouveau monde, 2005.
Antijudaïsme et antisémitisme
Quoiqu’elles n’emploient pas le mot d’antijudaïsme, les premières lignes de la préface de 1967 de Sur l’antisémitisme (1951), de Hannah Arendt, donnent un exemple fameux et séminal de l’usage qu’on peut faire d’une telle distinction :
L’antisémitisme, idéologie laïque du XIXe siècle – dont le nom, mais non les arguments, était inconnu avant les années 1870 -, et la haine religieuse des Juifs, inspirée par l’antagonisme et l’hostilité mutuelle de deux croyances contradictoires, ne sont évidemment pas la même chose ; et même la mesure dans laquelle le premier tire ses arguments et son attrait émotionnel de la seconde est sujette à caution.
Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism. New edition with added prefaces, San Diego, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1973, p. XI (c’est nous qui traduisons). La distinction est discutée dans un certain nombre de travaux, par exemple dans Jeanne Favret-Saada, avec Josée Contreras, Le christianisme et ses juifs. 1800-2000, Paris, Éditions du Seuil, 2004, particulièrement p. 14-20.
Distinction claire et largement opératoire, dont nul ne saurait refuser tout à fait l’usage. Mais la « caution » appelée de ses vœux par Arendt a souvent laissé la place à une séparation radicale, voire à une interprétation faussée : bref, la distinction présente quelques difficultés, que nous voulons maintenant exposer.
Tout d’abord : une telle hostilité doctrinale, déprise de toute hostilité raciste, a-t-elle seulement existé et existe-t-elle ? En d’autres termes, un antijudaïsme non antisémite est-il possible ? Inutile de rappeler qu’il est parfaitement possible de ne pas adhérer à un corpus de croyances religieuses (corpus difficile à définir, du reste) sans verser dans le racisme (et cela est vrai de toutes ces croyances : par exemple aussi bien celle, partagée avec d’autres ensembles doctrinaux, selon laquelle le monde est créé que celle, plus spécifique, selon laquelle Jésus n’est pas le messie). Tout comme il est possible de ne pas apprécier certains aspects du judaïsme : le souci du détail et les logiques rationnelles de contournement apparent de la littéralité des préceptes, par exemple, ou encore la discussion des textes, pilier de la vie juive, et donc l’établissement de la Loi par les hommes, un point dont on a déjà signalé qu’il choquait la théologie chrétienne médiévale. La modernité a construit un espace public de tolérance qui, tout en autorisant et en protégeant diverses croyances, n’interdit pas l’hostilité au judaïsme comme doctrine, et c’est heureux.
Malgré les efforts consentis par certains penseurs (au premier rang desquels Maïmonide et ses « principes de la foi »), ce que l’on peut appeler le judaïsme insiste sur la pratique au moins autant que sur la foi et ne repose pas sur des « croyances » essentielles (l’équivalent de ce que l’on désigne dans le domaine chrétien comme un credo) sur lesquelles tous tomberaient d’accord.
Mais on constate que, historiquement, l’antijudaïsme peine à s’en tenir au plan doctrinal. Il faut dire que les identités juives sont, dès leur origine, dès la Bible, décrites comme tout à la fois ethniques et, disons, religieuses. Une dualité qui rend la distinction entre antijudaïsme et antisémitisme tout à la fois tenable (plus que si seule une identité ethnique était engagée) et délicate. Quand on déteste les Juifs indépendamment de leur foi, c’est de l’antisémitisme ; quand on déteste leur religion, c’est de l’antijudaïsme ; mais quid d’une détestation vouée aux Juifs en tant qu’ils sont religieusement juifs ? Si les personnes sont réputées (par elles-mêmes ou par la société alentour) porteuses d’une identité complexe, incluant, entre autres choses, des doctrines et des croyances, il devient difficile de faire le départ entre elles comme personnes, d’une part, et leurs doctrines et croyances, d’autre part. D’autant que les attestations les plus anciennes et donc, a priori, les plus pures de l’antijudaïsme ont pris un mauvais pli en attaquant les personnes, et non leurs idées : comme s’il avait toujours été difficile de ne pas sombrer dans des attaques dépassant l’opposition théologique. Le nom générique (et, dans bien des cas, le titre) donné aux textes savants rédigés contre le judaïsme entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge central est Contra Iudaeos (ou parfois Adversus Iudaeos), qui signifie en latin « Contre les Juifs ». La polémique qui, historiquement, a nourri l’antijudaïsme a donc porté sur les personnes. L’antijudaïsme évangélique lui-même, faute aussi de disposer d’un concept tel que le « judaïsme », s’en prend aux Juifs, « serpents, race de vipères », qui « [ont] pour père le diable » et « ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes ». Florilège incomplet mais qui renvoie, faut-il le dire ? à une réalité éminemment complexe : à qui, dans ces citations néotestamentaires, voudrait trouver la preuve irréfutable d’un antisémitisme déjà constitué, contentons-nous de rappeler que leurs auteurs sont en majorité nés juifs.
Mt 23, 31 ; Jn 8, 44 ; et 1 Th 2, 15
En contexte chrétien, une pierre de touche pour notre réflexion est le baptême qui, théoriquement, sitôt administré, fait disparaître, en même temps que toute trace du péché originel (c’est son but premier), tout antijudaïsme à l’égard de celui qui était juif. Or, s’il existe mille cas montrant l’efficace du sacrement, il en existe aussi un certain nombre, moindre mais conséquent, où la chose paraît plus incertaine. Parfois, cela s’observe jusque chez un même auteur, comme le réformateur Martin Luther qui, après avoir écrit Que Jésus-Christ est né juif (1523), où il rappelle que les Juifs « sont des parents directs, des cousins et des frères de notre Seigneur », affirme, dans ses Propos de table, que,
si un Juif vient [lui] demander le baptême, [il] le lui [donnera], mais aussitôt après [il] le [mènera] au milieu du pont de l’Elbe, lui [accrochera] une meule au cou et le [jettera] à l’eau .
Sur cette question complexe, nous nous permettons de renvoyer, dans une bibliographie abondante, à Pierre Savy, « Baptême et hérédité : peut-on parler d’une ‘macule’ juive dans l’histoire de l’Occident (Moyen Âge-Temps modernes) ? », Revue des études juives, 174, 3-4, 2015, p. 359-391.
Propos de table (Tischreden), éd. Louis Sauzin, Paris, Éditions Montaigne, 1932, rééd. Paris, Aubier, 1992, p. 405-406. L’hostilité de Luther à l’égard des Juifs s’exprime davantage encore dans son traité Des Juifs et de leurs mensonges, publié en 1543 (voir la traduction française : Martin Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543). Édition critique, éd. Pierre Savy, trad. Johannes Honigmann, Paris, Honoré Champion, 2015).
La compréhension de l’antijudaïsme comme distinct de l’antisémitisme s’entend intellectuellement et permet de clarifier le niveau où se situent et s’interprètent certains textes, donc. Mais elle peut aussi fausser l’interprétation de textes anciens hostiles aux Juifs. On doit alors se demander à quoi elle a servi. Comme nous en faisait la remarque l’historien du christianisme Régis Burnet, dans le monde chrétien, l’antijudaïsme a beaucoup servi à dire (et à se dire) que les expressions anciennes d’« antijudaïsme » n’étaient pas si graves, puisqu’elles n’avaient rien de commun avec l’antisémitisme des XIXe et XXe siècles. Croyance rassurante, qui permet de laver de toute accusation infamante des auteurs disant pis que pendre des Juifs, mais le faisant, assure-t-on, au nom de la religion ; mais croyance assez fausse et empêchant de comprendre l’antijudaïsme ancien et ce que l’antisémitisme lui doit. L’historiographie connaît un mouvement de balancier. Après avoir été majoritairement critique à l’égard du continuisme dans l’histoire de l’hostilité aux Juifs et convaincue, contre par exemple un Léon Poliakov, que la possibilité même du racisme n’était pas donnée avant la modernité, elle tend désormais à dater de plus le haut le racisme et, de surcroît, à placer celui qui concerne les Juifs, l’antisémitisme, au centre de cette histoire. Voilà qui fragilise l’usage de l’antijudaïsme comme preuve commode de l’inexistence d’un racisme ou d’un racialisme ante litteram.
Léon Poliakov (1910-1997) est l’auteur de nombreux ouvrages. Contentons-nous de renvoyer ici à la première édition de son livre le plus connu : Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1955-1977, 4 vol. (plus un cinquième volume, collectif, dirigé par lui, publié aux éditions du Seuil en 1994).
Nous passons ici trop vite sur une question riche et décisive : sur elle, voir Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et Histoire dans les sociétés occidentales. xve-xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2021. Une position continuiste nouvelle est magistralement incarnée par Yosef Hayim Yerushalmi, « L’antisémitisme racial est-il apparu au XXe siècle ? De la limpieza de sangre espagnole au nazisme : continuités et ruptures », Esprit, 190, 3/4, 1993, p. 5-35.
Critique religieuse et essentialisation
Un piège existe : celui de passer d’un discours descriptif à un discours prescriptif et de vouloir bannir toute critique de la « religion » juive. Il est vrai que, aujourd’hui, les signes d’hostilité à l’égard des Juifs, hélas nombreux, relèvent plutôt de l’antisémitisme que de l’antijudaïsme. Ils ne mobilisent pas souvent des motifs religieux ou ils le font de façon allusive : bref, notre proposition ici est de considérer comme parfois antisémite (avant la lettre) l’antijudaïsme ancien, bien plutôt que de considérer comme « antijudaïque » l’antisémitisme contemporain. La question mérite toutefois d’être posée, parce que l’attaque contre une autre religion peut aussi être la façon que trouvent certains de s’en prendre à ceux qui s’identifient à elle. Il importe de protéger dans toute la mesure du possible la liberté d’opinion : on convient sans peine qu’on peut ne pas aimer une religion ou une autre, le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Le critère juridique est clair : il est interdit de viser par des propos injurieux ou diffamatoires des individus et il ne l’est pas de s’en prendre à une religion. C’est l’attaque aux personnes, signe d’une essentialisation, qui constitue le point de bascule vers l’inadmissible.
S’agissant d’antijudaïsme, malgré l’apparence savante de ce mot, malgré le fait qu’il veut renvoyer à une doctrine et non à des personnes, et malgré la relative raréfaction d’une hostilité dont l’origine remonte à il y a près de deux mille ans et dont l’âge d’or se situe il y a plusieurs siècles, il faut faire preuve de prudence car l’antisémitisme, aujourd’hui proscrit, emprunte des chemins détournés et parce que l’essentialisation, sans être inéluctable, n’est jamais loin.
Nous pensons ici à l’antijudaïsme, mais on doit aussi signaler le recours tactique, autrement fréquent, à l’antisionisme : voir Denis Charbit, « Antisionisme », RevueAlarmer, 6 mai 2024, https://revue.alarmer.org/notice/antisionisme/.
Orientation bibliographique
ARENDT Hannah, The Origins of Totalitarianism. New edition with added prefaces, San Diego, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1973.
BEN ZEEV HOFMAN Miriam, « Can Antisemitism Be Traced Back to Ancient Rome ? », Antisemitism Studies, 7/2, 2023, p. 302-337.
BERTHELOT Katell, « The Accusations of Misanthropy Against the Jews in Antiquity », Antisemitism Studies, 7/2, 2023, p. 338-369.
BOTTECHIA Giordano, « Jules Isaac et les relations judéo-chrétiennes : du mépris à l’estime », RevueAlarmer, 27 mars 2024, www.revue.alarmer.org/jules-isaac-et-les-relations-judeo-chretiennes-du-mepris-a-lestime/.
BOYARIN Daniel, Judaism. The Genealogy of a Modern Notion, New Brunswick, Rutgers University Press, 2019.
BRICE Catherine et MICCOLI Giovanni dir., Les racines chrétiennes de l’antisémitisme politique, fin XIXe -XXe siècle, Rome, École française de Rome, 2003.
CHARBIT Denis, « Antisionisme », RevueAlarmer, 6 mai 2024,
https://revue.alarmer.org/notice/antisionisme/.
FAVRET-SAADA Jeanne, avec CONTRERAS Josée, Le christianisme et ses juifs. 1800-2000, Paris, Éditions du Seuil, 2004.
LUTHER Martin, Des Juifs et de leurs mensonges (1543). Édition critique, éd. SAVY Pierre, trad. HONIGMANN Johannes, Paris, Honoré Champion, 2015.
LUTHER Martin, Propos de table (Tischreden), éd. SAUZIN Louis, Paris, Éditions Montaigne, 1932, rééd. Paris, Aubier, 1992.
MATARD-BONUCCI Marie-Anne dir., Antisémythes. L’image des Juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris, Nouveau monde, 2005.
NIRENBERG David, Anti-Judaism : The Western Tradition, New York, W. W. Norton, 2013, traduction française Antijudaïsme. Un pilier de la pensée occidentale, Genève, Labor et Fides, 2023.
POLIAKOV Léon, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1955-1977, 4 vol.
ROCHETTE Bruno, « Juifs et Romains. Y a-t-il eu un antijudaïsme romain ? », Revue des études juives, 160/1-2, 2001, p. 1-31.
SAVY Pierre dir., Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2020.
SAVY Pierre, « Baptême et hérédité : peut-on parler d’une ‘macule’ juive dans l’histoire de l’Occident (Moyen Âge-Temps modernes) ? », Revue des études juives, 174/3-4, 2015, p. 359-391.
SCHÄFER Peter, Judeophobia: Attitudes toward the Jews in the Ancient World, Cambridge, Harvard University Press, 1997, traduction française Judéophobie : attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris, Cerf, 2003.
SCHAUB Jean-Frédéric et SEBASTIANI Silvia, Race et Histoire dans les sociétés occidentales XVe -XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2021.
SIMON Marcel, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain, 135-425, Paris, de Boccard, 1948.
YERUSHALMI Yosef Hayim, « L’antisémitisme racial est-il apparu au XXe siècle ? De la limpieza de sangre espagnole au nazisme : continuités et ruptures », Esprit, 190, 3/4, 1993, p. 5-35.
Pour citer cet article
Pierre Savy, « Antijudaïsme », RevueAlarmer, mis en ligne le 18 avril 2025, https://revue.alarmer.org/notice/antijudaisme/