Qu’est-ce que l’antisionisme ?
Un « anti » comme les autres ?
Commençons par une définition banale, voire tautologique : l’antisionisme est la conviction que partagent toutes les personnes, juives ou non-juives, hostiles au sionisme. Une idéologie attire des adhérents et des sympathisants, elle génère également des rivaux et des adversaires. Donc s’il y a des sionistes, comment n’y aurait-il pas des antisionistes ? Le communisme engendre l’anticommunisme, le fascisme l’antifascisme et le sionisme…l’antisionisme. Dans certain cas, l’antonyme ne fonctionne pas aussi bien : les personnes opposées au libéralisme sur le plan des valeurs politiques et des mœurs ne se revendiquent guère comme « anti-libéraux », il leur suffit de s’identifier comme conservateurs. Pour que le mot prenne, il faut que l’enjeu suscite des passions. Tel est le lot du sionisme. Mais mettre sur le même plan communisme, fascisme, libéralisme et sionisme et leur contrepartie respective a de quoi surprendre. Pourquoi a-t-on hissé le sionisme au rang d’une idéologie ? Il ne se présente guère comme une conception du monde, une théorie de l’action et une échelle de valeurs spécifique et singulière comme le font les autres mentionnées ci-dessus. Le sionisme n’est-il pas, après tout, que la variante juive du nationalisme ? Or, la plupart des nationalismes – italien, allemand, turc, algérien ou palestinien, on peut prolonger la liste – n’ont guère été dotés d’un nom particulier. En outre, un antisioniste, en tant qu’il s’élève avec véhémence contre le nationalisme juif, n’est pas tenu de prouver sa cohérence en protestant avec la même ardeur contre tous les nationalismes. C’est contre le nationalisme juif qu’il en a et c’est à lui seul qu’il s’en prend. Pour quel motif ? C’est là la question. Car, contrairement aux anticommunistes qui, peu ou prou, avaient les mêmes raisons de s’opposer au communisme, contrairement aux antifascistes qui faisaient cause commune, malgré leurs divergences idéologiques, les antisionistes n’ont pas les mêmes raisons de se déclarer tels et ne poursuivent guère le même objectif. L’antisionisme qui semble aller de soi – s’opposer au sionisme – recèle bien des ambiguïtés et une complexité que nous essaierons de tirer au clair dans les lignes qui suivent.
En fait, il n’y a pas un antisionisme, mais des antisionismes. Et il importe de les distinguer selon deux critères : dans le temps et en fonction du lieu.
Avoir été antisioniste en 1924 n’a pas le même sens que l’être aujourd’hui en 2024. Autrement dit, l’objectif principal du sionisme ayant été la création d’un État juif en Palestine, on peut établir que l’antisionisme d’avant 1948 et d’après 1948 n’est pas de même nature. Avant 1948, on s’est opposé à une idée, un projet ; depuis 1948, l’antisionisme vise non à critiquer, mais à contester la légitimité de ce à quoi le sionisme a donné lieu : l’État d’Israël, qu’il cherche à faire disparaître et tout en se réjouissant de cette éventuelle disparition à venir.
Examinons à présent le critère du lieu d’où parlent les antisionistes, qui ne sont pas, on l’a compris, d’un seul tenant : être antisioniste n’a pas le même sens lorsqu’on est juif, palestinien ou lorsqu’on est ni l’un ni l’autre.
L’antisionisme des Juifs, avant 1948
Dans la première moitié du XXe siècle, en un temps donc où l’État juif n’existait pas, un juif antisioniste estimait que le projet sioniste, en tant que tel, n’était pas une bonne solution, qu’il était nettement préférable de s’appuyer sur l’émancipation ou sur la révolution plutôt que jeter son dévolu sur le rassemblement des Juifs en Palestine. Le sionisme étant la dernière-née des options politiques offertes aux Juifs, les fervents défenseurs de l’émancipation libérale tout comme les ardents partisans de la révolution socialiste tenaient le sionisme pour superflu puisqu’ils prétendaient eux-mêmes détenir la bonne et unique solution à la question juive : pourquoi fonder en Palestine un État juif, protestaient les défenseurs de l’émancipation, puisque la citoyenneté avait offert le socle juridique définitif d’une intégration politique et sociale des Juifs garantie par un État de droit, respectueux de la liberté de conscience et des cultes et favorable, de surcroît, à la méritocratie ? Pour les révolutionnaires, ni la démocratie bourgeoise ni un État-nation n’étaient à même de résoudre la question sociale, qui, une fois résolue par le soulèvement des masses, mettrait fin à l’antisémitisme. L’Union générale des travailleurs juifs (Bund), par exemple, fondée en 1897, reconnaissait pleinement l’existence d’une nation juive de langue yiddish. Le fondateur et leader principal du Bund, Vladimir Medem, militait pour la création d’une Russie socialiste et multiculturelle respectueuse des nationalités. Pour compléter le tableau de l’antisionisme juif, mentionnons encore une troisième source d’opposition radicale au sionisme : les autorités rabbiniques de stricte observance et leurs ouailles. Celles-ci n’avaient aucune objection de fond sur le retour des Juifs en terre d’Israël pour autant et à condition que l’impulsion de ce retour émane de Dieu et préfigure l’avènement des temps messianiques. Or, le sionisme émanait, en quelque sorte, de Juifs impatients qui refusaient d’attendre plus longtemps l’heure de la rédemption. Sans plus attendre le signal divin, les sionistes préconisaient le rassemblement des Juifs en terre promise, résolus à fournir à ce peuple trop souvent en butte au mépris et aux persécutions la protection d’un État dont ils seraient les détenteurs puisqu’ils y seraient pour une fois en majorité.
Dire que ces trois tendances, libérale, révolutionnaire et religieuse, prépondérantes alors dans le monde juif, étaient antisionistes est juste si l’on tient compte que c’est là une appréciation conceptuelle, et non, pour elles, un slogan de ralliement. Nulle d’entre elles ne se définissait officiellement, dans son intitulé, comme antisioniste. Il faut saisir également que chronologiquement parlant, elles ont toutes précédé l’apparition du sionisme et se sont toutes prononcé contre lui, non sans condescendance et dédain puisque c’était la dernière-née des tendances juives. Leur opposition au sionisme découlait de leur vision préalable du fait juif, et elles ne se sont pas construites contre lui. Nul meeting antisioniste n’a jamais été organisé réunissant à une même table des rabbins orthodoxes, des dirigeants révolutionnaires et de l’émancipation, tant leurs divergences étaient énormes entre eux. Enfin, pour avoir été riches et fournies, ces polémiques contre le sionisme ont toujours exclu le recours à la violence. L’antisionisme des uns et des autres n’a jamais fait de mort ni de blessé. C’était un débat d’idées soutenu, irréductible, impitoyable, avec des controverses de poids – sur la langue à promouvoir, par exemple, le yiddish ou la langue vernaculaire plutôt que l’hébreu – et avec des jugements assez sévères sur le caractère utopique, impraticable ou erroné d’un foyer juif en Palestine. Citons, par exemple, Joseph Reinach : « Si l’on entend par sionisme la constitution d’un État juif en Palestine, je dis solennellement, résolument : Non. […] Le sionisme est bien une sottise – une triple erreur historique, archéologique, ethnique ». Les Juifs de stricte observance voyaient dans le sionisme une usurpation du message juif, une déviation par rapport au judaïsme dont ils prétendaient être les dépositaires exclusifs. Ils reprochaient au sionisme d’être une idéologie séculière coupable d’encourager la sortie du judaïsme religieux en vue de promouvoir une définition nationale de l’existence juive. Un parti orthodoxe a été créé en 1912, « Agoudat Israel », pour promouvoir les intérêts de leurs ouailles et mettre en garde contre les tentations séculières au premier rang desquelles figurait le sionisme. Pour illustrer cette effervescence des idées, ce bouillonnement d’idéaux, notons qu’il était fréquent qu’au sein du foyer familial, conçu par un père et une mère élevés dans le respect de la tradition juive la plus stricte, l’on trouve autour de la table l’aîné désireux de partir pour les États-Unis d’Amérique, la fille cadette pressée de s’embarquer pour Eretz Israël, le benjamin rêvant de grands soirs avec ses camarades du Bund et que seul le dernier rejeton était encore fidèle à la foi. Et c’est sans compter avec les palinodies qu’effectueront ces Juifs qui abandonneront leur conviction initiale pour une autre au gré de leurs pérégrinations idéologiques et géographiques. Précisons aussi que, dans ces débats, la question arabe ne fut jamais l’objet de discussions ou de divergences, ou alors, à partir des années 1930, seulement dans les rangs du Bund et au nom de l’internationalisme prolétarien.
L’antisionisme arabe
Parallèlement à ces courants juifs opposés au sionisme, se développait en Palestine un antisionisme arabe motivé par une toute autre considération : le projet sioniste de créer un État juif contrecarrait l’objectif du nationalisme arabe. Celui-ci réclamait l’établissement d’un État sur toutes les provinces dont l’Empire ottoman s’était retiré après sa défaite militaire et sa dislocation politique obtenues par les Britanniques, qui avaient ouvert un front militaire en Orient durant la Première Guerre mondiale. Lorsque le système mandataire fut adopté par la Société des Nations à la conférence de San Remo en 1920, puis appliqué sur le terrain au Liban et en Syrie sous contrôle français, en Transjordanie et en Irak sous leadership britannique, l’accession à l’indépendance de ces territoires dont on avait tout juste tracé les frontières a remplacé l’idée initiale d’un grand royaume arabe. Aussi était-il hors de question que le Mandat établi en Palestine puisse avoir d’autre destinée que celle d’établir un État arabe de plus à l’instar de leurs voisins. Nul territoire ne pouvait être amputé du giron de la nation arabe qui prétendait à une légitimité exclusive sur l’ex-Empire ottoman au nom du droit à l’autodétermination des peuples, en général, et de la nation arabe en particulier.
Armé de ses convictions et de sa qualité de peuple autochtone, l’antisionisme palestinien, sous la houlette du Grand mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, nommé à la tête du Haut Comité arabe a ainsi dénié toute légitimité au nationalisme juif qui se réclamait du même droit : n’y voyant pas autre chose qu’un instrument de l’impérialisme britannique, le sionisme était voué à quitter la Palestine dans les fourgons de l’Empire, grâce la victoire des Nazis auxquels le mufti s’était rallié en s’établissant à Berlin dès 1941. La proposition faite par l’ONU en 1947 de partager la Palestine en deux États a redoublé la vigueur de cette opposition palestinienne et arabe à une Palestine juive qu’elle tenait pour une usurpation étrangère de type colonial. Aussi, non content de voter contre le plan de partage, voilà que cette opposition diplomatique légitime s’est mue en cri de guerre pour remettre en cause par la force la résolution de l’ONU et précipiter la fin de l’État d’Israël. Malgré le ralliement des pays arabes à leur cause, les Palestiniens n’y sont pas parvenus. Or, une fois la création d’un État juif approuvé, une fois l’État d’Israël proclamé, souhaiter sa destruction et se mobiliser en armes pour le détruire au nom de l’antisionisme n’était plus désormais un objectif légitime car la volonté d’en finir avec l’État d’Israël allait de pair avec la liquidation de sa population juive.
On voit donc bien que l’antisionisme juif et l’antisionisme arabe n’avaient rien en commun. L’antisionisme juif était une controverse idéologique, aussi âpre fut-elle, tandis que l’antisionisme palestinien et arabe n’avait cure d’une nation juive, du yiddish et de l’hébreu, de la tradition ou de la sécularisation juive. La seule chose qui leur importait était de déraciner hors de Palestine le sionisme et les sionistes, autrement dit les Juifs, quelle que soit leur obédience ou leur conviction.
La nouvelle donne : la création de l’État d’Israël
Pour tous les Juifs qui s’étaient opposés au sionisme avant 1948, une fois l’État d’Israël sorti vainqueur de l’épreuve de la guerre, son existence était admise, voire approuvée. Ils cessaient d’être antisionistes pour devenir, tout au plus, des non-sionistes. Aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée de réclamer sa disparition et de militer pour cette cause. Ainsi, l’antisionisme juif s’est progressivement dissipé. Une grande partie des bundistes polonais a disparu dans la Shoah tandis que ceux qui étaient en Union soviétique ont été l’objet de la répression stalinienne et des purges. Ceux qui étaient partis à temps aux États-Unis, en France ou en Israël ont rejoint respectivement les rangs du parti démocrate, du parti communiste français ou de la gauche israélienne. Si les orthodoxes en Israël maintiennent au niveau du discours la même réserve et la même distance que leurs aînés, cela n’empêche guère la plupart de leurs leaders actuels de faire partie de toutes les coalitions parlementaires pour préserver les intérêts de leur communauté et de leurs institutions scolaires, et protéger leur mode de vie enclavé grâce à la manne de l’État. La plus grande mutation s’est opérée parmi les Juifs des sociétés libérales : après s’être longtemps tenus à l’écart du sionisme et d’Israël, redoutant que l’idée d’une nation juive promue par les sionistes fasse le lit des antisémites toujours prompts à dénoncer l’extranéité des Juifs, l’existence de l’État d’Israël est devenue pour eux un élément important, sinon capital, de leur identité juive. Ils peuvent bien ne pas envisager de vivre en Israël, ils estiment crucial et indispensable qu’Israël existe et s’épanouisse, adoptant, à tort ou à raison, une obligation de réserve, plus ou moins étroite, vis-à-vis de la politique menée par les gouvernements israéliens.
Après les révélations sur l’ampleur de l’extermination des Juifs, la sympathie de la classe politique, de l’opinion publique et des intellectuels en Europe et en Amérique du Nord est allée à l’État d’Israël : celui-ci remplissait sa vocation d’État-refuge, accueillant les Juifs d’où qu’ils viennent, et parvenait à sortir vainqueur des épreuves militaires infligées par ses voisins arabes. L’antisionisme semblait n’avoir plus cours, et cependant la guerre terminée, voilà qu’il connut un avatar inattendu dans le discours communiste en Union soviétique et dans les pays de l’est. C’est lors des grands procès, et notamment le procès de Prague en 1952, que nombre de leaders du parti communiste d’origine juive furent accusés, non seulement d’être des agents de la CIA, mais également des « sionistes ». Ils n’avaient été, évidemment, ni l’un ni l’autre, mais les désigner comme « sionistes » n’était guère anodin. C’était un subterfuge grâce auquel les autorités pouvaient mobiliser l’antisémitisme comme ressource sans le dire ouvertement, puisque celui-ci était officiellement réprouvé et condamné depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois, le terme de « sioniste » devenait une accusation légitime pour remplacer le nom « juif » qui demeurait tabou. La leçon allait être retenue et resservir quelques années après lorsque, sous l’influence du colonel Nasser, le leader égyptien panarabe, Israël fut systématiquement désigné comme « l’entité sioniste », pour le stigmatiser par une formule réductrice et péjorative et ainsi, ne pas l’appeler par son nom et son statut officiel.
Antisionisme et tiers-mondisme
C’est à partir des années 1960 et 1970 que l’antisionisme est devenu un pilier idéologique de l’idéologie tiers-mondiste et de l’extrême-gauche en Europe et aux États-Unis. En France, le bréviaire de l’antisionisme fut, à cette époque, Le Sionisme contre Israël, que l’auteur, Nathan Weinstock, a renié entièrement depuis. Cette renaissance de l’antisionisme est allée de pair avec l’ascension du mouvement national palestinien et de la figure romantique du fedayin, culminant avec la charte de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Celle-ci appelait explicitement à la destruction de l’État d’Israël et à la création d’un État palestinien dans lequel ne seraient autorisés à rester que les Juifs arrivés en Palestine avant 1917 (année de la Déclaration Balfour). En 1975, c’était au tour de l’Assemblée générale des Nations unies, l’un des principaux organes de l’ONU, de voter une résolution assimilant le sionisme au racisme. La cause palestinienne prit son essor en Europe avec la guerre du Liban en 1982 (massacres de Sabra et Chatila) et l’Intifada en 1987.
Le processus de paix engagé en 1993 entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, respectivement premier ministre d’Israël et leader de l’OLP, pouvait inspirer l’hypothèse que le clash historique entre les nationalismes juif et palestinien touchait à sa fin et, avec lui, l’antisionisme. Cependant, l’échec du sommet pour la Paix au Proche-Orient de Camp David, ou Camp David II, en août 2000 entre Yasser Arafat et Ehud Barak redonna à un antisionisme moribond une renaissance et une vigueur insoupçonnées. La seconde Intifada éclata quelques semaines plus tard, en septembre 2000. C’est alors que la diabolisation du sionisme a redoublé d’intensité avec, comme point d’orgue, la conférence de Durban en 2001, un an après. L’ascension au pouvoir de Netanyahou, figure incontournable régulièrement réélue depuis 2009, et celle de l’extrême-droite entrée au gouvernement et plus seulement dans la coalition, la poursuite de la colonisation en Cisjordanie et l’arrêt de tout processus de paix avec les Palestiniens ont contribué à réduire le soutien à Israël dans la jeunesse étudiante et parmi les élites en Europe et aux États-Unis, malgré le succès remporté par les séries israéliennes et les performances technologiques de la start-up nation.
Aux fondements de l’antisionisme actuel
Les liens entre sionisme et antisémitisme doivent être démontrés par des spécialistes en histoire des idées, textes et déclarations à l’appui, car ils sont rarement assumés, sauf dans deux cas : le négationnisme et l’islamisme. Le négationnisme, on le sait, n’est pas seulement une théorie visant à mettre en cause les chiffres de la Shoah établis par les historiens ou encore les méthodes employées (contestation de l’existence des chambres à gaz). Les négationnistes postulent que la Shoah n’a pas eu lieu. La Shoah est une invention, une invention juive ; plus exactement, une invention sioniste. Elle a été inventée de toutes pièces par les sionistes dans le but d’extorquer à l’humanité et aux Nations Unies la création d’un État juif en Palestine au moment même où les sionistes perpétraient un génocide, authentique celui-ci, des Palestiniens. Ces thèses fallacieuses et iniques ont été propagées en France par Robert Faurisson et Roger Garaudy. Celui-ci a fait, au demeurant, la jonction entre négationnisme et islamisme, lequel perçoit le judaïsme et le sionisme comme les deux têtes d’un même mal qu’il faut extirper pour que l’Islam triomphe.
Que signifie dès lors l’antisionisme aujourd’hui ? Pour comprendre sa popularité, il importe de prendre en compte le fondement moral sur lequel il s’appuie : la dépossession palestinienne. Celle-ci s’est effectuée en deux temps. En 1948, la guerre qui lui a été déclarée s’est achevée par l’exode de 750 000 Palestiniens de leur foyer natal (la Nakba, qui en arabe signifie la « catastrophe » ou le « désastre »), dont Israël s’est accommodé et qui a été interprété non plus comme une aubaine due aux circonstances de la guerre, mais comme une épuration ethnique, autrement dit, un projet prémédité par les autorités israéliennes pour réduire autant que possible la population autochtone. En 1967, second temps de la dépossession, à l’issue de la guerre des Six Jours dont il est sorti vainqueur, Israël a étendu son territoire et placé sous sa domination ce qui restait de la Palestine britannique mandataire, à savoir la Cisjordanie et la bande de Gaza. Au mépris du droit international qui interdit le déplacement d’une population du pays vainqueur dans le territoire occupé, les gouvernements israéliens successifs ont multiplié de 1967 à nos jours les colonies de peuplement juif. La coexistence entre un système légal pour les Juifs et un système légal en vigueur pour les Palestiniens a conduit plusieurs ONG, dont Amnesty International, à estimer qu’il y avait là de facto situation d’apartheid. Si pendant des années, la communauté internationale a admis que le retrait israélien devait être conditionné, non par un diktat, mais à une négociation entre les parties et à une démilitarisation d’un futur État palestinien, elle soupçonne Israël de vouloir éterniser l’occupation et de continuer de plus belle à coloniser la Cisjordanie pour rendre impossible tout retrait israélien futur.
Cet antisionisme-là exploite les contradictions internes de la société israélienne et son évolution idéologique vers un annexionnisme rampant et une mise en cause des principes et des pratiques libérales et démocratiques de l’État d’Israël. La vogue de la théorie décoloniale a apporté à cet antisionisme l’appareil conceptuel dont il avait besoin : une division hermétique entre dominants et dominés, entre colonisateurs et colonisés et même entre Blancs et « racisés », les Juifs étant assimilés aux Blancs et les Palestiniens aux « racisés ».
Cependant, en dépit de cette assise morale, l’antisionisme actuel, quand bien même se réclame-t-il de l’antiracisme, des droits humains et du droit international, n’évite guère deux apories : la première est de ne pas faire sciemment la distinction entre une critique légitime du sionisme réel et une mise en cause du droit légitime des Juifs à l’autodétermination. Contrairement aux décennies précédentes durant lesquelles l’appel à détruire l’État d’Israël et à « jeter les Juifs à la mer » fut ouvertement proclamé, à l’exception de l’antisionisme radical d’inspiration islamiste, tel le Hamas, qui ne dissimule rien de la violence extrême de son projet final, l’antisionisme actuel se garde bien de le faire aujourd’hui. Il se pique de proposer comme solution au conflit un État binational, alors même que l’antisionisme avait toujours nié l’existence d’une nation juive jusque-là, puisque telle était l’invention du sionisme ; de surcroît, pour que le rapport démographique bascule en faveur des Palestiniens, le droit au retour des réfugiés palestiniens est maintenu. À long terme, l’antisionisme ne peut concéder aux Juifs qu’un statut de minorité (dans le meilleur des cas) alors que le sionisme n’exclut pas a priori la constitution potentielle de deux États, même si, de fait, les Juifs s’estiment aujourd’hui menacés par un État palestinien à leurs portes tant il serait, tôt ou tard, irrédentiste. La seconde aporie touche à la radicalité du discours antisioniste qui absout toute action violente quelle que soit son ampleur, tels les massacres de masse du 7 octobre qualifiés d’acte de résistance ou, le cas échéant, commis par un mouvement de résistance. En fait, l’antisionisme ne peut qu’aller jusqu’au bout de son nom même. Il ne peut guère envisager de professer un sionisme conditionnel, ce qui serait une forme d’antisionisme légitime : ne reconnaître Israël que du jour où un État palestinien sera établi à ses côtés. Il est poussé par sa dynamique à demander l’impossible et l’intolérable, la disparition d’Israël, en douceur ou par la violence. Mais l’antisionisme ne doit pas être évalué seulement à l’aune de ces objectifs, mais tout aussi bien à l’aune de sa phraséologie.
Les échos d’accusations traditionnelles de l’antisémitisme
Fort de la Nakba et de l’occupation, dont Israël est jugé seul responsable, le discours antisioniste convoque fatalement les images et les métaphores extrêmes : Israël n’est pas un État qui commet des crimes, il est criminel par excellence ; il ne tue pas des enfants involontairement, il est un tueur d’enfants ; il commet un crime permanent contre l’humanité, et lorsque l’hécatombe des victimes civiles atteint à Gaza des milliers de victimes, Israël est accusé de perpétuer un génocide, autrement de faire subir aux Palestiniens ce que les Juifs ont subi eux-mêmes à l’ère nazie, puisque c’est le même mot qui désigne les deux faits. En vérité, cet antisionisme n’a de cesse que de nazifier Israël, par les mots, par l’image et, bien sûr, par les réseaux sociaux qui relaient cette propagande de la haine à l’infini, ce qu’analyse, livre après livre, Pierre-André Taguieff. Comme les pratiques pointées du doigt sont rapportées à une essence, le sionisme, les sionistes ne sont rien moins que des monstres.
C’est par là que l’antisionisme touche à l’antisémitisme : cette incapacité à concéder une humanité quelconque à tout ce qui touche et concerne Israël, les Israéliens et par extension les Juifs. Ce système de pensée sans failles conduit inévitablement à attribuer une influence démesurée à Israël : comme l’antisémitisme l’a dit des Juifs, c’est au tour d’Israël de dominer le monde, les médias ; avec ses lobbys en diaspora, il fait la pluie et le beau temps de l’administration américaine ; les sionistes instrumentalisent la Shoah à des fins politiques. Alors que tout pays en conflit cherche des alliés diplomatiques et des relais dans l’opinion, cette quête d’influence et d’impact est décrite comme un noyautage et une manipulation exercés par des lobbys occultes. C’est par là aussi que l’antisionisme rejoint l’antisémitisme. L’antisionisme est un manichéisme. Si Israël est aussi pervers et monstrueux que l’antisionisme le décrit, si tout ce qui pourrait en montrer une image plus complexe, plus nuancée est exclue, il n’y a pas de place dans l’antisionisme pour un compromis ou une quelconque réconciliation. L’antisionisme est bien l’un des nouveaux visages de l’antisémitisme.
Orientation bibliographique
Sur l’antisionisme juif
Michel Abitbol, Les Deux terres promises : les Juifs de France et le sionisme, 1897-1945, Paris, Olivier Orban, 1989.
Denis Charbit, Qu’est-ce que le sionisme ?, Paris, Albin Michel, 2007.
Ilan Greilsammer, Les Hommes en noir. Essai sur les partis ultra-orthodoxes, Paris, Presses de la FNSP, 1991.
Henri Minczeles, Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif. Paris, Austral, 1995.
Sur l’antisionisme non-juif
Geroges-Elia Sarfati, L’Antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, Berg international, 2003.
Pierre-André Taguieff, Precheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004.
Pierre-André Taguieff, La nouvelle propagande antijuive : du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF, 2010.
Pierre-André Taguieff, Criminaliser les Juifs : le mythe du « meurtre rituel » et ses avatars contemporains (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme), Paris, Hermann, 2020.
Pour citer cet article
Denis Charbit, « Antisionisme », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 mai 2024, https://revue.alarmer.org/notice/antisionisme/
Joseph Reinach,« Sur le sionisme », Journal des débats, 30 mars 1919.
On retiendra le parcours effectué par Raymond Aron : après avoir éprouvé distance et retenue affective, il écrivit, à la veille de la guerre des Six Jours, en 1967, que si l’État d’Israël venait à disparaître, il en perdrait une raison de vivre. Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Plon, 1968.
Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, Paris, Francois Maspero, 1969.
Traditionnellement, ce terme signifie littéralement « prêt à se sacrifier », ou « celui qui se sacrifie pour quelque chose ou quelqu’un ». Depuis les années 1890, les fedayin désignent principalement des groupes de commandos armés agissant au Proche et Moyen-Orient.
Signifiant littéralement « soulèvement », ce terme renvoie à la révolte nationaliste des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, en décembre 1987, puis en 2000.
On ne peut nier que des personnes préconisent l’État binational de bonne foi et sans arrière-pensées. Le test révélateur de leur intention consiste à examiner si le projet est préconisé aux Israéliens comme une recommandation subordonnée à leur consentement, ou bien comme une injonction à laquelle ils n’auraient d’autre choix que de se soumettre.
Des références bibliographiques précises sont disponibles dans la bibliographie proposée à la fin de l’article.